La grâce, les violences conjugales, et la légitime défense
Cet article a été mis en ligne en janvier 2017. Une actualité très récente incite à le remettre en ligne, les problématiques abordées étant semblables.
Depuis la condamnation par deux cours d'assises successives à dix années de prison d'une femme ayant tué son mari violent, mais en en dehors d'un épisode agressif, suivie des deux grâces présidentielles ayant abouti à sa libération anticipée, un vif débat agite la société, les medias et le monde judiciaire autour de plusieurs problématiques qui sont malheureusement mélangées et traitées sans toujours la distance et la sérénité indispensables.
Essayons, autant que possible, de clarifier les termes de ces débats et de mettre en lumière les enjeux essentiels.
1. La grâce présidentielle
Un article a récemment été remis en ligne sur le sujet de la grâce présidentielle. (cf.ici). Nous n'y reviendrons pas longuement aujourd'hui.
Rappelons seulement les principales critiques qui sont émises contre la grâce présidentielle qui suit une décision judiciaire : Elle est prise par une personne qui n'a pas lu l'entier dossier, n'a pas assisté au procès, n'a ni rencontré ni entendu les protagonistes, qui donc ignore le contenu réel de l'affaire ; la décision n'est pas motivée, ne répond à aucun critère et est donc totalement arbitraire ; elle est prise trop souvent à la demande d'un groupe de pression dont l'objectivité n'est nullement garantie et qui surfe sur une émotion populaire organisée à partir d'un compte-rendu de l'affaire qui n'est pas toujours fidèle à sa réalité ; elle montre un réel mépris pour les juges et plus encore pour les jurés qui, après avoir entendu tous les avis pendant plusieurs journées et étudié tous les aspects d'une affaire, ont au terme d'une réflexion longue et approfondie en délibéré choisi la décision estimée la plus en conformité avec les faits réels.
Dans un environnement juridique moderne, dans lequel les références nationales et internationales essentielles imposent toujours plus de clarté, de transparence, d'objectivité, d'impartialité, et de motivation des décisions, le fait du prince, subjectif et obscur, n'a plus vraiment sa place.
2.La légitime défense
La problématique de la légitime défense a également été abordée plusieurs fois sur ce blog (cf. ici, ici), et notamment dans le cadre des violences conjugales (cf. ici)
L'une des conditions légales de la légitime défense est la concomitance entre l'agression et la défense. C'est l'expression "dans le même temps" du code pénal (texte ici). La violence, pour être éventuellement légitime, ne doit avoir lieu ni avant l'attaque, ni après.
Cela se comprend assez facilement. Avant, c'est l'anticipation d'éventuelles violences sans certitude qu'elles se produiront. Après, c'est uniquement de la vengeance privée.
Au demeurant, si les mots ont encore un sens, on ne peut pas prétendre se défendre quand il n'y a pas encore ou quand il n'y a plus d'agression. On ne se "défend" pas contre le vide.
Par ailleurs, dans un Etat de droit, les juridictions, qu'elles soient constituées uniquement de magistrats professionnels ou comportent des personnes extérieures, tels les jurés à la cour d'assises, ont pour première obligation de faire respecter les dispositions légales. Que les lois aient, ou non, l'approbation des membres de ces juridictions. Autoriser les juges à prendre de la distance avec la loi, et les inciter à faire plutôt prévaloir leurs avis personnels ou à satisfaire les souhaits des groupes de pression, serait ouvrir grand la porte à l'arbitraire et aux décisions les plus imprévisibles et les plus aberrantes.
Il en va ainsi des textes sur la légitime défense. Le Parlement peut les modifier. Les juges, professionnels ou non, doivent les respecter.
Dans l'affaire qui fait l'objet d'une importante polémique actuelle, il semble acquis que les coups de feu sur le mari ont été tirés de l'arrière, en direction de son dos, alors que celui-ci était assis à une table. Si cela est exact, ces coups de feu n'ont pas été tirés "en même temps" qu'une agression. Dès lors, juridiquement, la légitime défense ne pouvait pas être retenue.
Mais il faut aller plus loin dans la réflexion sur le verdict deux fois prononcé par les cours d'assises successives (10 ans de prison).
A la cour d'assises, le fait d'écarter la légitime défense, si cela impose une déclaration de culpabilité de l'auteur des violences, n'a pas d'impact sur la liberté d'appréciation de la sanction.
Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, sans doute parfois avec une dose de mauvaise foi, la cour d'assises prend toujours en compte les circonstances particulières qui entourent un crime, de même que la personnalité des protagonistes qui font toujours l'objet d'investigations approfondies. C'est ce que l'on appelle l'individualisation des peines, principe inscrit dans notre droit, qui invite à tenir compte, notamment, des "circonstances de l'infraction" (texte ici). La cour d'assises peut même décider de prendre en compte des circonstances atténuantes qui n'ont été invoquées par personne et notamment par les avocats en défense.
