Cour d'assises et cour criminelle : un débat tronqué
Cet article a été mis en ligne le 8 mai 2023. Dernière mise à jour : 15 mai 2023
Nous avons déjà, et dans plusieurs articles (cf ici et les renvois), présenté le projet et l'expérimentation des cours criminelles départementales (CCD). Nous n'y reviendrons pas en détails.
Rappelons seulement qu'alors que depuis très longtemps (cf. biblio. ici) les crimes sont jugés par une cour d'assises composée de magistrats minoritaires (3 en première instance comme en appel), et de jurés majoritaires (6 en première instance et 9 en appel), il a été décidé en 2019 (1) de créer et d'expérimenter dans quelques départements une nouvelle juridiction dénommée cour criminelle départementale.
Compétence a été donnée à la nouvelle cour criminelle pour juger les crimes punis de 15 ou 20 ans de prison (2). De fait il s'agit très majoritairement des viols (15 ans de prison) et des viols aggravés (20 ans de prison), très secondairement des coups mortels (15 ans de prison) et des vols avec arme (20 ans de prison). (3)
Surtout, la création de la cour criminelle s'est accompagnée de l'éviction des jurés. La cour criminelle est composée exclusivement de 5 magistrats professionnels, sans aucun juré.
Après les trois années d'expérimentation de mai 2019 à mai 2022, une prolongation de celle-ci été décidée jusque fin 2022.
Alors que la fin de l'expérimentation devait être accompagnée d'un vaste débat d'abord sur le bilan des années écoulées, ensuite sur les raisons de conserver ou non la cour criminelle, il n'en a rien été. La généralisation a été décidée sans réelle discussion préalable. Et par un ministre de la justice qui, quand il était avocat, avait dénoncé avec virulence un projet de CCD selon lui scandaleux à cause de la mise à la porte inacceptable des jurés (lire ici).
Quoi qu'il en soit, à compter du 1er janvier 2023, les CCD existent dans tous les départements. Cela veut dire que dorénavant et partout en France, les jurés sont exclus dans presque la moitié des affaires criminelles auxquelles ils participaient auparavant.
Et les pour et les contre continuent à mettre en avant leurs arguments.
Mais l'impression, depuis le tout début de l'expérimentation, est celle d'un débat biaisé puis tronqué. Cela rend nécessaire, en complément des précédents articles, de revenir sur quelques points essentiels, de s'arrêter notamment sur les arguments mis en avant pour justifier la création des CCD et de les comparer à la réalité, enfin de tenter un rapide bilan d'ensemble.
Les CCD fonctionnent bien
Alors que dès l'annonce du projet d'expérimentation des CCD de nombreuses critiques de principe ont été émises, le bilan aujourd'hui est net et indiscutable : les CCD fonctionnent très bien.
Après les premières audiences de CCD, même ceux qui étaient opposés, notamment chez les avocats, ont été contraints d'admettre que les affaires ont été traitées devant cette nouvelle juridiction avec la même qualité que devant la cour d'assises. La recherche d'articles critiques longuement et sérieusement argumentés contre le fonctionnement réel des CCD est vaine. Ce qui est très révélateur.
Il n'existait dès le départ aucune raison pour qu'il en soit autrement. Dans la loi, et en dehors de ce qui concerne les jurés, les mêmes règles procédurales s'appliquent à la CCD comme à la cour d'assises, les présidents sont les mêmes, les audiences se déroulent globalement de la même façon. Ni les accusés ni les parties civiles (les victimes) n'ont au cours des audiences de la CCD semblé se plaindre de quoi que ce soit (lire not. ici). De même que leurs avocats. Et les peines prononcées sont plus ou moins les mêmes qu'à la cour d'assises.
Cela conduit à un constat important : la préférence énoncée par certains pour la cour d'assises ne peut pas s'appuyer sur un mauvais fonctionnement de la CCD. Le choix doit dépendre d'autres critères.
Accusés et parties civiles, les oubliés du débat
Ce qui frappe à la lecture des innombrables commentaires pour ou contre la CCD, c'est qu'il n'est jamais question de ce que pensent les premiers intéressés que sont les accusés et les parties civiles. Pourtant, la justice n'est rendue ni pour les professionnels, ni pour les observateurs, ni pour les politiques. Elle est rendue pour les justiciables.
Il faut donc, d'abord et avant toute autre interrogation, se demander si pour les premiers intéressés il existe des inconvénients à comparaître non plus devant une cour d'assises mais devant une CCD.
Il aurait été intéressant que dès le début de l'expérimentation des tiers neutres rencontrent les accusés et les victimes après les audiences CCD, et leur demandent s'ils ont eu le sentiment d'avoir été privés de quoi que ce soit pendant les débats. Mais cela n'a jamais été envisagé.
