Le moment est venu de changer la définition du viol (suite)
Cet article a été mis en ligne le : 2 octobre 2024
Il a été mis à jour la dernière fois le 14 octobre 2024
Nous avons déjà abordé sur ce blog la nécessité de changer la définition du viol (lire d'abord ici).
Mais la très forte médiatisation ces jours-ci de certains procès pour viol, et surtout les commentaires qui les entourent et qui portent notamment sur la définition juridique du viol, parce qu'ils montrent parfois l'ampleur de la méconnaissance du contenu et du traitement judiciaire des affaires de viol, imposent d'aller plus loin dans les explications.
Le sujet est d'une très haute importance. D'abord du fait du nombre effarant des agressions sexuelles et notamment des viols (1) (lire not. ici). Ensuite à cause des conséquences physiques et surtout psychiques dévastatrices chez les victimes de viol.
Dans le précédent article il a été indiqué que la nouvelle définition du viol, mettant l'accent non pas comme actuellement sur les faits qui démontrent l'existence d'un viol mais sur ce qu'est un viol, à savoir un acte sexuel sans le consentement de la victime, pourrait être : "Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sans consentement sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur, est un viol."
Nous partirons de la situation actuelle, puis nous regarderons ce qui se passerait en cas de modification de la définition juridique du viol dans le sens proposé ci-dessus.
Mais une remarque préalable s'impose
Le droit évolue pour accompagner les changements dans la société
Si les professionnels s'inquiètent, à juste titre, du fait des trop nombreuses réformes des lois (cf. not. ici ; ici ; ici), il n'empêche que l'évolution des connaissances, des mentalités, des comportements, des besoins, ainsi que l'existence et la nature des tensions dans la société à un moment donné, doivent parfois entrainer une évolution de certaines règles juridiques. Les règles choisies à une époque peuvent ne plus être appropriées à une époque suivante. Il en est ainsi, par exemple, des règles concernant les droits des femmes.
Les modifications légales envisagées doivent faire en sorte que les lois soient mieux comprises et plus efficaces. Les lois pénales doivent permettre à chacun de mieux savoir ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, de fixer clairement les obligations et les contours de l'interdit. Ces lois pénales doivent permettre en même temps de sanctionner mais aussi de prévenir les infractions.
Lorsqu'une modification de la loi pénale est envisagée pour certaines formes de délinquance, il faut donc regarder si cette modification serait de nature à apporter une amélioration pour la société dans son ensemble.
Il en va ainsi de la prévention et de la répression des infractions à caractère sexuel, au premier rang desquelles les viols.
A cette occasion, il faut écarter toute position de principe préalable, dans un sens ou dans un autre. Et, plus encore, prendre comme point de départ du raisonnement l'analyse de la réalité, pour éviter les raisonnements hors-sol qui ne s'appuient sur rien de solide.
La charge de la preuve dans les affaires de viol ne changera jamais
L'un des commentaires erronés entendu fréquemment concerne la charge de la preuve, qui serait bouleversée et de façon excessive en cas de modification de la définition juridique du viol. Mais il n'en est rien.
Le mécanisme de charge de la preuve découle du principe de présomption d'innocence. Les deux sont étroitement liés.
En droit pénal, chaque fois qu'une personne est soupçonnée d'avoir commis une infraction, ce n'est jamais à ell de démontrer qu'elle est innocente puis que son innocence est présumée. C'est toujours au ministère public, secondairement à la partie civile (2), de rapporter la preuve de la commission de l'infraction.
Il n'y a pas exception à ce principe dans les affaires de viol. Cela n'a jamais été et ce ne sera jamais à l'accusé de démontrer que la partie civile était consentante. Cela a toujours été et ce sera toujours à l'accusation de démontrer que la partie civile ne l'était pas. Une quelconque modification de la définition d'une infraction, y compris celle du viol, ne changera jamais rien à ce principe fondamental.
C'est pourquoi devant la juridiction criminelle, cour criminelle départementale ou cour d'assises (3), le débat dans les affaires de viol porte et portera toujours sur les éléments recueillis pendant l'instruction puis pendant les débats et qui sont susceptibles de démontrer que l'acte sexuel a été imposé à une personne qui ne le souhaitait pas. Donc à une personne qui n'était pas consentante.
Le contenu des dossiers dans les affaires de viol
Quelle que soit la définition du viol hier et éventuellement demain, il ne suffira jamais qu'une personne en dénonce une autre comme auteur d'un viol pour que cette dernière soit condamnée.
Dès la plainte déposée, les enquêteurs puis le juge d'instruction vont essayer de récolter un maximum d'éléments permettant de savoir si un viol a bien été commis.