La cour d'assises peut toujours, si elle l'estime justifié, prononcer contre l'auteur d'un crime une peine de prison très réduite (le minimum est de 2 ans de prison quand la prison à perpétuité est encourue et de 1 an dans les autres cas - texte ici).
Et si la peine finalement prononcée est au maximum de deux années de prison, elle est immédiatement aménageable par le juge d'application des peines. Ce qui a pour conséquence que le séjour en prison de l'accusé, quand bien même il a commis un crime très sévèrement puni par la loi, peut être concrètement de très courte durée si telle est la décision des magistrats et des jurés.
Enfin, quel que soit le crime jugé, la peine peut aussi, si elle est égale ou inférieure à 5 années de prison, faire l'objet d'un sursis total ou partiel. Si le sursis est total l'accusé(e) n'est pas envoyé en prison à l'issue du procès.
Dans l'affaire qui nous intéresse, les deux cours d'assises successives qui se sont penchées sur le cas de cette femme qui a tué son mari, après avoir entendu pendant les débats, le réquisitoire et les plaidoiries des avocats de la défense, tous les arguments en faveur de l'accusée, et notamment l'historique des violences du mari, et débattu de tout cela pendant les deux délibérés, ont toutes deux estimé que l'ensemble des éléments portés à leur connaissance ne justifiait pas une peine très faible (1).
Autrement dit, aucune des deux cours d'assises n'a retenu la version présentée dans les medias d'une femme régulièrement battue qui n'avait d'autre choix que de commettre le meurtre qui lui était reproché.
Cette double et semblable appréciation interdit plus largement de donner du crédit à l'affirmation selon laquelle les deux décisions rendues sont aberrantes comme en décalage avec la réalité factuelle (cf aussi ici, ici). Une cour d'assises peut éventuellement se tromper d'analyse. Que deux cours d'assises successives commettent la même erreur dans le même dossier est bien plus difficile à concevoir.
En tous cas, soutenir l'existence d'une double aberration judiciaire, c'est faire preuve d'un profond mépris envers les magistrats et plus encore les jurés qui ont siégé. Jurés qui, comme peuvent en témoigner les présidents des cours d'assises, mettent beaucoup de sérieux à analyser objectivement tous les arguments présentés par les uns et les autres pendant les débats. Qui n'ont aucune raison de privilégiée une thèse plutôt qu'une autre. Et qui sont en général, comme citoyens, très sensibles à la situation des personnes violentées.
Il faut enfin avoir en tête ceci : En présence d'une défense d'une femme contre des violences actuelles, la légitime défense est toujours retenue de façon favorable à celle-ci. La proportionnalité de la réponse par rapport à l'attaque, prévue par le texte, ne va pas jusqu'à imposer une identité d'action. Autrement dit, et par exemple, il peut être parfois accepté qu'une femme qui reçoit des coups de poings, et qui n'a aucune capacité physique pour s'en protéger, use un couteau ou une arme à feu pour mettre un terme aux violences exercées contre elle.
La légitime défense n'est pas appréciée de façon purement juridique. Magistrats et jurés intègrent évidemment les paramètres de la réalité humaine.
3. La protection des femmes battues
Aujourd'hui, les femmes agressées par un compagnon disposent d'une pluralité de moyens pour voir garantir leur sécurité. (cf. not. ici).
Outre l'aide des proches, les femmes en situation dangereuses peuvent jour et nuit faire appel aux services de police ou de gendarmerie, au SAMU, demander un hébergement d'urgence à un service spécialisé, contacter une association d'aide aux victimes (cf. not ici), y compris à travers un numéro d'appel d'urgence disponible à tout moment.
Une fois une plainte déposée et une procédure judiciaire ouverte, le compagnon agressif peut éventuellement être placé sous contrôle judiciaire avec des obligations telles que rester à distance de la plaignante. Tout non respect d'une obligation le conduit aussitôt en prison.
Depuis une loi du 9 juillet 2010 (texte ici) les femmes en danger peuvent aussi demander au juge aux affaires familiales une "ordonnance de protection" (textes du code civil ici). Ces dispositions ont été complétées par une loi du 4 août 2014 (texte ici - circulaire d'application ici).
Depuis 2009, est expérimentée dans quelques départements la possibilité de fournir à des femmes ayant quitté leur compagnon mais étant encore en situation à risque un "téléphone grand danger" (cf. ici et ici), qui par l'appui d'une touche unique, permet de joindre les services de secours. L'expérimentation a été suivie de l'inscription de cette option dans notre législation (texte ici).