Mais quand bien même cette démarche n'a pas eu lieu, après plusieurs années d'expérimentation personne n'a trouvé un quelconque inconvénient pour les accusés et les parties civiles à comparaître devant une CCD à la place d'une cour d'assises. A la cour d'assises ou à la CCD, les mêmes personnes peuvent être citées par les accusés et les parties civiles (4), le dossier est analysé de la même façon, les intéressés peuvent dire tout ce qu'ils veulent, verser des documents etc...
Enfin, si une peine est considérée comme adaptée à l'affaire et acceptée par les intéressés devant la cour d'assises, elle ne leur semblera pas inadaptée parce qu'elle est prononcée par une CCD.
Cela conduit à un autre constat identique au précédent : l'éventuelle préférence pour la cour d'assises ne peut pas s'appuyer sur l'existence d'un fonctionnement judiciaire manifestement défavorable aux accusés et aux parties civiles devant la CCD.
L'erreur d'analyse sur le dossier en délibéré et la réduction du contradictoire à la CCD
Il a parfois été avancé que la place du contradictoire est réduite devant la CCD car le dossier peut être emporté en délibéré. Mais cela est juridiquement inexact.
En effet, s'il est bien écrit dans le nouvel article 380-19 du code de procédure pénale (texte ici) que la CCD délibère en étant en possession de l'entier dossier, ce qui n'a pas d'équivalent pour la cour d'assises, cela n'est pas de nature à réduire la portée du principe fondamental qu'est le contradictoire et qui est mentionné dès la première phrase de l'article préliminaire de ce même code (texte ici). Autrement dit, la CCD n'a pas le droit, pendant le délibéré, de piocher dans le dossier et de prendre en compte un élément qui n'a pas été préalablement débattu à l'audience. Ce qui fait que cette nouvelle disposition, dont on ne comprend pas bien l'intérêt, ne change rien au cadre juridique déjà applicable, et que le principe du contradictoire n'est nullement réduit devant la CCD.
Cour d'assises ou CCD, des modalités de vote incohérentes
Pour qu'un accusé de crime soit déclaré coupable, il faut que 7 personnes (sur 12) décident en ce sens à la cour d'assises de première instance (cf. plus loin). Mais il n'en faut que 3 (sur 5) à la CCD.
A la cour d'assises, toute peine autre que le maximum prévu par la loi (de fait le nombre d'années de prison) est décidée à la majorité des membres qui la composent (sur les modalités concrètes et sous réserve de ce qui est commenté plus loin lire ici). En première instance la cour d'assises est composée de 9 personnes et il faut donc qu'au moins 5 personnes choisissent la même peine pour qu'elle soit retenue. En appel il faut qu'il y ait au moins 7 bulletins sur 12 sur une même peine.
Mais pour que soit prononcée la peine maximale, la loi prévoit une majorité renforcée. Il faut alors à la cour d'assises 7 votes au moins en ce sens en première instance (cf. plus loin), et 8 en appel.
Mais devant la CCD composée de 5 magistrats, n'importe quelle peine est choisie à la même majorité de 3 sur 5. Il n'y a pas de majorité augmentée pour la peine maximale.
Cela fait apparaître ceci :
- Du fait de la nature criminelle des faits et des peines encourues, on estime à la cour d'assises qu'il faut un grand nombre de personnes convaincues (sept) avant de déclarer un accusé coupable d'un crime, alors qu'il n'en faut que 3 à la CCD quand bien même il s'agit toujours de crimes donc de faits très graves.
- Il faut 7 votes à la cour d'assises pour condamner un accusé à 30 ans de prison (si c'est la peine maximale), mais seulement 3 à la CCD pour le condamner à 20 ans de prison (même peine maximale),
- Il faut 5 votes à la cour d'assises pour condamner un accusé à 15 ans de prison, et 3 votes à la CCD pour le condamner à la même peine de 15 ans de prison.
- Des auteurs de crime punis de 20 ans de prison peuvent se retrouver devant la cour d'assises. En effet, en cas d'infraction commise à plusieurs, il suffit que l'un d'entre eux soit en situation de récidive légale pour que l'affaire ne puisse plus être traitée par une CCD et soit orienté vers la cour d'assises. Dès lors, pour les non récidivistes qui continuent à risquer jusque 20 ans de prison, il faudra à la cour d'assises 7 voix pour les condamner à ce maximum de 20 ans de prison quand devant la CCD il en aurait fallu seulement 3.
Se pose alors la question de la justification de cette inégalité de traitement entre accusés de crimes. Et plus largement celle de la cohérence de l'ensemble.
