Ivresse, consentement et viol
Cet article a été mis en ligne le 16 décembre 2024
La dernière mise à jour est en date du 22 décembre 2024
Le débat est actuellement vif autour de la nécessité de modifier la définition du viol. Ce sujet, très important puisqu'il concerne toute la société, a déjà été abordé sur ce blog (lire ici ; ici ; ici).
Un procès criminel qui se déroule ce mois de décembre 2024 est l'occasion d'aller encore un peu plus loin dans la réflexion.
Selon les médias, une femme a dénoncé un viol commis par plusieurs hommes alors qu'elle-même se trouvait dans un état d'ivresse avancé.
Il est écrit dans un article du journal Le Monde en date du 2 décembre 2024 (article ici ; autre compte-rendu ici ; ici), et s'agissant des éléments factuels, notamment que : tous les protagonistes ont consommé de l'alcool, la femme s'est réveillée dans une chambre inconnue, nue sur le lit avec une béquille dans le vagin, un homme lui a ordonné de lui pratiquer une fellation ce qu'elle a fait, un des hommes a reconnu avoir utilisé une béquille, une banane et une bouteille en plastique, selon un expert le taux d'alcool de la femme était au moment des actes sexuels entre 2,2 et 3 g par litre d'alcool dans le sang, le veilleur de nuit a vu arriver une femme vraiment endormie et sonnée, sur les images de la surveillance de l'hôtel elle apparait manquant de tomber, deux fois elle tente de remonter dans le taxi mais est empêchée par un homme qui la porte dans l'hôtel, l'un des hommes a trouvé que la jeune femme était bouleversée en quittant la chambre (1).
Bien sûr, les éléments rapportés par les médias sont à prendre avec prudence. Leur intérêt, ici, est uniquement de servir de point de départ à une réflexion qui se détache de ce procès particulier. Parce que les questions qui découlent des faits se retrouvent tout au long de l'année pendant les procès pour viol.
Rappelons très brièvement, comme point de départ de la discussion, que dans la loi pénale le viol est actuellement défini comme un acte de pénétration sexuelle commis avec "violence, contrainte, menace ou surprise" (textes du code pénal ici, définition du viol ici). Comme cela a déjà été rappelé, le viol c'est par définition une relation sexuelle imposée à une personne qui n'a pas consenti.
Les trois premiers mot "violence, contrainte, menace" sont en lien essentiellement avec toutes les formes imaginables de brutalité.
Mais il existe de nombreuses situations dans lesquelles il y a viol sans la moindre brutalité.
En dehors des nombreux cas de sidération et de peur intense qui tétanisent les femmes et les rendent incapables de s'opposer (lire ici), il y a les situations dans lesquelles la victime n'est pas en capacité d'analyser et de comprendre ce qui se passe, n'est pas capable de réagir, et par voie de conséquence n'a pas la possibilité de s'opposer à l'agression sexuelle. C'est alors que l'on utilise le quatrième terme de la loi : la "surprise". Autrement dit, quand une femme, hors scénario de brutalités ou de peur, est hors d'état de consentir, on traduit cela juridiquement en disant que son consentement a été surpris.
C'est le cas, entre autres, quand la victime dort (ou a été droguée pour qu'elle dorme) et est agressée sexuellement à son insu pendant son sommeil.
Mais c'est l'une des situation proches qui nous intéresse aujourd'hui : celle qui implique une femme qui est profondément ivre et qui dès lors à ses capacités intellectuelles et physiques très affaiblies.
Toutefois il nous faut d'abord revenir au point de départ, et nous interroger sur la notion de consentement.
Consentir à une relation sexuelle, cela suppose quoi ?
Le consentement indispensable sur toutes les composantes de la relation sexuelle.
Consentir à une relation sexuelle, ce n'est pas simplement être d'accord avec le principe d'une telle relation. Loin s'en faut.