Ces éléments qui réunis sont susceptibles de caractériser le viol sont et resteront les mêmes dans tous les dossiers. Citons parmi les plus courants : les circonstances du rapprochement entre les protagonistes, les modalités de la séparation après la relation sexuelle, les circonstances du dépôt de plainte, les constatations médicales juste après les faits, la description par son entourage et ses collègues de l'état psychologique de la partie civile juste après les faits comparé à son état antérieur, l'existence d'un état de stress post-traumatique constaté par un psychologue et un psychiatre, l'absence d'un autre événement traumatisant à la même époque, la cohérence des propos de la partie civile comparés à ceux de l'accusé sur le fond et dans la durée (4) etc.
Chacun de ces éléments ne suffit pas à lui seul. C'est leur accumulation qui, à un moment, démontre que la partie civile n'était pas consentante et qu'il y a bien eu viol.
S'y ajoutent les propos et les comportements de la partie civile et de l'accusé à l'audience.
Une modification de la définition du viol ne changera rien à cette démarche intellectuelle à partir des éléments du dossier. Et les éléments de preuve pouvant être retenus pour qualifier le viol seront toujours les mêmes.
Les débats, la réflexion, puis la décision à l'audience dans les affaires de viol
Répétons-le une fois encore tant de choses fausses sont affirmées actuellement : le choix puis le recueil des éléments de preuve mentionnés plus haut ne dépend pas et ne dépendra jamais de la définition du viol. Quelle que soit cette définition, la problématique reste la même : l'analyse de la situation démontre-t-elle que l'acte sexuel a été imposé à une personne qui n'en voulait pas. Autrement dit, hier, aujourd'hui et demain, tout se qui se discute à l'audience se résume en une seule question : la partie civile était-elle consentante ?
Et, contrairement à ce que disent certains commentateurs qui probablement n'ont pas assisté à beaucoup de procès de viol, à l'audience on ne parle que de consentement.
Prenons brièvement quelques exemples.
- Il arrive assez souvent que les victimes de viol présentent des blessures caractéristiques que sont des hématomes à l'intérieur des deux cuisses (5). Les médecins expliquent que cela correspond à une pression d'écartement de l'agresseur qui force sur les jambes pour les séparer parce que la victime serre ses cuisses dans un réflexe de protection.
Question débattue à l'audience : pourquoi de telles blessures si la partie civile était consentante ?
- Il arrive régulièrement qu'après le viol les victimes ne sachent pas comment partir, parce qu'elles ont peur de se faire de nouveau agresser. Elles mettent parfois en place des stratagèmes, comme, dans une affaire jugée, aller se cacher dans les toilettes et envoyer un sms à un proche pour qu'il vienne la chercher.
- Il arrive aussi que la victime parte précipitamment, parfois sans ses affaires ou sans s'être complètement rhabillée, et que dans la rue elle demande en pleurs l'aide d'un passant.
Dans ces deux derniers cas la question débattue à l'audience est la même : pourquoi un tel comportement après une relation sexuelle consentie ?
Et il en va ainsi de tous les éléments de preuve précités. A l'audience, pour chacun d'eux, est recherchée leur cohérence avec une relation sexuelle consentie.
C'est pourquoi faire du consentement le repère central des débats ne changera rien au traitement judiciaire des affaires de viol. Depuis toujours, au cours des audiences, on ne parle directement ou indirectement que de consentement.
Une inutile surcouche juridique
Aujourd'hui, à cause de la définition actuelle du viol (texte ici), la juridiction criminelle doit constater, pour pouvoir retenir et qualifier l'infraction (6), d'une part la commission de l'acte sexuel, et d'autre par l'existence de "violence, de contrainte, de menace ou de surprise". Alors que cette seconde démarche n'est juridiquement pas nécessaire.
Prenons un exemple.
Parfois, un homme met un somnifère dans le verre d'une femme (7). Et il commet l'acte de pénétration quand elle dort. Il est alors certain que cette femme n'a pas consenti à la relation sexuelle.
Il pourrait donc suffire de conclure, tout simplement, que cette femme n'était pas consentante et par voie de conséquence qu'il y a eu viol. Mais aujourd'hui la juridiction criminelle doit chercher en plus, dans la série de quatre mots figurant dans la définition du viol (violence, contrainte, menace, surprise), celui qui peut s'appliquer à cette hypothèse. Et qui est le mot surprise (8).
Ce qui ne présente aucun intérêt, ni pour l'analyse des faits, ni pour leur qualification juridique de viol.
Plus largement, et c'est essentiel pour comprendre l'utilité de l'évolution de la définition du viol, ce qui apparait actuellement comme des composantes juridiques du viol (violence, contrainte, menace ou surprise) sont, de fait, des preuves de l'absence de consentement.