Au-delà, si on estime qu'un petit nombre de magistrats (3) suffit pour déclarer un accusé coupable de crime et pour le condamner jusque la peine maximale, cela s'explique-t-il par le fait que les magistrats sont considérés comme fiables et par voie de conséquence qu'il n'est pas nécessaire qu'ils soient plus nombreux ?
Le mensonge initial et persistant sur la fin de la correctionnalisation
Le sens et les enjeux de la "correctionnalisation" ont déjà été présentés sur ce blog (lire ici).
Rappelons seulement que le mécanisme est le suivant : quand une victime d'agression sexuelle dénonce des attouchements sexuels mais aussi un acte de pénétration (c'est la pénétration qui définit principalement le viol - texte ici), au moment de l'orientation du dossier vers une juridiction de jugement cet acte de pénétration est artificiellement écarté du débat, et seuls les attouchements sont juridiquement poursuivis. Par voie de conséquence, alors que le crime découlant de la pénétration relève de la juridiction criminelle, le dossier est, sauf opposition de la partie civile, renvoyé devant le tribunal correctionnel. La peine maximale est celle des attouchements et non celle du viol. Et le viol n'apparait pas sur le casier judiciaire.
Pour justifier la création puis la généralisation des CCD, le ministère de la justice a mis en avant comme argument essentiel la fin des correctionnalisations, en les proclamant injustes.
Mais tel n'est pas du tout ce qui se produit sur le terrain : les procureurs interrogés ont indiqué n'avoir reçu aucune consigne du ministère de la justice de s'opposer fermement et systématiquement à toute forme de correctionnalisation, les magistrats qui siègent aux audiences correctionnelles confirment que dans certaines juridictions le mécanisme de correctionnalisation est encore utilisé, des dossiers criminels très récents comportent encore des échanges entre les juges d'instruction et les parties sur un éventuelle correctionnalisation, enfin le nombre des dossiers de viol ne s'est pas mis à augmenter comme il aurait dû l'être rapidement s'il avait été réellement mis fin aux trop nombreuses correctionnalisations.
Au demeurant, pour lutter plus efficacement encore contre la correctionnalisation, il aurait été utile de supprimer du code de procédure pénale toutes les dispositions la permettant (5). Ce que le ministère de la justice n'a jamais envisagé de faire.
Cela montre de façon flagrante que l'argument de suppression de la correctionnalisation mis en avant au moment de la présentation de l'expérimentation des CCD n'était qu'un argument de façade, et que rien n'a jamais été fait pour faire obstacle de façon efficace, totale, et définitive à ce mécanisme pourtant présenté initialement comme inacceptable.
Autrement dit, le maintien et la généralisation des CCD ne peuvent pas être justifiés par la suppression des correctionnalisations, qui n'a pas eu lieu et n'a probablement jamais été réellement souhaitée.
Un gain de temps d'audience réel mais limité à la CCD
Après la promesse de la fin de la correctionnalisation, la CCD a été présentée comme devant permettre un gain de temps d'audience, avec en contrepartie plus de dossiers traités. Mais si ce gain existe, il n'est pas de grande ampleur.
S'agissant des débats, rappelons que leur durée ne peut être réduite devant la CCD que si le ministère public et tous les avocats souhaitent ensemble réduire le nombre des témoins ou des experts.
Ce qui est par contre nettement réduit, c'est le temps du délibéré.
A la cour d'assises, le délibéré est beaucoup plus long (rarement moins de deux heures, très souvent plus) d'abord parce que le président doit tout expliquer aux jurés : le fonctionnement du délibéré, la mécanique des votes, la formulation et le sens des questions. Il doit leur expliquer des notions juridiques parfois complexes. Et il doit répondre à leurs toujours innombrables questions sur les peines et leurs modalités d'exécution. Ensuite, parce que permettre à 9 ou 12 personnes de s'exprimer puis de dialoguer sur le fond de l'affaire prend forcément beaucoup de temps. Et puis il y a les nombreux tours de votes avec bulletins.
Toutes ces explications n'étant pas données en CCD, et les décisions étant prises oralement par cinq professionnels, les délibérés de CCD sont la plupart du temps inférieurs à une heure.
En pratique, certains des dossiers qui étaient audiencés devant la cour d'assises sur 3 jours (les dossiers d'agressions sexuelles ne sont jamais les plus longs) ont pu l'être devant la CCD sur 2 jours. Mais les dossiers qui auraient été prévus devant la cour d'assises sur 2 jours n'ont pas été réduits en temps car une seule journée ne peut jamais suffire.
