Les nouveaux contours de la dénonciation calomnieuse
Par Michel Huyette
Au moment de se préparer à aller prendre un verre en bord de plage, d'autres sujets de réflexion peuvent apparaître plus réjouissants que la dénonciation calomnieuse. J'en conviens. Toutefois, il s'agit d'un domaine du droit susceptible de concerner bon nombre d'entre nous. D'où ces quelques mots d'explication autour d'une très récente modification de la loi.
Il n'est pas bien difficile d'accuser quelqu'un d'avoir commis une infraction. Il suffit d'envoyer une lettre à un procureur de la République ou d'aller porter plainte à la police ou la gendarmerie. Mais pour tenter de faire obstacle à des dénonciations mensongères irréfléchies, en tous cas infondées, et qui peuvent ne serait-ce que du fait de l'enquête diligentée causer du tort à la personne dénoncée et notamment à sa réputation (1), la loi a prévu une sanction pénale contre celui qui dénonce à tort.
C'est l'article 226-10 du code pénal qui nous indique d'abord que "La dénonciation, effectuée par tout moyen et dirigée contre une personne déterminée, d'un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l'on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu'elle est adressée soit à un officier de justice ou de police administrative ou judiciaire, soit à une autorité ayant le pouvoir d'y donner suite ou de saisir l'autorité compétente, soit aux supérieurs hiérarchiques ou à l'employeur de la personne dénoncée, est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 45000 euros d'amende."
Il faut donc pour que l'infraction de dénonciation calomnieuse soit constituée que le fait dénoncé soit faux, et que le dénonciateur en ait pleinement conscience.
Mais surtout, pour ce qui nous intéresse aujourd'hui, il est précisé dans le deuxième alinéa de cet article que : "La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n'est pas établie ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée." (2)
Une loi du 9 juillet 2010 concernant principalement la protection des femmes victimes de violences (cf. ici), a prévu parmi ses nombreuses dispositions une modification de l'article 226-10 (art. 16 de la loi). Le deuxième alinéa devient :
"La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d'acquittement, de relaxe ou de non-lieu, déclarant que le fait n'a pas été commis ou que celui-ci n'est pas imputable à la personne dénoncée."
Elle n'a peut-être l'air de rien et la plupart d'entre vous ne l'aurons sans doute pas remarquée mais, et c'est important, la nouvelle loi a ajouté une virgule après l'expression "non-lieu". Pourquoi ? Parce que auparavant la question s'était posée de savoir si ce qui suit ("déclarant que...") s'appliquait seulement au non-lieu ou à toutes les décisions mentionnées dans le texte, donc la relaxe ou l'acquittement. Or la cour de cassation avait privilégié la première hypothèse (cf. ces arrêts de 1993, de 1996), considérant de ce fait que même en cas de relaxe au bénéfice du doute le fait dénoncé devait être considéré comme faux dans la procédure pour dénonciation calomnieuse. Dorénavant les choses sont claires, l'exigence qu'il soit judiciairement retenu que le fait n'a pas été commis s'applique à toutes les décisions, et pas uniquement au non-lieu. Sauf à relever que cette problématique (non culpabilité au bénéfice du doute/non culpabilité par certitude de l'inexistence de l'infraction) peut difficilement trouver une solution à la cour d'assises qui, pour l'instant, ne motive pas ses décisions...
Au-delà, et sur le fond du droit, la différence entre avant et après la nouvelle loi est nette. Jusqu'à présent une décision mettant fin aux poursuites seulement au bénéfice du doute établissait quand même - juridiquement - la fausseté de la dénonciation, donc ouvrait la porte à des poursuites pour dénonciation calomnieuse. Aujourd'hui elle ne le peut plus, seule une décision allant plus loin et affirmant que le fait dénoncé n'a jamais existé permettant la poursuite du dénonciateur.
On comprend bien l'intention des parlementaires, à savoir empêcher que des femmes violentées par leur conjoint dans l'intimité familiale, déposant plainte mais sans que les preuves des violences puissent être suffisamment réunies contre l'agresseur, ne subissent en plus une procédure en dénonciation calomnieuse pouvant renforcer le sentiment de toute puissance et d'impunité de l'homme violent.
Au moment de l'élaboration de la loi, les parlementaires ont clairement indiqué ce qui les a conduit à procéder à une modification de l'article 226-10 du code pénal.
Il est écrit dans un rapport du Sénat (cf. ici) :
"L’équilibre entre autorité de la chose jugée et présomption d’innocence n’est qu’imparfaitement établi. C’est le cas lorsque la présomption de fausseté du fait dénoncé découle de décisions de relaxe ou d’acquittement au bénéfice du doute.
(..)
Ces situations ne sont pas acceptables. En effet, de telles décisions signifient que les faits dénoncés ne sont pas nécessairement vrais mais l’on ne saurait en déduire qu’ils sont nécessairement faux. C’est pourquoi le rapport d’évaluation du premier plan global triennal de lutte contre les violences faites aux femmes prévoyait qu’« une réflexion pourrait être conduite sur des modifications législatives portant sur l’incrimination de dénonciation calomnieuse qui est de plus en plus souvent utilisée par les auteurs de harcèlement sexuel pour se retourner contre leur victime lorsqu’elle n’a pas pu obtenir gain de cause, faute, par exemple, de preuves jugées suffisantes. »
Pour parvenir à un équilibre satisfaisant, la proposition de loi rend les décisions prises au bénéfice du doute ou pour insuffisance de charge insusceptibles d’engendrer la présomption de fausseté du fait dénoncé."