Quand une relation sexuelle est envisagée, la partenaire de l'homme (2) doit donner son consentement : sur le moment de la relation sexuelle (elle peut l'envisager à minuit quand elle est en forme mais ne plus vouloir à cinq heures du matin si alors elle ne se sent pas bien), sur l'endroit où elle aura lieu (elle peut l'accepter dans une chambre mais pas dans une voiture), sur le nombre de personnes présentes (elle peut l'accepter avec un homme mais pas avec deux), sur la nature des actes sexuels (elle peut accepter une pénétration vaginale mais refuser une sodomie), sur la durée de la relation sexuelle (elle peut à un moment ressentir de vives douleurs et vouloir y mettre fin).
Ce qui est exigé par la loi ce n'est donc pas un simple consentement général à la relation sexuelle, qui pour trop d'hommes leur suffit pour qu'ils considèrent qu'ils ont droit à tout et sans limite ensuite. Ce qui est exigé c'est un consentement exprimé pour chaque composante de la relation sexuelle.
Mais il faut aller encore un peu plus loin.
La pleine lucidité, condition à l'existence d'un réel consentement
Tout le monde le sait, la consommation d'alcool, quand elle est importante, réduit considérablement les capacités d'analyse et génère des comportements inadaptés chez les personnes ivres.
C'est pour cela que la conduite d'un véhicule après consommation d'alcool est réprimé par la loi, même avec une alcoolémie modérée (textes ici), et très sévèrement en cas d'homicide involontaire (article ici). Parce que l'on sait que celui qui a bu beaucoup d'alcool avant de monter dans sa voiture va être moins attentif, va voir moins bien, va mal et lentement analyser son environnement, ne va pas percevoir les évènements pouvant survenir pendant le trajets, ou va mal les analyser, va avoir des réactions aberrantes. Ce qui risque de générer un accident pouvant occasionner des blessures graves ou la mort d'un tiers. (cf. site sécurité routière ici ; site santé publique ici)
Dans le procès en cours, l'alcoolémie de la plaignante était extrêmement importante au moment des actes sexuels puisque, semble-t-il, comprise entre 2,2 et 3g d'alcool par litre de sang. Or à l'approche des 3g c'est le risque de coma éthylique qui apparait (cf. not. ici ; ici).
Cette quantité très importante d'alcool dans son sang explique les éléments mentionnés dans le journal et cités plus haut.
On en arrive alors à la question fondamentale : une femme qui a ingurgité une très grande quantité d'alcool et qui perd la maîtrise d'à peu près tout, physiquement, émotionnellement, et intellectuellement, peut-elle en même temps réfléchir posément, peser sereinement le pour et le contre, puis consentir lucidement et donc réellement à des actes sexuels, et en plus dans toutes leurs composantes ? La réponse est évidemment non (3).
L'absence de réaction de la victime ivre, et l'argumentaire en défense
Le piège, pour cette femme, apparait dans la position de nombreux accusés et de leurs avocats dans de telles situations de profonde ivresse.
En effet, les agresseurs sexuels qui abusent d'une femme complètement ivre, et quand bien même ils l'ont observée un long moment incapable de réagir, peuvent dire pendant le procès qu'elle ne s'est pas opposée à leurs actes sexuels. Ce qui factuellement est vrai puisqu'elle était comme un pantin. Et ils proclament, avec leurs avocats, que puisque la femme ne s'est pas opposée, ils ne l'ont pas contrainte et donc qu'elle n'a pas été violée.
On retrouve là une trace de la culture du viol, ce mécanisme aussi ancien que persistant, aujourd'hui bien documenté (4), qui consiste à faire porter la responsabilité des faits sur la victime et à dédouaner l'auteur de l'agression sexuelle.
Pourtant, le code pénal prévoit comme circonstances aggravante du viol l'état de vulnérabilité de la victime. Il y est écrit (texte ici) que la peine est aggravée, notamment : "Lorsqu'il est commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de l'auteur".