Autrement dit, la brutalité exercée par un homme sur une femme (9) ne fait pas le viol. Elle fait l'infraction de violences volontaires. Bien des hommes frappent une femme sans la violer. Ce qui fait que ces brutalités n'ont pas à être un élément constitutif du viol. Par contre, les brutalités exercées pour arriver à une relation sexuelle sont l'un des éléments de preuve susceptibles de caractériser l'absence de consentement de la victime et dès lors le viol. Mais les éléments de preuve n'ont pas à être dans la définition légale de l'infraction.
Certains se diront que certes tout cela est inutilement compliqué, mais que de toutes façons les affaires sont jugées, que certains violeurs sont condamnés, et donc qu'il n'y a pas urgence à modifier la définition du viol.
Mais c'est pourtant le cas. Parce que l'essentiel n'est pas là.
Une surcouche juridique qui induit en erreur et nuit à la protection des femmes
Comme cela a été mentionné dans le précédent article (cf. ici), innombrables sont les hommes de tous âges qui sont persuadés qu'il n'y a pas viol tant qu'il n'y a pas de brutalité, sous une forme ou sous une autre. Et qui le disent à l'audience.
Cette vision est confortée par l'actuelle définition du viol qui mentionne "violence, contrainte, menace". D'où l'association quasi systématique entre viol et brutalités.
Cela n'est pas nouveau. L'histoire du traitement sociétal et judiciaire du viol montre que celui-ci n'a été pendant longtemps envisagé qu'en présence de violences et de blessures manifestes. Avec cette idée sous jacente qu'une femme qui ne s'oppose pas est une femme qui est consentante (10).
Toutefois, ce qui caractérise les affaires jugées, dans une très forte majorité, c'est au contraire la faible présence de brutalités avant et pendant les viols, notamment les violences physiques. Cela pour une raison simple qu'expriment les victimes les unes après les autres à l'audience : elles ont eu tellement peur qu'elles ont choisi de ne pas/plus s'opposer.
L'une après l'autre ces femmes parlent dans leurs auditions du regard qui change chez leur agresseur, de leur conviction de ne pas pourvoir lutter efficacement, et surtout de leur crainte d'être fortement frappée voire tuée (11). Et, en conséquence de cette peur, de leur choix de ne pas lutter pour limiter les risques. C'est au demeurant cette crainte de l'anéantissement qui explique pourquoi les dégâts causés par le viol sont plus psychiques que physiques et si profonds.
Le phénomène de sidération, accompagné parfois de dissociation (12), est aujourd'hui largement documenté (lire not. ici ; ici ; ici). Nous savons maintenant très bien ce qui se passe dans le cerveau des femmes sexuellement agressées. Et nous comprenons pourquoi les brutalités ne sont pas la composante essentielle des agressions sexuelles (13).
Mais cette vision du viol brutal reste très présente chez les les agresseurs qui répètent en boucle : je ne l'ai pas violée puisque je ne l'ai pas frappée.
En parallèle, bien des femmes expliquent qu'après un viol elles n'ont pas ou pas tout de suite déposé plainte parce qu'elles étaient persuadées que sans brutalité il n'y a pas viol, et donc que leur plainte serait considérée comme irrecevable si elles ne pouvaient pas décrire d'importantes violences et n'avaient pas de graves blessures sur le corps. Ce qui est très regrettable et conforte les agresseurs sexuels dans leur sentiment d'impunité.
Tout ceci impose de se défaire au plus vite d'une définition qui se focalise sur la brutalité de l'agression.
L'intérêt éducatif d'une modification de la définition du viol
Cela a déjà été abordé dans le précédent article.
Il est devenu impératif que les hommes, dès l'adolescence, sachent que ce qui compte dans la relation sexuelle ce n'est pas l'absence de brutalités mais le consentement de la partenaire. Il faut leur dire et leur répéter qu'une femme qui ne s'oppose pas, qui somnole, qui est soule, qui ne réagit pas, n'est pas une femme qui consent.
Il est tout aussi impératif que les femmes changent leur vision du viol et n'acceptent plus des situations qui les détruisent et qui sont intolérables.
Il en va de la protection des femmes, secondairement de l'intérêt des hommes qui éviteront des sanctions pénales.
Contrairement à ce qui est parfois avancé de façon absurde, les hommes n'ont rien à craindre de la modification de la définition du viol vers la seule mention de l'absence de consentement. Ils n'auront pas besoin de faire signer un quelconque contrat avant l'acte sexuel. Un homme attentif à la réalité du consentement de sa partenaire n'aura jamais rien à craindre car à supposer même qu'elle aille le dénoncer, les éléments de preuve précités et qui sont la condition de la condamnation ne seront jamais trouvés.