La conséquence de la multiplication progressive des services susceptibles de venir en aide et d'assurer la protection des femmes violentées est qu'il est de plus en plus difficile pour elles de soutenir qu'elles n'avaient aucun autre moyen à leur disposition pour s'opposer à la violence de leur compagnon que de l'agresser voire de le tuer pendant un moment de répit.
Il n'en reste pas moins que dans certains environnements les démarches peuvent être très difficiles à effectuer.
4. Les violences conjugales et la légitime défense décalée
Quelques voix se sont rapidement élevées pour dénoncer les règles actuelles de la légitime défense et pour suggérer l'introduction dans notre droit d'une nouvelle catégorie de légitime défense, préventive ou punitive. Il s'agirait d'excuser légalement, et donc de ne pas sanctionner (la légitime défense est dans le code pénal une des "causes d'irresponsabilité" - textes ici), la personne qui en tue une autre parce que, avant, elle a été elle-même agressée, ou parce qu'elle craint de l'être de nouveau à l'avenir.
Le critère de concomitance avec une agression subie serait donc supprimé. La mort pourrait être volontairement donnée par une personne qui, au moment ou elle tue, s'en prend à une personne passive qui ne représente aucun danger à cet instant. Une femme serait dans ce nouveau cadre juridique autorisée à tuer un homme qui dort sans son lit, qui mange à une table, qui s'occupe de son jardin.
Mais si l'on admet le principe qu'une femme tue son compagnon violent pendant un moment de répit, en décalage avec les violences subies, quelles limites devront être posées ? Il y en aura forcément, mais lesquelles ?
Supposons que l'on considère comme acceptable qu'une femme tue son compagnon dix minutes après des actes de violences sur elle, au motif qu'elle est encore totalement sous le choc. Sera-t-il aussi facile d'accepter qu'elle le tue 2 heures, 10 heures, 2 jours, 6 jours après les dernières violences subies ? Quel sera le délai maximal autorisé ?
Et s'agissant des violences subies, lesquelles vont justifier qu'une femme tue son compagnon en dehors d'une nouvelle agression ? Des gifles ? Des coups de poing ? Des coups de couteau ? Avec des blessures superficielles ? Des blessures graves ?
Et puis après combien de scènes de violences passées sera-t-il légitime qu'une femme tue son compagnon ? Une ? trois ? Dix ? Plus ?
Et depuis combien de temps cette violence devra-t-elle avoir existé pour justifier et excuser le meurtre ? 3 jours ? 2 mois ? 1 ans ? plus ?
Ceux qui souhaitent que la loi exonère une femme qui tue son mari en dehors de toute agression doivent impérativement répondre à toutes ces questions. Ce qu'ils ne seront probablement jamais en mesure de faire de façon convaincante.
Non seulement la voie serait ouverte aux pires excès, mais aller dans ce sens serait tendre un immense piège aux femmes violentées, rendre encore plus inextricable leur situation, leur faire porter le poids d'un risque qu'elles n'ont pas à assumer.
Sans compter, et c'est très important, que le fait de tuer quelqu'un froidement, en dehors d'une agression, quand bien même il s'agit d'un compagnon violent, peut être extrêmement traumatisant pour la femme elle-même.
Conclusion
La problématique des femmes agressées est trop sérieuse et grave pour que l'on se contente d'un échange de slogans ou de quelques solutions lancées hâtivement pour satisfaire des groupes de pression. Ces femmes méritent autrement mieux.
Il n'est pas certain, c'est peu dire, qu'ouvrir la porte à toutes les dérives mentionnées plus haut, inciter ces femmes déjà malmenées à devenir des meurtrières, avec pour elles les conséquences juridiques mais aussi psychologiques que cela comporte, soit leur rendre service.
Sans compter les ravages indirects, au sein des familles elles-mêmes, que pourraient causer ces violences en tous sens.
Les femmes agressées ne doivent être ni manipulées ni instrumentalisées.
Elles doivent être écoutées, soutenues, aidées, accompagnés, protégées. Ceux qui les violentent doivent être mis à l'écart, par tous les moyens prévus par notre législation, et doivent par ailleurs être punis aussi sévèrement que nécessaire.
Mais en même temps les limites doivent être clairement rappelées, y compris à ces femmes.
Le cadre juridique actuel de la légitime défense, conjugué à tous les moyens mis à dispositions des femmes violentées, permet à la fois d'assurer la sécurité de celles qui le demandent et d'éviter des dérives dramatiques pour tous.
Pour toutes ces raisons, il n'existe aucune raison vraiment convaincante de modifier les règles en vigueur.
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1. Notons au passage que quand une peine est annoncée après le délibéré, la mécanique des votes (cf. ici - aujourd'hui les jurés sont 6 en première instance et 9 en appel) est telle que dans la plupart des cas il y a eu des votes pour une peine plus sévère que celle définitivement retenue.