A propos de la grâce présidentielle
L'article qui suit a été mis en ligne en 2011.
Une actualité récente, à travers la grâce présidentielle d'une femme condamnée par deux cours d'assises successives à dix années de prison justifie que l'on se penche de nouveau sur la question de ce qui fonde et justifie, aujourd'hui, la grâce présidentielle.
Sur le droit de grâce dans les autres pays européens : lire ici
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Les medias nous informent que le président de la République vient de refuser la grâce sollicitée par M. Leprince. Cet évènement nous fournit l'occasion de nous arrêter quelques brefs instants sur ce mécanisme juridique déroutant.
On se souvient, nous avions abordé ce sujet ici (lire ici puis ici), que M. Leprince a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en 1997 pour un quadruple meurtre qu'il a contesté avoir commis. Il n'existait pas à cette époque de cour d'assises d'appel.
Affirmant l'existence de faits nouveaux inconnus lors de son procès, M. Leprince a saisi la commission de révision des condamnations pénales qui, le 1er juillet 2010, a retenu l'existence d'éléments suffisamment sérieux pour d'une part saisir la cour de révision et d'autre part ordonner la remise en liberté de M. Leprince. Mais, le 6 avril 2011, la cour de révision a rejeté le recours en révision, d'où un retour de l'intéressé en prison. Son avocat a aussitôt saisi le président de la République pour tenter d'obtenir sa grâce.
Le droit de grâce est inscrit dans l'article 17 de la constitution française (texte ici) en ces termes : "Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel. " Notons que depuis la réforme constitutionnelle de 2008, il ne peut plus y avoir de grâce collective (entre autres les anciennes et bien connues grâces du 14 juillet).
Par ailleurs, le code pénal contient quelques courts articles relatifs à la grâce. Les articles 133-7 et 133-8 (textes ici) prévoient que : "La grâce emporte seulement dispense d'exécuter la peine." "La grâce ne fait pas obstacle au droit, pour la victime, d'obtenir réparation du préjudice causé par l'infraction." Et les articles R 133-1 et R 133-2 (textes ici) précisent que : "Les recours en grâce sont instruits par le ministre de la justice après, le cas échéant, examen préalable par le ou les ministres intéressés." "Le décret de grâce, signé par le Président de la République, est contresigné par le Premier ministre, par le ministre de la justice et, le cas échéant, le ou les ministres ayant procédé à l'examen préalable du recours.".
Ce que le lecteur remarque tout de suite, c'est qu'il n'est nulle part mentionné quelles sont les conditions à réunir pour obtenir une grâce présidentielle. De ce fait, la décision est laissée à l'appréciation totalement discrétionnaire du chef de l'Etat. Elle n'a pas à être motivée, quel qu'en soit le contenu, et elle n'est pas publiée au journal officiel.
Selon les medias, l'avocat de M. Leprince avait mis en avant la "cruauté" de la situation de son client, condamné à une très longue peine, remis en liberté pendant moins d'une année puis ré-incarcéré, ainsi qu'une contradiction incompréhensible entre les diverses formations de la cour de cassation saisies de la demande de révision. Il aurait affirmé à des journalistes que "la grâce est là pour réparer des dysfonctionnements de la justice" (1).
Passons rapidement sur le fait qu'il est surprenant de parler d'incohérences judiciaires. Toute procédure est examinée successivement par des magistrats qui, chacun à leur place, peuvent avoir des avis différents. Si l'on regarde l'appel, la raison d'être de celui-ci est, par définition, de permettre à un justiciable d'obtenir lors du second examen de son affaire une décision différente de la première. Il est donc peu sérieux de prétendre que l'existence de décisions différentes dénote un dysfonctionnement. C'est même le contraire. Ce serait plutôt si tous les magistrats adoptaient successivement la même vision d'un dossier qu'il y aurait à matière à interrogations et à inquiétudes. Parce qu'alors les recours successifs n'auraient plus ni efficacité ni raison d'être.