Dès lors sur une année entière et pour une cour d'assises fonctionnant en permanence, le gain est de seulement quelques journées. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas beaucoup non plus.
Ce qui amène à conclure que le gain de temps d'audience, s'il existe, n'est pas un argument majeur en faveur de la CCD.
L'argument en trompe l'oeil d'un audiencement plus rapide à la CCD
Les concepteurs de la CCD ont aussi mis en avant que les nouvelles règles allaient permettre un audiencement plus rapide des affaires (essentiellement de viol). Mais la justification d'un tel système n'est pas évidente, et la réalité de terrain est bien différente.
Dans les nouveaux textes, et uniquement quand l'accusé est détenu, le délai maximal entre renvoi du juge d'instruction et l'audience, qui est de 1 an plus éventuellement deux prolongations de 6 mois (2 ans au total) devant la cour d'assises (texte ici), a été réduit à 6 mois plus une éventuelle prolongation de 6 mois (1 an au total) devant la CCD (texte ici).
Avant même de regarder la réalité de terrain, il faut s'interroger sur ce qui, en théorie, peut justifier que certains crimes soient jugés plus/moins rapidement que d'autres. Il n'est pas facile de démontrer pourquoi une femme victime de tentative de meurtre par son conjoint peut attendre deux fois plus longtemps le procès qu'une femme victime de viol par son conjoint. Ou ce qui justifie de l'autre côté que tel accusé soit fixé sur son sort bien plus tard qu'un autre.
Des justifications à ces différences de traitement judiciaire dans le temps, il n'en existe en réalité aucune.
En plus, cet audiencement plus rapide devant la CCD ne s'applique pas quand l'accusé est libre car dans ce cas la loi ne prévoit aucun délai maximal d'audiencement.
Pourtant il est clairement mentionné dans l'article 6§1 de la convention européenne des droits de l'homme (doc. intégral ici) que toutes les personnes pénalement poursuivies ont droit à ce que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable. Sans que cette règle soit conditionnée par leur détention provisoire.
Dans les juridictions criminelles surchargées, où le temps manque déjà pour audiencer suffisamment rapidement les dossiers avec des accusés détenus, les dossiers avec des accusés libres servent de variable d'ajustement, et ne sont audiencés qu'en dernier, quand il y a un peu de place. Et bien trop souvent dans des délais inacceptables.
Ce qui se produit à la CCD comme cela se produisait déjà à la cour d'assises.
Ceci parce que les juridictions, faute de moyens suffisants, se retrouvent en permanence face à un choix cornélien : audiencer tardivement un dossier avec accusé libre pour laisser la place à un dossier avec détenu, ou audiencer dans un délai raisonnable le dossier avec accusé libre mais pour cela retarder l'audiencement d'un dossier avec accusé détenu entraînant le risque d'une remise en liberté de ce dernier parce que sa durée de détention provisoire devient excessive.
Mais personne ne parle jamais de ces dossiers avec accusés libres dont le traitement judiciaire est parfois inadmissible.
En plus, chacun sait que pour les victimes de viol la longueur du processus judiciaire est un obstacle majeur à la reconstruction (lire ici), et que seul le procès permet de commencer à tourner la page. Il est donc inacceptable que dans le choix des délais d'audiencement seul le statut de l'accusé - détenu ou non - soit le critère déterminant et que les victimes ne soient aucunement prises en compte. Ceci contrairement au discours de façade sur l'attention à apporter à tout moment à ces victimes. Quand l'accusé est libre, la victime n'intéresse plus personne.
Cette réalité judiciaire est donc très injustice pour certains victimes de viol. Et cela tout autant à la CCD.
Et fait que le bilan global des CCD n'est pas aussi intéressant qu'il est prétendu en termes de délais d'audiencement puisqu'il y a, dans la réalité de terrain, autant de perdants (dans les dossiers avec accusés libres) que de gagnants (dans les dossiers avec accusés détenus). Et donc dans la globalité un résultat nul.
Mais c'est encore un peu plus compliqué que cela.
A la CCD l'impossible audiencement de tous les dossiers avec détenus dans le délai de 6 mois
Dans de nombreuses juridictions, le programme des sessions criminelles (assises, et CCD là où elle a été expérimentée) est arrêté plus de 6 mois avant leur date. La mécanique de la justice criminelle impose d'anticiper les rôles autant que possible. Ce qui fait que quand arrive un nouveau dossier relevant de la CCD avec un accusé détenu, toutes les sessions des (au moins) six prochains mois sont pleines. Dès lors le nouveau premier délai de 6 mois ne peut pas être respecté. D'où des saisines très nombreuses des chambres de l'instruction en prolongation de détention.
