Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Guide de la protection judiciaire de l'enfant

Le "Guide de la protection judiciaire de l'enfant" est en téléchargement libre.

Pour l'obtenir cliquez ici.

Paroles de juges sur Facebook

Sur Facebook, les articles, et d'autres choses en plus.

C'est ici.

Publié par Parolesdejuges

Cet article a été mis en ligne le 27 janvier 2024

Il a été mis à jour le 31 janvier 2024 (stats. criminalité 2023)

 

Depuis quelques années on n'entend plus que ça.

Tout se résume en une phrase : « il faut faire très attention aux victimes de viol, toujours et tout le temps ».

Les consignes sont de plus en plus nombreuses. Il faut les encourager à s'exprimer, il faut apprendre à les accueillir avec du personnel formé dans les commissariats et les gendarmeries, il faut les accompagner dans toutes leurs démarches, il faut les soutenir à chaque instant, Il faut les écouter attentivement et avec compréhension lors des auditions et audiences.

La victime doit être en permanence au cœur de toutes les préoccupations, y compris celles de la justice lorsque le processus judiciaire est enclenché.

C'est bien.

Il existe depuis 2008 un "juge délégué aux victimes" (textes du code de procédure pénale ici). Ses missions sont définies ainsi : "Le juge délégué aux victimes veille, dans le respect de l'équilibre des droits des parties, à la prise en compte des droits reconnus par la loi aux victimes. (..) le juge délégué aux victimes participe, sous l'autorité du président du tribunal judiciaire et en lien avec le procureur de la République, à l'élaboration et la mise en oeuvre de dispositifs coordonnés d'aide aux victimes sur le ressort du tribunal judiciaire (..) Le juge délégué aux victimes établit un rapport annuel sur l'exercice de ses attributions et le présente oralement à l'assemblée générale des magistrats du siège et du parquet."

C'est formidable.

Des pôles judiciaires spécialisés regroupant tous les magistrats qui participent à un moment ou un autre, au civil et au pénal, à la protection des femmes contre les violences familiales viennent d'être créés (lire ici, textes ici).

C'est fantastique.

Mais ce n'est pas fini. Un décret du 24 janvier 2024 (texte ici) mentionne au titre des attributions du ministre de la justice que celui-ci est : "(..) chargé de coordonner le travail gouvernemental dans le domaine de l'aide aux victimes, mis en œuvre par le délégué interministériel à l'aide aux victimes placé auprès de lui. (..) Il veille à l'adaptation des dispositions permettant d'assurer le respect des droits des personnes victimes, notamment, d'infractions pénales  (...) il veille à l'adaptation (..) du dispositif de suivi et d'accompagnement des victimes et de leurs proches (..) il conçoit et met en œuvre les actions d'information et de soutien aux victimes d'infractions pénales (..) ."

C'est parfait.

Le problème, c'est que dans la réalité concrète quotidienne, c'est un peu différent.

Et le discours de rentrée prononcé en janvier 2024 par la procureure générale à la cour d'appel de Paris est l'occasion d'en faire le constat dans une situation particulière. Qui se rencontre partout en France. Et tout le temps.

Ses propos ont été rapportés dans des médias de la façon suivante (cf. ici) : « Les délais très contraints dans lesquels la loi nous impose de juger les accusés détenus devant la cour criminelle départementale ont entraîné la réduction du temps consacré aux affaires relevant de la cour d’assises classique » a-t-elle déclaré. Résultat ? Le stock de dossiers criminels à juger était de 636 au 31 décembre. « La situation confine désormais au déni de justice » a-t-elle mis en garde ; les dossiers concernant les accusés libres mettent en effet deux à trois ans à être jugés."

C'est cette dernière phrase qui nous intéresse. Explications.

Quand un accusé est renvoyé détenu devant la juridiction criminelle, cour d'assises ou cour criminelle départementale (CCD) (sur ces deux juridictions lire not. ici et les renvois), la loi impose un délai maximal de comparution, en prévoyant un premier délai pouvant être prolongé : 6 mois plus 6 mois devant la cour criminelle départementale ; 1 an plus 6 mois plus 6 mois devant la cour d'assises. Si le délai maximal est dépassé, l'accusé est remis en liberté et comparait libre au procès.

Rappelons que la CCD juge les crimes punis de 15 et 20 ans de prison, et donc tous les viols et la plupart des viols  aggravés.

Mais quand l'accusé est renvoyé devant la juridiction de jugement alors qu'il est libre, il n'existe plus aucun délai de comparution chiffré et contraignant. S'applique alors la seule notion de "délai raisonnable" mentionnée dans l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme (texte intégral ici). Mais qui est très élastique.

