Le volet “tutelle” de l’affaire Bettencourt : quelques rappels sur les conditions légales permettant d’ouvrir une mesure de protection
Par Thierry Verheyde
En plus de son volet pénal, l’“affaire” Bettencourt comporte, au plan judiciaire, un volet civil relatif à une éventuelle mise sous mesure de protection (tutelle ou curatelle) de Mme Liliane Bettencourt, ce qui donne l’occasion de s’intéresser à ce domaine d’activité de la justice relativement méconnu, alors qu’il concerne un nombre considérable de personnes (un peu moins d’un million de personnes font l’objet à l’heure actuelle d’une mesure de protection en France) et qu’une importante réforme du droit applicable, réforme apportée par une loi du 5 mars 2007, est entrée en vigueur le 1er janvier 2009.
L’actualité nous apprend qu’après une première demande rejetée par le juge des tutelles en décembre dernier, Mme Françoise Bettencourt, fille de Mme Liliane Bettencourt, par l’intermédiaire de son avocat, aurait saisi le procureur de la République, afin que celui-ci saisisse le juge des tutelles d’une demande de mesure de protection pour sa mère.
La première demande avait été rejetée sans même être examinée “au fond”. Techniquement, le juge des tutelles avait déclaré cette demande “irrecevable” au seul motif qu’aucun certificat médical constatant l’altération des facultés mentales de Mme Liliane Bettencourt n’avait été produit à l’appui de la demande. Il n’y avait guère de chance que ce certificat médical puisse être produit, puisque Mme Liliane Bettencourt s’oppose à être examinée par un médecin.
Juridiquement, la position du juge des tutelles paraît inattaquable. Légalement, pour pouvoir ouvrir une mesure de protection, quelle qu’elle soit (sauvegarde de justice, curatelle ou tutelle), le juge des tutelles doit avoir été saisi d’une demande en ce sens par l’une des personnes que la loi autorise à former une telle demande, à savoir soit un membre de la famille, soit un proche, soit encore le procureur de la République. De plus, la loi exige que cette demande soit “accompagnée, à peine d’irrecevabilité, d’un certificat circonstancié rédigé par un médecin choisi sur une liste établie par le procureur de la République” (art. 431 du code civil).
Pour pouvoir mettre une personne sous mesure de protection, la loi exige donc qu’un médecin spécialement habilité (en pratique, le plus souvent un psychiatre, ou un gériatre) ait préalablement constaté que cette personne était atteinte d’une altération de ses facultés mentales. Le juge des tutelles n’a pas le droit d’ouvrir une mesure de protection si une telle altération n’est pas médicalement établie. Et il appartient en principe au demandeur à la mesure de protection (quel qu’il soit, y compris si ce demandeur est le procureur de la République) de joindre à sa demande le certificat médical constatant cette altération. Sinon, la demande est “irrecevable”, c’est-à-dire que le juge des tutelles doit la rejeter sans avoir à examiner, après enquête, le bien fondé de cette demande, notamment en procédant à l’audition de la personne qui en fait l’objet et à celle de ses proches, en enquêtant sur sa situation patrimoniale etc.
Cependant, une telle interprétation, a priori imparable, de la loi peut être critiquée. Elle aboutit en effet à ce résultat pour le moins étonnant qu’une personne, par son simple refus de se laisser examiner par un médecin habilité, pourrait empêcher toute mesure de protection la concernant, quand bien même elle serait effectivement atteinte d’une altération de ses facultés justifiant, dans son intérêt, l’ouverture d’une telle mesure. Cela serait d’autant plus paradoxal que cette personne pourrait refuser d’être examinée et refuser la mesure de protection uniquement en raison de l’altération de ses facultés, altération qui la priverait du discernement nécessaire pour agir en fonction de son véritable intérêt...
Bien sûr, il s’agit d’une situation assez exceptionnelle. En pratique, il est rare que le demandeur ne finisse pas par obtenir le certificat médical exigé par la loi, étant rappelé qu’au besoin le médecin habilité peut se déplacer pour examiner la personne concernée à son lieu de résidence.
De plus, cette exigence de certificat médical en amont de toute procédure est une sage précaution pour tenter de faire barrage à des demandes de mesure de protection qui seraient abusives, ou même simplement faites à la légère : mettre une personne sous tutelle ou sous curatelle, même pour la protéger, et dans son intérêt, est un acte grave qui porte atteinte au droit fondamental de gérer soi-même ses propres affaires, et on peut parfaitement comprendre le refus d’une personne jouissant de ses facultés de se laisser examiner par un médecin, fût-il habilité.