Cela déclenche une charge supplémentaire parfois très importante pour ces chambres de l'instruction, puisque ces saisines n'avaient lieu que bien plus rarement quand le délai d'audiencement des dossiers de viol avec détenus était encore d'une année. Cette surcharge importante n'a été ni repérée ni prise en compte par le ministère de la justice.
C'est bien pour cela que début 2023, dans de nombreux départements mettant en place les CCD, il a été décidé de ne pas basculer vers la CCD les accusés (de viols essentiellement) renvoyés d'abord devant la cour d'assises (6). Ceci notamment faute de pouvoir respecter ces 6 mois.
En plus, dans les grosses juridictions où il y a parfois un stock total de dossiers en attente correspondant à au moins une année de sessions, si de la place est faite plus tôt pour les dossiers CCD avec détenus, cette place ne sera plus disponible pour les dossiers d'assises avec détenus. Ce sont alors ces dossiers qui devront aller devant la chambre de l'instruction pour d'éventuelles prolongation de détention faute d'audiencement dans les un an.
Ce qui fait apparaître une nouvelle fois, outre de fréquentes impossibilité de respecter le sens de la nouvelle loi, que s'il y a quelques gagnants il y a autant de perdants. Et au final aucune amélioration du processus judiciaire criminel dans son ensemble.
Plus de magistrats intervenant, le piège de la CCD
Alors que la cour d'assises comporte 3 magistrats, la CCD en comporte 5 (texte ici)
Les magistrats qui siègent à côté du président sont pour la plupart encore en fonction, presque toujours dans un service du tribunal judiciaire (7). Ce sont donc des magistrats qui délaissent provisoirement leur service, ce qui fait que pendant qu'ils siègent à la cour d'assises ou à la CCD ils ne traitent plus leurs dossiers et ne tiennent plus leurs audiences. Et comme pendant ce temps là leurs collègues ne font pas leur travail à leur place, c'est pour chacun d'entre eux une charge supplémentaire. Et autant de retards pour les justiciables.
Passer de 3 magistrats à la cour d'assises à 5 à la CCD, et donc dans presque la moitié des dossiers criminels, c'est sur tout le territoire augmenter considérablement la charge de travail de la collectivité judiciaire. Qui n'a pas actuellement les moyens pour l'absorber sans dommages (lire par ex. ici).
Ce que le ministre de la justice a choisi d'ignorer totalement au moment de la généralisation à tout le pays de la CCD. Alors que cette généralisation aurait pu être différée dans l'attente de l'augmentation significative du nombre de magistrats en poste.
Une fois de plus le ministère de la justice est apparu déconnecté de la réalité de terrain, et, s'il ne l'était pas complètement, indifférent aux lourdes difficultés engendrées par la réforme.
Des économies plutôt que les jurés, un argument non convaincant
Pour tenter une nouvelle fois de justifier sa volte-face sur l'importance de la présence des jurés, le ministre de la justice a affirmé qu'une session de CCD coûte moins cher qu'une session de cour d'assises puisqu'à la CCD il n'y a plus à indemniser les jurés. Ce qui est factuellement exact, la dépense étant divisée au moins par deux devant la CCD.
Mais l'argumentaire n'est pas complètement convaincant.
En effet, si gérer la justice comme une entreprise commerciale, privilégier la rentabilité, et par voie de conséquence faire des économies est devenu la priorité, et puisque la CCD coute bien moins cher que la cour d'assises, alors pourquoi conserver une cour d'assises et dépenser trop d'argent pour l'autre moitié des procès et les milliers de jurés qui y participent ? Autrement dit, pourquoi ne pas supprimer totalement la cour d'assises et ne garder que la CCD, pour doubler les économies réalisées ? Rien n'a été dit à ce sujet.
Mais la question doit aussi être posée à l'envers : l'intérêt de la présence des citoyens dans la justice criminelle justifie-t-il un effort financier ? Nous y reviendrons plus loin.
L'incompréhensible exclusion des mineurs de la CCD
La CCD n'est compétente que pour juger les majeurs (texte ici) auteurs d'un crime puni de 15 ou 20 ans de prison. Les mineurs (au moment des faits) ne peuvent comparaître que devant la cour d'assises.
Personne n'a compris cette exclusion des mineurs de la CCD.
En effet les deux juges des enfants qui doivent obligatoirement siéger à la cour d'assises dans les affaires de mineurs peuvent de la même façon être assesseurs devant la CCD. Avec éventuellement deux autres magistrats non spécialisés.