Comme cela a été rappelé à l'occasion de plusieurs audiences de rentrée, de nombreuses juridictions criminelles croulent sous les dossiers en attente et sont donc dans une situation ne leur permettant pas d'audiencer les affaires dans les délais mentionnés plus haut. (cf. p.e. ici). Ce qui fait que certaines chambres de l'instruction sont noyées par les demandes de prolongation du délai de détention provisoire, notamment parce que le premier délai de 6 mois à la CCD ne peut pas être tenu.

Et comme les semaines n'auront jamais plus de cinq jours et donc que le temps disponible n'est pas extensible, les juridictions doivent faire des choix faute de pouvoir audiencer rapidement tous les dossiers en attente. Et c'est là qu'apparaissent les limites de l'intérêt envers les victimes.

Dans la pratique, les juridictions audiencent en priorité les dossiers criminels avec un accusé détenu. Avec en arrière plan l'idée, justifiée ou non, qu'une remise en liberté après une période de détention cela n'est pas terrible, et qu'il faut l'éviter au maximum.

Mais dans de nombreuses juridictions, les affaires avec des accusés détenus, à elles seules, remplissent tous les espaces d'audiencement disponibles à court et moyen terme. Par voie de conséquence, il n'y a plus de place, ni à court ni à moyen terme, pour les dossiers avec des accusés libres.

Alors ces dossiers deviennent des variables d'ajustement. Les dossiers avec des accusés libres sont mis de côté en attendant qu'apparaisse une place à une future et lointaine audience (sur des cas d'attente très longue lire ici)

Concrètement, comme l'a souligné la procureure générale, là où de nombreux dossiers avec détenus vont être audiencés au mieux une année après leur arrivée au greffe de la juridiction criminelle, les dossiers avec accusés libres vont parfois attendre deux voire trois années après leur arrivée au greffe de la juridiction criminelle avant d'être audiencés. Avec des audiences tenues quatre, cinq ou six années après les faits. Ce qui est une éternité pour les victimes de viol et pour reprendre ses termes aboutit à un déni de justice.

Notons en passant que contrairement aux apparences, sur le long terme cet audiencement différé n'est pas forcément favorable à l'accusé resté en liberté. Certes dans un premier temps il a évité la détention provisoire (ou en a fait un temps puis a été remis en liberté). Mais la mise à exécution différée de la condamnation pénale va retarder le moment où il aura soldé sa dette. Alors que pour celui qui est placé en détention provisoire le délai en prison avant jugement se déduit de la durée de la condamnation.

Mais aujourd'hui c'est la victime de viol qui nous intéresse.

Les victimes disent toutes la même chose à longueur d'année : il y a un avant et un après procès. Si le procès n'efface ni le viol ni ses effets dévastateurs, il reste une étape essentielle dans le parcours de vie de la victime, et cela pour une pluralité de raisons (pour un témoignage cf. ici).

Avant le procès, pour les victimes c'est l'incertitude sur ce qui va s'y passer, comment elles seront questionnées, si elles seront dénigrées, ce que sera la position de l'accusé. En plus, jusqu'au procès, l'absence de décision judiciaire permet à l'auteur du viol et parfois à ses proches de traiter la victime de menteuse, ce qui rajoute de la violence à la violence de l'agression sexuelle initiale.

Au procès certains auteurs reconnaissent ce qu'ils contestaient auparavant, parfois opportunément encouragés par leur avocat. Cela apporte immédiatement un important apaisement aux victimes. D'où la nécessité que cela se produise au plus tôt.

Après le procès la décision judiciaire a été rendue et la condamnation fixe définitivement la réalité. Et quand bien même l'accusé n'a pas reconnu le viol, il n'y a plus de place ni pour les mensonges ni pour le dénigrement de la victime. Il est jugé violeur. Elle est jugée victime. Et la phase judiciaire est  terminée (sauf appel), ce qui permet à la victime de viol de se consacrer enfin au chapitre suivant de son histoire.

Pour toutes ces raisons, plus le procès intervient rapidement, mieux c'est pour la victime, à tous points de vue. A l'inverse, plus le délai d'attente avant jugement est long, plus la souffrance de la victime se poursuit et augmente.

C'est pour cela que décider de différer l'audiencement des dossiers de viol avec accusé libre c'est d'une part contourner le droit de ces victimes à une décision de justice dans un délai raisonnable, mais c'est aussi leur imposer, délibérément, de nouvelles souffrances. Faire de ces dossiers la variable d'ajustement du trafic judiciaire et les mettre systématiquement en dessous de la pile est totalement inacceptable pour les victimes.

Cela est connu du ministère de la justice depuis très longtemps. Mais cette problématique des dossiers avec accusés libres est continuellement absente des discours des ministres successifs. Il ne parlent que des délais de comparution des accusés détenus.