Oui mais voilà, comme trop souvent, il y a dans certains textes des effets secondaires dommageables et qui n'ont pas forcément été perçus ou insuffisamment pris en compte par le législateur.
Pour bien comprendre l'enjeu, prenons un exemple simplifié.
Un homme et une femme, séparés après avoir vécu ensemble, ont un enfant commun, encore très jeune. Cet enfant réside principalement chez la mère et va régulièrement en fins de semaines chez son père. Un dimanche soir il revient de l'un de ces séjours blessé au visage. Bien que l'enfant lui ait raconté être tombé sur un jouet, la mère qui en veut énormément à cet homme à cause de leur histoire commune tourmentée et qui voit dans cet accident une occasion de lui faire du tort se rend à la police et dépose plainte contre le père pour violences volontaires sur l'enfant. Elle sait que ce qu'elle dénonce est faux. Le père affirme qu'en jouant dans le jardin l'enfant a glissé et que son visage a heurté un jouet. L'enfant, trop intimidé par les enquêteurs et pris dans un conflit de loyauté entre ses deux parents, refuse de s'exprimer et de dire comment il s'est blessé. Les médecins ne peuvent pas dire d'où vient la blessure et n'excluent aucune des deux éventualités, chute ou coup.
Supposons que le père était seul avec son fils quand celui-ci est tombé et s'est blessé. Il est donc de fait impossible à ce père de prouver quelle est l'origine de la blessure. Dans bien des circonstances on ne peut pas prouver que l'on n'a pas fait quelque chose (3). Les enquêteurs conclueront donc a minima que même si la blessure est bien réelle la réalité du coup n'est pas établie. L'homme ne sera ni poursuivi (non lieu) ni condamné (relaxe).
Dans un cas comme celui-ci, avec l'ancienne version de l'article 226-10, la femme qui avait porté plainte pouvait être poursuivie et condamnée pour dénonciation calomnieuse puisqu'elle savait le fait dénoncé inexact.
Mais depuis la modification du texte il en va différemment. Car comme indiqué plus haut, le père ne peut pas prouver qu'il n'a pas porté de coup à son fils. Pour le juge, il sera donc difficile si ce n'est impossible d'écrire dans sa décision qu'il est certain que le coup n'a pas été commis. En effet, comme je l'ai déjà souligné dans d'autres articles, il faut toujours avoir en tête que les juges ne statuent pas en fonction de la réalité mais à partir des éléments qui leur sont apportés, et qui souvent ne sont que des fragments de cette réalité. D'où la nécessité d'une grande prudence dans la rédaction des décisions afin d'éviter une trop grande distorsion avec cette réalité. C'est pourquoi dans cet exemple les juges écriraient probablement que le dossier ne permet pas d'affirmer qu'un coup a été porté, et non que le dossier permet d'affirmer qu'aucun coup n'a été porté. La nuance est très importante.
En tous cas, aujourd'hui, dans une telle configuration, sans décision judiciaire (tribunal ou juge d'instruction) affirmant clairement et sans équivoque que le coup dénoncé n'a pas été commis, la mère ne pourrait plus être poursuivie et condamnée sur cette base pour une dénonciation que pourtant elle sait être une accusation mensongère. Ce qui pourrait apparaître très injuste vis à vis de ce père, c'est peu dire, père sur qui va peser le regard méfiant de l'entourage.
Au final, cette modification de la loi était-elle opportune ? La question se pose légitimement.
Nous pouvons comprendre la volonté des parlementaires de protéger d'une procédure en dénonciation calomnieuse les femmes qui de bonne foi dénoncent des violences de leur conjoint sans pouvoir ensuite apporter la preuve de l'existence de ces violences.
Nous pouvons aussi assez aisément admettre que la jurisprudence antérieure qui considérait le fait dénoncé comme systématiquement faux même en cas de décision de non culpabilité au bénéfice du doute pouvait apparaître excessivement défavorable puisqu'elle pouvait parfois aboutir à la condamnation d'une personne ayant dénoncé un fait pourtant réel.
Mais ces correctifs risquent d'être à l'origine d'injustices inverses en mettant à l'abri des poursuites et des sanctions pour dénonciation calomnieuse ceux (celles..(4)) qui, tout en sachant que ce qu'ils dénoncent est faux, sont convaincus que la personne accusée n'arrivera pas à prouver que tel est bien le cas, et qui espèrent qu'il persistera au moins un doute dommageable.
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1. Pour certains s'applique aisément le "Il n'y a pas de fumée sans feu", et la dénonciation devient comme ces morceaux d'adhésif dont on n'arrive pas à se défaire malgré bien des gesticulations.
2.Un troisième alinéa est rédigé ainsi : "En tout autre cas, le tribunal saisi des poursuites contre le dénonciateur apprécie la pertinence des accusations portées par celui-ci.". Cela peut concerner notamment la dénonciation suivie d'un classement sans suite par le Parquet, ou l'extinction de l'action publique. Mais nous n'abordons dans cet article que l'appréciation de la dénonciation calomnieuse dans le cadre du deuxième alinéa.
3. Essayez donc de prouver que dans une conversation en tête à tête avec un ami, sans aucun autre témoin, vous n'avez pas prononcé les grossièretés qu'il vous accuse d'avoir proféré....!
4. Il semble que les dénonciations susceptibles d'être abusives de la part d'un parent contre un autre, autour de la problématique des enfants, soient majoritairement féminines.