Par ailleurs et surtout, si certains accusés doivent être jugés en priorité, plus rapidement que les autres, ce sont bien les mineurs (devenus de jeunes majeurs au moment de l'audience) . Mais dans le cadre juridique actuel les mineurs détenus ne bénéficient pas des délais de jugement raccourcis de la CCD. En pratique, un majeur détenu poursuivi pour viol doit être jugé dans les 6 mois (sauf prolongation de détention) devant la CCD, quand un mineur (au moment des faits) détenu poursuivi pour viol doit l'être dans les 1 an (sauf prolongation) devant la cour d'assises. Ce qui est incompréhensible.
La cour d'assises, la CCD, l'influence, et plus ou moins de droit
Ce qui est aussi en jeu autour des CDD et de la cour d'assises, mais qui n'est quasiment jamais analysé, c'est la capacité d'influencer la juridiction, notamment sur le terrain du droit.
La plupart des jurés n'ont aucune connaissance en matière juridique. Ce qui fait qu'à l'audience on entend de temps en temps les avocats dire en leur présence des choses qui ne sont pas conformes au droit en vigueur. Par exemple sur l'intention homicide ou la légitime défense, deux concepts très encadrés par le droit.
Ce n'est donc pas un hasard si l'un des premiers avocats y ayant plaidé a déclaré que devant la CCD c'est "plus juridique" (lire not. ici). Ce qui impose de se demander à l'envers pourquoi à la cour d'assises c'est "moins juridique". Et surtout ce qui est mieux.
Ce qui devrait être analysé comme un élément favorable à la CCD, puisque l'on est dans un processus judiciaire et que le cadre juridique doit être scrupuleusement respecté par tous et tout le temps (8), est souvent vu par les avocats comme un désavantage. Parce qu'ils espèrent obtenir des jurés une prise de distance avec le droit qu'ils savent qu'ils n'obtiendront pas des magistrats.
Quoi qu'il en soit, il y aurait donc dorénavant, selon certains professionnels, deux juridictions criminelles, dont l'une est "plus juridique" que l'autre. Ce qui interroge encore la cohérence de l'ensemble.
Plus largement, c'est la capacité d'influencer la juridiction qui est en jeu. Au-delà même des questions juridiques, les avocat savent que les jurés peuvent avoir de grandes difficultés à appréhender les dossiers parfois factuellement complexes, et à se faire une opinion dans un sens ou dans un autre. Dans leur esprit, cela augmente la possibilité de faire échapper l'accusé à la condamnation.
Enfin, il arrive que des jurés aient peur dans des affaires impliquant des accusés particulièrement dangereux, dont des proches, appelés parfois dans un but stratégique, sont ostensiblement installés dans la salle, et que cela ait des conséquences sur leurs votes au moment du délibéré.
Tout ceci correspond à la réalité, et fait de la cour d'assises une juridiction instable. Ce qui n'est pas un argument en sa faveur.
La cour d'assises, la CCD, et plus ou moins de théâtre
L'autre commentaire immédiatement fait sur la cour criminelle par des intervenants ou des observateurs est que c'est "moins théâtral".
On retombe alors sur une problématique proche de la précédente.
Car cette théâtralisation à la cour d'assises n'est certainement pas utilisée pour favoriser une approche objective de la réalité du dossier. Elle a au contraire pour unique raison d'être la volonté de dérouter les jurés et de les distraire du fond des affaires, pour brouiller leurs capacités de compréhension et d'analyse.
Pour le dire autrement, si la théâtralisation était inhérente à toutes les affaires criminelles, alors on la retrouverait aussi devant la CCD qui récupère les anciens dossiers d'assises. Or comme elle n'est présente que devant les jurés, cela signifie que c'est cette présence des non-professionnels qui la déclenche.
Et quand les avocats en défense utilisent la théâtralisation, c'est toujours parce qu'ils pensent que cela est dans l'intérêt de leur client. Et l'intérêt de leur client c'est uniquement d'obtenir une décision favorable.
Le fait que ce parasitage des débats par une théâtralisation stratégique n'existe pas devant la CCD est un argument en faveur de celle-ci.
Des jurés formidables.. enfin.. pas vraiment
Les défenseurs de la cour d'assises présentent souvent sa composition comme le modèle idéal de justice pénale, principalement grâce à la présence de jurés non professionnels qui, répètent-ils en boucle, apportent un regard extérieur, neuf, et salutaire. Présenté ainsi, cela parait formidable.
La difficulté, c'est que ce discours n'est pas toujours suivi par les actes.
Une décision sur trois des cours d'assises est frappée d'appel (lire ici pour 2021), ce qui est une proportion effarante. En tous cas cela montre que très souvent il est considéré que les jurés pourtant formidables ont rendu une très mauvaise décision.