Par ailleurs, autant qu’il est possible, les juges des tutelles s’attachent à essayer d’obtenir l’accord des personnes concernées à leur mise sous protection lorsque celle-ci est nécessaire dans leur intérêt, et cet accord, ou en tout cas l’absence d’opposition, est le cas le plus fréquent statistiquement. Mais il n’empêche que, dans l’état actuel de notre droit, une mesure de protection peut et doit pouvoir être ordonnée pour une personne qui en aurait véritablement besoin, même si cette personne la refuse.
Comment sortir d’une telle contradiction ? Il n’est évidemment pas question de pouvoir contraindre quelqu’un à se soumettre à un examen médical. La seule issue possible est d’admettre que, lorsque le demandeur à la mesure de protection justifie que l’absence de certificat établi par un médecin habilité n’est pas de son fait, mais est uniquement dû au refus de la personne concernée de se laisser examiner, l’altération des facultés mentales puisse alors être établie par tous autres éléments de preuve : autres éléments médicaux (émanant par ex. du médecin traitant), témoignages, preuves d’actes de gestion inconséquents etc. C’est d’ailleurs la voie choisie par l’avocat de la fille de Mme Bettencourt, qui a semble-t-il saisi le procureur de la République en considérant que les controversés enregistrements du “maître d’hôtel” de Mme Liliane Bettencourt établiraient cette altération (à supposer même que le juge des tutelles accepte cette fois d’être saisi malgré l’absence de certificat médical, on pourrait d’ailleurs se demander s’il pourrait légalement fonder sa décision sur ces enregistrements compte tenu des conditions dans lesquelles ces derniers ont été obtenus...). Il est d’ailleurs a priori étonnant que cette demande n’ait pas été adressée directement au juge des tutelles, puisqu’il a déjà été rappelé que Mme Françoise Bettencourt, en sa seule qualité de fille, a le droit de saisir elle-même directement le juge des tutelles sans passer par le procureur de la République.
La solution envisagée avait été retenue par la cour de cassation, sous l’empire des textes antérieurs à la réforme de la protection des majeurs, notamment dans un arrêt du 10 juillet 1984 (reprenant une solution déjà retenue par elle le 18 janvier 1972), dans lequel elle indiquait :
“[si]...l'altération des facultés mentales ou corporelles du malade doit être médicalement établie et constatée par un médecin spécialiste, préalablement à l'ouverture d'une tutelle ou d'une curatelle, la personne qui fait l'objet de cette mesure n'est pas fondée à se prévaloir de l'absence de constatation médicale de l'altération de ses facultés lorsque, par son propre fait, elle a rendu cette constatation impossible en se refusant à tout examen ; ...dès lors, le Tribunal ...qui relève...que Mlle M... qui dissimulait son adresse s'était volontairement soustraite...aux examens médicaux qui avaient été ordonnés, a pu, après avoir constaté que l'intéressée avait écrit des lettres témoignant d'une altération grave et habituelle de ses facultés mentales, qu'elle avait fait, à la suite d'actes inconséquents, des dettes considérables et que, par son inertie, elle mettait obstacle au fonctionnement d'une mesure de curatelle précédemment décidée, en déduire qu'elle avait besoin d'être représentée d'une manière continue dans les actes de la vie civile de telle sorte qu'il convenait de la placer sous le régime de la tutelle”.
On peut raisonnablement parier que ce volet “tutelle” de l’affaire Bettencourt donnera certainement l’occasion à la cour de cassation de dire si elle maintient ou non sa solution dans le cadre des nouveaux textes issus de la réforme, textes qui affirment de manière encore plus nette l’exigence d’un certificat médical comme préalable à toute procédure de demande de mesure de protection, étant précisé que les juges des tutelles semblent très divisés sur la portée à donner à ces nouveaux textes.
Rappelons enfin, au besoin, qu’une mesure de protection ne peut être ouverte que dans l’intérêt exclusif de la personne protégée. La loi affirme désormais solennellement que toute mesure de protection “a pour finalité l’intérêt de la personne protégée” (art. 415 al. 3 du code civil), et non pas l’intérêt de ses héritiers potentiels...Une belle occasion de lire, ou de relire, la savoureuse nouvelle de Balzac intitulée “L’interdiction” !