C'est alors qu'apparait l'ampleur du décalage entre les discours de façade sur les victimes qui méritent toutes les attentions, au premier rang desquelles les victimes de viol, et les réalités politiques et judiciaires.

Pour mettre fin à ces dysfonctionnements majeurs, la seule solution envisageable c'est une augmentation considérable du nombre des audiences criminelles partout en France. Mais cela suppose des salles disponibles, ainsi que des magistrats (présidents et assesseurs) et des greffiers en nombre beaucoup plus importants. 

Or actuellement donner plus de moyens aux juridictions criminelles n'est absolument pas une priorité du ministère de la justice. Les recrutements supplémentaires, répartis entre toutes les juridictions françaises et tous les services (civil, social, familial, pénal...), ne seront pas prioritairement affectés au jugement des crimes. Et ne vaudront pas excuse pour les nombreux délais déraisonnables à venir.

En effet, la CEDH précise clairement dans son "Guide sur l'article 6" (document intégral ici), que : "339. Le comportement des autorités compétentes : l’article 6 § 1 astreint les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences (Abdoella c. Pays-Bas, 1992, § 24 ; Dobbertin c. France, 1993, § 44). Ce principe général s’applique même dans le contexte de profondes réformes de la justice et lorsqu’il en résulte des retards compréhensibles (Bara et Kola c. Albanie, 2021, § 94). 340. Si un engorgement passager du rôle n’engage pas la responsabilité des autorités si elles adoptent, avec la promptitude voulue, des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle (Milasi c. Italie, 1987, § 18 ; Baggetta c. Italie,1987, § 23), la surcharge de travail invoquée par les autorités et les diverses mesures prises pour redresser la situation revêtent rarement un poids décisif aux yeux de la Cour (Eckle c. Allemagne, 1982, § 92)."

Autrement dit, le choix politique de se contenter de quelques ponctuelles augmentations des moyens, sans mise en oeuvre d'un plan global visant à supprimer totalement les délais excessifs de procédure, ne peut en aucune façon exonérer de sa responsabilité l'Etat concerné en cas de jugement dans un délai déraisonnable. La CEDH n'est pas dupe.

Ce n'est au mieux que dans de très nombreuses années que le dysfonctionnement qui vient d'être décrit disparaitra. D'autant plus que le nombre des plaintes pour viol est en constante augmentation (+ 10% en 2023, lire not. ici).

Conclusion

Comme depuis des dizaines d'années, les victimes de viol dans les affaires avec accusé libre vont devoir encore patienter longuement avant d'arriver au procès. Parfois pendant des années après la fin d'une instruction déjà bien trop longue. 

Cette problématique des dossiers criminels avec accusés libres est discrètement cachée sous le tapis. C'est une rare mais bonne chose que la procureure générale précitée l'ait mentionné dans son allocution de janvier 2024.

Mais le dire ne changera rien. Le désintérêt d'hier du ministère de la justice pour ces affaires va devenir le désintérêt de demain. Car ces dossiers ne sont pas médiatiquement visibles et cette problématique est inconnue de la plupart des français. C'est même de façon volontairement trompeuse que le ministre de la justice a proclamé que la CCD allait enfin permettre de juger plus vite les affaires de viol. Car elle ne fait juger (un peu, et même pas toujours) plus vite que les affaires de viol avec accusé détenu. Le ministre a pris le plus grand soin de ne jamais parler des dossiers avec accusés libres.

Les victimes de viol dans les affaires avec accusé libre n'intéressent personne.

Elles continueront à souffrir en silence.

Pendant que les professionnels détournent le regard.

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
H
Merci beaucoup pour cet article toujours aussi instructif. Cette problématique des dossiers de viol avec auteur libre n'aura pas réussi à duper tout le monde. Il y a les valeurs affichées et les pratiques réelles.L'actuel ministre de la Justice à propos des CCD pourrait il m'expliquer comment en déshabillant Pierre, il est possible d'habiller Jacques ? Je suis preneuse. L'attente d'un procès est une souffrance pour les victimes de viol et pour les familles des victimes.Ce n'est pas la Justice qui est à blâmer mais bien ceux et celles qui votent les budgets compte tenu des moyens matériels, financiers et humains confidentiels que l'on daigne accorder à cette mission régalienne majeure, s'il fallait le rappeler, qui incombe à l'Etat. Le ministre de la Justice fait actuellement sa grande tournée de promotion de l'amiable. Je suis dubitative.Les victimes de viol devront elles en passer aussi par l'amiable ? Certain(e)s député(e)s sembleraient également séduit(e)s par la Justice dite "restaurative". Je crains que le pire soit encore à venir. Respectueusement.
Répondre