Certains avocats sont allés jusqu'à solliciter le président de la République pour qu'il intervienne afin de réduire la sanction prononcée de façon identique par deux cours d'assises successives (lire not. ici). Parce que, disaient ces avocats, les décisions rendues par des jurés qui n'avaient évidemment rien compris étaient scandaleuses.
Au-delà, les décisions prises par les cour d'assises sont régulièrement publiquement dénoncées comme aberrantes quand ce n'est honteuses (par ex. ici).
Cela suffit pour montrer à quel point le discours de façade sur la cour d'assises juridiction parfaite grâce à des jurés formidables est hypocrite.
Dès que la décision ne plait pas, les discours flatteurs disparaissent. Et les jurés formidables ont alors droit au mépris publiquement exprimé par ceux qui la veille les encensaient.
Une possibilité dorénavant plus forte d'échapper à la sanction devant la cour d'assises
Comme cela a déjà été expliqué (lire ici), le ministre de la justice, ancien avocat d'assises, a souhaité aider les criminels à échapper à la sanction.
Pour obtenir cela, il a décidé de modifier dans la loi, sans demande de quiconque, le nombre de voix nécessaires pour condamner un accusé en première instance, en le faisant passer de 6 sur 9 à 7 sur 9 . Avant sa réforme et depuis longtemps, si sur les 9 bulletins (3 juges et 6 jurés) il y avait 6 oui et 3 non, l'accusé d'un crime était jugé coupable et condamné. Aujourd'hui avec un même vote de 6 sur 9 il échappe à la condamnation et repart libre le soir de l'audience.
On comprend mieux pourquoi certains avocats sont encore plus attachés à la cour d'assises depuis ce coup de pouce du ministre aux accusés qui ont commis les faits les plus graves (punis de 30 aux de prison ou de la réclusion criminelle à perpétuité) (9).
De fait, les présidents d'assises ont déjà vu apparaître les premières de ces situations. Et assisté à une certaine perplexité chez les jurés.
Mais bien sûr, ce nouvel attrait pour la cour d'assises ne sera jamais reconnu publiquement par personne.
Et les jurés dans tout cela ?
Au moment de faire le bilan des CCD, impliquant leur comparaison avec la cour d'assises, le ministre de la justice a fait en sorte que l'une des questions essentielles ne soit pas posée : "Est-il encore intéressant et important en 2023 que les citoyens découvrent la justice criminelle, assistent à des procès, et participent à la prise de décision ?".
Le ministre aurait pu commander un sondage de grande ampleur auprès des français afin qu'ils donnent leur avis sur leur participation à la justice criminelle. Et tenir compte de leur réponse avant de décider de généraliser, ou non, leur exclusion dans la moitié des procès.
Mais non. Le choix a été fait de ne surtout pas demander leur avis aux français qui n'ont donc pas eu leur mot à dire sur leur éviction. Il fallait pour agir ainsi avoir peur de leur réponse. Qu'aurait fait le ministre si une très forte majorité des français avait déclaré vouloir continuer à siéger, et aussi souvent que possible ?
En plus, il n'y a aucun lien entre le bilan des CCD et l'intérêt de la présence des citoyens dans le jugement les affaires criminelles. Autrement dit, que les CCD fonctionnent bien ou mal, cela ne renseigne en rien sur l'intérêt de la présence des jurés dans les affaires criminelles.
Par ailleurs, quitte à exclure les français de certains procès, il aurait été utile de s'interroger sur les procès dans lesquels leur présence est la plus opportune, et ceux dans lesquels elle l'est moins.
Or nous sommes à une époque où les agressions sexuelles contre les femmes sont en permanence au coeur des débats de société. Ce qui incite à penser qu'il est particulièrement utile que les français devenus jurés découvrent les tenants et les aboutissants des affaires de viol. Bien plus que les affaires de violences mortelles.
Auparavant, quand ils siégeaient dans les affaires de viol, et notamment en entendant les longs témoignages des femmes victimes, les jurés découvraient toujours avec beaucoup d'intérêt les mécanismes d'emprise, de peur, de dissociation, les difficultés de dénoncer, les effets à moyen et long terme des viols, puis ils analysaient les profils des agresseurs sexuels de tous âges et de tous milieux. Dorénavant il ne sauront rien des crimes dont on parle pourtant le plus.
Mais ici encore, l'intérêt des jurés n'a aucunement été pris en compte par le ministère de la justice.
Plus largement, ce qui apparaît de façon nette autour de cette problématique ce sont les contradictions dans les discours politique sur la place des citoyens dans l'espace public. Plutôt que de créer des conventions citoyennes provisoires et volatiles, dont toutes les propositions ne sont pas reprises, pourquoi ne pas laisser les citoyens participer au maximum à ce qui les concerne au premier chef, la justice de leur pays ?