Conclusion
Dans le code pénal de 1810 (art. 331, texte intégral ici), le viol n'était pas défini.
Une loi de 1980 (texte au JO ici) a précisé la définition du viol en ces termes : "Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, ou surprise constitue un viol." Le viol simple était alors puni de 5 à 10 ans de prison, et de 10 à 20 ans avec circonstance aggravante.
La loi de 1994 (texte ici) a ajouté la "menace" à la définition du viol, et remplacé "constitue un viol" par "est un viol". Les peines respectivement encourues sans et avec circonstance aggravante étant depuis de 15 ans et de 20 ans.
La loi de 2018 (texte ici) a ajouté le fait commis "sur la personne de l'auteur" en l'assimilant au viol.
La loi de 2021 (texte ici) a ajouté "l'acte bucco génital" en l'assimilant au viol.
Le droit n'est jamais figé. Le législateur doit, chaque fois que nécessaire, faire en sorte que le droit évolue en même temps que l'analyse des grandes questions de société. Cette adaptation est un impératif majeur quand est en jeu la sécurité physique et psychique de la moitié de la population.
Les évolutions de la définition pénale du viol n'ont jamais changé ni le mécanisme de charge de la preuve, ni la nécessité de réunir comme actuellement des éléments démontrant l'absence de consentement. Il en sera de même à l'avenir quelle que soit la nouvelle définition du viol.
Mais aujourd'hui, l'analyse des très nombreux dossiers judiciaires et notamment des déclarations des agresseurs et des victimes, la meilleure compréhension des réactions psychiques des victimes à travers leurs récits et les explications des psychologues, les fausses idées colportées par une définition qui met essentiellement en avant les brutalités pour caractériser le viol, la nécessité d'une meilleure prévention des agressions sexuelles par une information centrée sur le consentement des partenaires, enfin le besoin urgent d'une meilleure protection des femmes contre les agressions sexuelles, rendent indispensable et sans tarder une modification de la définition du viol pour faire du consentement le repère central.
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1. Les viols sont une sous-catégorie des agressions sexuelles (textes ici), et se caractérisent principalement par un acte de pénétration. Les autres agressions sexuelles sont les attouchements à caractère sexuel.
2. Dans le système français, devant la juridiction criminelle la partie civile intervient dans la partie civile du procès, pour demander un dédommagement des préjudices subis, mais elle intervient aussi dans la partie pénale, quand la culpabilité est discutée. Ce qui autorise la partie civile, si elle le souhaite, à développer son avis sur la culpabilité de l'accusé.
3. En première instance les viols sont jugés par la cour criminelle départemental sauf si la ou l'une des personnes poursuivies est en situation de récidive puisque dans ce cas c'est la cour d'assises qui est compétente (lire not. ici). La cour d'assises juge en plus toutes les affaires de viol en appel.
4. Celui qui invente une histoire non vécue et doit en raconter les détails a beaucoup de mal, sur des semaines ou des mois, à donner exactement le même récit, parce qu'il oublie rapidement les détails inventés initialement. Par contre, celui qui raconte un fait réellement vécu va le décrire globalement de la même façon au fil du temps.
5. Quand on se cogne on se blesse plutôt à l'extérieur des cuisses, et il est rare qu'on se blesse en même temps et au même niveau aux deux cuisses.
6. La juridiction doit retenir et mentionner dans sa décision tous les éléments constitutifs de l'infraction conformément à la définition du code pénal.
7. Heureusement pour la justice les hommes ne font pas toujours très bien la vaisselle. Ce qui a permis, dans une affaire, de retrouver chez l'accusé une trace des somnifères utilisés au fond de la tasse de café décrite par la partie civile.
8. La notion de surprise est utilisée à chaque fois que la victime n'a pas pu réaliser ce qui s'est passé (endormie, soule, trop jeune, ayant des troubles psy très importants etc..).
9. L'hypothèse homme/femme est utilisée par simplicité et parce que cela correspond à l'écrasante majorité des affaires de viol jugées.
10. G. Vigarello : "Histoire du viol du 16e au 20e siècle". Seuil (page éditeur ici)
11. Même s'il est certain la plupart du temps que leur agresseur n'aurait pas commis de meurtre.
12. Dans un dossier judiciaire une jeune femme a raconté que lors du viol elle a eu tellement peur qu'elle a "abandonné" son corps à son violeur, que c'était comme si son cerveau était sorti de son corps et comme si elle avait regardé son propre viol de l'extérieur.
13. Les médecins légistes fixent la durée d'une éventuelle incapacité totale de travail en fonction des conséquences essentiellement physiques des faits subis par la personne qu'ils examinent. Et l'on constate dans les dossiers de viol que les durées retenues dans les affaires de viol sont très courtes.