Mais, pour en revenir au niveau des principes, demandons nous ce qui peut aujourd'hui justifier une grâce, c'est à dire une modification de la dernière décision judiciaire par le président de la République.
Certainement pas un mécontentement par rapport à la décision prononcée. Dans tous les domaines du droit, ceux à qui il est donné tort sont rarement très satisfaits de l'issue du procès. Mais parmi eux il en est forcément un certain nombre qui avaient tort dès le départ. Et ce n'est pas parce que l'insuffisance de leur thèse a été constatée, et que cela les mécontente ce qu'au demeurant l'on peut aisément comprendre, qu'il pourrait être justifié d'utiliser un quelconque correctif de la décision définitive.
Pas non plus l'absence d'examen complet du dossier, dans toutes ses composantes. Chaque justiciable dispose de plusieurs moyens et recours permettant de faire examiner tous les aspects de la problématique. Il peut saisir la juridiction d'appel après la décision de première instance (2), et la juridiction d'appel procède à un nouvel examen des faits et des questions juridiques. Il peut ensuite saisir la cour de cassation pour faire vérifier que toutes les règles juridiques et tous ses droits fondamentaux ont été scrupuleusement respectés. Il peut également engager une procédure de révision en cas d'éléments nouveaux (pour plus de détails lire ici). Il peut saisir la cour européenne des droits de l'homme en cas de violation d'un droit garanti par la convention. Sans compter les QPC qui permettent de faire écarter certaines dispositions légales contraires à la constitution (lire ici).
Il est donc difficile de faire plus et mieux en termes de garanties et de protections des justiciables.
Par ailleurs, le chef de l'Etat n'est nullement tenu de lire l'intégralité du dossier, de prendre connaissance de la façon dont se sont déroulés les procès successifs, ou d'analyser la motivation des décisions judiciaires. Sa propre décision peut se fonder sur d'autres critères que l'affaire en elle-même. Rien ne lui impose de fonder son choix sur une analyse de l'ensemble du processus judiciaire. Dès lors le secret préservé permet toutes les dérives.
De fait, les grâces présidentielles sont la plupart du temps accordées quand se sont créés des groupes de pression très actifs qui ont su se médiatiser leur cause, justifiée ou non. Elle bénéficie rarement, c'est peu dire, aux condamnés anonymes isolés. Ce qui, pour certains commentateurs, fait de la grâce accordée une démarche à visée électoraliste bien plus qu'une réponse à un dysfonctionnement judiciaire.
Il reste donc dans la grâce présidentielle quelque chose de de flou, d'indéterminé, d'arbitraire, de moyenâgeux. Avec un risque permanent de détournement de l'institution, à supposer même qu'il existe quelques repères fiables et stables dans cette institution.
En tous cas, avec l'évolution des cadres juridiques toujours dans le sens de plus de protection des individus, avec la multiplication des recours successivement accordés aux justiciables, avec le développement incessant de l'individualisation des peines, et alors que les exigences de transparence de la justice sont plus fortes que jamais (3), il devient de plus en plus difficile de trouver des raisons convaincantes de conserver un mécanisme discrétionnaire, arbitraire, aboutissant à des décisions non motivées et dépendant du seul bon plaisir du chef de l'Etat.
Surtout après que les magistrats, et tout autant les jurés populaires à la cour d'assises, aient statué à l'issue d'un examen complet, contradictoire et public de l'affaire. Et aient choisi une peine en tenant compte des faits et de la personnalité de la personne poursuivie. Or la grâce présidentielle est une façon indirecte de leur dire que leur décision est aberrante. Mais sans la moindre argumentation. Et avec quelle légitimité ?
Tout ceci impose de poser une nouvelle fois la question : la grâce a-t-elle encore sa place dans notre système judiciaire ?
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1. Le Monde du 26 avril 2011.
2. Comme souligné dans un précédent article c'est ce qui a le plus manqué dans l'affaire Leprince car la cour d'assises d'appel n'a été créée qu'en 2000.
3. cf notamment le débat sur la motivation des décisions de la cour d'assises (voir cette rubrique).