Au ministère de la justice, comme au Parlement, les jurés n'intéressent plus grand monde.
Conclusion générale
Des arguments fallacieux, des promesses non tenues, une justice criminelle à deux vitesses, des délais irréalistes, des chambres de l'instruction envahies de demandes de prolongation de détention, une répartition des contentieux non convaincante, des jurés mis à la porte dans la moitié des affaires sans leur demander leur avis, voilà ce dont nous sommes témoins en ce moment.
Le débat autour des CCD et des cours d'assises a été volontairement biaisé et tronqué dès le départ, dans le seul but de faire obstacle à la prise en compte de tous les paramètres.
Mais le problème principal n'est peut-être pas là où tous les regards se dirigent. Car CCD ou cour d'assises, les affaires criminelles vont continuer à être traitées, malgré ce qui a été décrit plus haut.
Le très important risque de dommages est dans l'augmentation du nombre de voix pour condamner un accusé en première instance à la cour d'assises. Grâce au ministre de la justice et au Parlement, des auteurs dangereux de meurtre ou d'assassinat, parfois assortis de séquestration ou d'acte de torture ou de barbarie, vont échapper à la sanction alors qu'avant la réforme ils auraient été déclarés coupables et condamnés. Certains, se pensant intouchables après la décision de la cour d'assises, vont parfois récidiver après avoir fêté leur remise en liberté.
Le ministre, les intéressés, et leurs avocats vont se réjouir de ces échecs de la justice pénale.
Il n'est pas certain que les citoyens, une fois informés de la réalité judiciaire, soient du même avis.
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1. En 2019 l'idée n'était pas totalement nouvelle (lire ici ; et ici)
2. Les crimes sont les infractions punies de 15 ans, 20 ans, 30 ans de prison, ou de la réclusion à perpétuité. C'est le fait qu'ils soient punis de plus de 10 ans de prison qui en fait des crimes et non des délits.
3. Les affaires de violences mortelles sont peu fréquentes, et il y a de moins en moins de vols avec arme. Les CCD jugent de façon extrêmement majoritaires des affaires de viol.
4. A la CCD comme à la cour d'assises, le ministère public et les avocats peuvent citer autant de témoins et d'experts qu'ils le souhaitent, sans aucune limite ni contrôle.
5. Derrière la première phrase du 4ème alinéa de l'article 469 du code de procédure pénale (texte ici) se cache en pratique une demande du juge d'instruction à la partie civile si elle accepte ou non la correctionnalisation. Si elle accepte, alors le tribunal, même s'il constate que dans les faits poursuivis devant lui il y a un fait criminel, par exemple un acte de pénétration et donc un viol, il ne peut plus se déclarer incompétent comme le prévoit pourtant le premier alinéa de cet article. Même si cela n'est pas écrit dans le code, "la correctionnalisation ne réussit qu'avec le consentement implicite de toutes les parties et du tribunal" (B. Bouloc, Procédure pénale, 26ème édition, n° 692).
6. Comme dans les départements expérimentateurs, la loi a prévu pour les accusés (surtout de viol) renvoyés avant janvier 2023 devant une cour d'assises la possibilité de les réorienter, avec leur accord, devant la CCD. Cette bascule n'est pas obligatoire.
7. Peuvent siéger à la CCD des magistrats honoraires qui sont des magistrats retraités mais continuant à travailler à temps partiel (textes ici), et les magistrats recrutés à titre temporaire (textes ici). Pourront parfois siéger des avocats retraités remplissant les conditions requises (textes ici). Mais leurs interventions sont quantitativement limitées et ils ne sont pas en nombre suffisants pour faire face dans tous les départements aux besoins nouveaux en magistrats dans les CCD.
8. D'autant plus que les avocats, avec raison, exigent pendant la phase de l'instruction un respect à la virgule près des règles juridiques en vigueur, et n'hésitent pas à multiplier les recours à la moindre entorse à ces règles, et une fois la décision rendue par la juridiction de jugement font encore des recours si la décision ou le processus qui y a conduit enfreint une fois encore une règle juridique. Ce qui fait que l'idée d'une cour d'assises où serait acceptée voire souhaitée une réduction de l'exigence de respect du droit, momentanée, ne peut donc qu'être écartée.
9. Aujourd'hui quand il y a 6 votes en faveur de la condamnation, l'accusé qui était auparavant déclaré coupable et condamné, et qui dorénavant est déclaré non coupable, est en plus indemnisé financièrement pour les années de détention provisoire.. alors qu'auparavant il devait indemniser les victimes...