Si l'état d'ivresse de la victime n'est pas mentionné en tant que tel, il n'empêche que la femme profondément ivre est en état de déficience physique et psychique.
Il existe une autre circonstance aggravante (même article) caractérisée : "Lorsqu'une substance a été administrée à la victime, à son insu, afin d'altérer son discernement ou le contrôle de ses actes." La loi a voulu réprimer le fait de faire boire à la victime du GHB, parfois appelé la drogue du violeur (lire not. ici ; ici).
Or la problématique est la même pour l'alcool et le GHB. Ces deux produits mettent la victime dans un état dégradé, altèrent sa conscience et ses capacités d'analyse et de réaction, et l'empêchent de s'opposer aux actes sexuels. Avec du GHB ou une très forte quantité d'alcool dans le sang, la femme est dans la même situation, elle est particulièrement vulnérable. C'est bien pour cela que certains hommes poussent les femmes à consommer beaucoup d'alcool pendant des soirées afin de pouvoir pratiquer des actes sexuels avec elles plus facilement que si elles n'avaient pas ou peu bu.
Plaider qu'une femme ivre n'est pas victime de viol, c'est dès lors renverser le raisonnement juridique et transformer une circonstance aggravante en excuse.
Et c'est bien pour toutes ces raisons que le débat doit être recentré sur la capacité à consentir, au sens précité, d'une femme profondément ivre.
Ce qui conduit, une fois encore, à parler de la nécessaire modification de la définition du viol
Le consentement doit être au centre de la définition juridique du viol
Sur cette question cruciale, le lecteur est renvoyé aux articles précédents (cf. ici et les renvois). Ne seront ajoutées que quelques brèves réflexions complémentaires.
Parce qu'une femme profondément ivre ne peut pas consentir lucidement à des actes sexuels, le constat de son état suffit à conclure à l'existence d'un acte sexuel imposé sans son accord, et donc d'un viol. Mais aujourd'hui, comme mentionné plus haut et dans les autres articles, pour coller à la définition légale du viol il faut dire, en plus, qu'il s'agit d'un viol "par surprise".
Pourtant la mention obligatoire d'une "surprise" est une surcouche juridique totalement inutile une fois l'absence de consentement démontrée. L'état second de la victime fait apparaître l'absence de consentement lucide, et l'absence de consentement lucide fait apparaître le viol.
Répétons encore ce qu'à énoncé la chambre criminelle dans son récent podcast (écouter ici et lire ici) : le viol c'est un acte de pénétration sexuelle plus l'absence de consentement.
C'est pourquoi il est indispensable que cette analyse du viol soit traduite dans la loi et que l'absence de consentement soit, après l'acte sexuel, l'élément central constitutif de l'infraction.
Quoi qu'il en soit et dès à présent, il est indispensable d'analyser pendant les audiences criminelles l'état objectif de la victime (sommeil, ivresse, peur...), bien plus que les rares et parfois inexistantes brutalités des auteurs.
Sans que cela change quoi que ce soit au mécanisme de la charge de la preuve puisque ce ne sera jamais à l'accusé de démontrer que la plaignante était consentante, mais toujours à l'accusation de prouver que l'acte sexuel lui a été imposé sans son consentement.
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1. Le même journal a fait savoir que trois des accusés ont été condamnée (lire ici).
2. Comme dans les articles précédents il sera question ici de relations homme/femme, par simplicité. Mais le raisonnement est le même dans toutes les configurations.
3. Une situation judiciaire semblable (forte ivresse de la victime) apparait notamment dans une décision de la Cour de cassation de 2016 (lire ici).
4. Sur cette notion de culture du viol, il faut lire le livre de Valérie Rey Robert : "Une culture du viol à la française", publié aux éditions Libertalia (cf. ici). Ce jour (décembre 2024) le livre est en téléchargement libre sur le site de l'éditeur.