La (non) motivation des décisions de la cour de cassation
Par Michel Huyette
Année après année, notre droit est de plus en plus influencé par les décisions de la cour européenne des droits de l'homme, qui veille, dans les pays appliquant la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, au respect des principes les plus fondamentaux qui garantissent les droits essentiels des citoyens.
Une récente décision pourrait avoir un impact majeur sur notre justice française. Si la décision n'existe qu'en version anglaise, le greffe de la Cedh a publié un communiqué en français qui nous renseigne sur l'essentiel.
En application de l'article 6 §1 de la convention européenne des droits de l'homme, la Cedh considère que l'un des droits fondamentaux des justiciables est de connaître suffisamment en détails les raisons pour lesquelles les juges ont statué dans le sens finalement retenu. Autrement, dit, tout juge doit motiver ses décisions.
Au demeurant, l'obligation de motiver les décisions existe déjà dans notre droit interne, et depuis longtemps (cf. art 455 du code de procédure civile, et art. 485 du code de procédure pénale)
Nous avons déjà abordé cette question de la motivation, tant de façon générale qu'à propos des décisions de la cour d'assises (1), et je n'y reviens pas aujourd'hui.
Ce que l'on constate toutefois en France, et ce qui a fait l'objet d'innombrables commentaires, c'est le fait que la cour de cassation ne motive pas vraiment ses décisions, en tous cas pas au sens où on l'entend habituellement. Elle vise parfois un texte de loi, puis affirme péremptoirement que la cour d'appel dont la décision est frappée de pourvoi l'a ou ne l'a pas respecté. Si parfois, en quelques phrases, la cour de cassation indique quel sens elle donne au texte, elle n'explique jamais, quand plusieurs interprétations sont possibles, pourquoi elle en a privilégié l'une plutôt qu'une autre.
Au demeurant, c'est bien l'absence de motivation détaillée de ses décisions qui a incité la cour de cassation à utiliser diverses méthodes pour aider à l'interprétation de ses arrêts. Les plus importants sont accompagnés d'un communiqué, qui en explicite le sens. Par ailleurs, à disposition des magistrats, mais non du grand public, la cour de cassation diffuse parfois les rapports rédigés par un membre du Parquet général de la cour, qui donne un avis, ou par le membre de la chambre concernée chargé d'étudier le dossier, dénommé "rapporteur", et qui met en avant les différentes pistes et détaille les enjeux du litige.
Cela aide parfois à la compréhension du raisonnement de la cour de cassation, mais ne concerne qu'une très petite minorité des décisions rendues.
Par ailleurs, en matière civile, sociale ou commerciale (la même problématique n'existe pas en matière pénale), la cour de cassation procède parfois à ce que l'on appelle des revirements de jurisprudence. En clair, à propos de la même question, elle y répond pendant plusieurs années dans un sens puis, un beau jour, y répond différemment quant ce n'est de façon totalement contraire.
Notons, et cela est très important en pratique, que ces revirements interviennent souvent sans que rien ne les annonce. Surtout, au civil, les nouvelles règles s'appliquent non seulement pour l'avenir, mais elles s'appliquent à toutes les situations même antérieures au revirement. Cela a pour conséquence que la personne qui à un moment donné applique scrupuleusement tant la loi que les règles complémentaires énoncées par la cour de cassation peut, quelques mois ou années plus tard, se voir condamnée sur la base de la nouvelle jurisprudence, contraire à celle qui prévalait jusque là. Il faut bien admettre que sur le terrain il n'est pas simple d'expliquer à celui qui a respecté le droit en vigueur quand il le fallait qu'il risque toujours d'être condamné plus tard sur la base de nouvelles règles (2).
C'est là qu'intervient la cour européenne des droits de l'homme.
Dans le litige qui lui était soumis, un ressortissant européen faisait valoir deux griefs contre la procédure prud'homale dirigée contre son employeur, d'une part à cause de la durée de la procédure (mais je laisse cette question de côté), d'autre part à cause, justement, d'un revirement non motivé de la jurisprudence de la cour de cassation de son pays. Apparemment, alors qu'au moment où il a engagé son procès ce salarié était en droit d'invoquer une jurisprudence imposant à son employeur de justifier une mutation, au moment où elle a statué la cour de cassation a modifié sa jurisprudence et supprimé ou au moins infléchi cette obligation (3).
S'agissant du second grief relatif au manque de motivation de la décision de la cour suprême à l'occasion du changement de sa jurisprudence, le communiqué nous apprend que :
"Quant au deuxième grief, la Cour relève que, dans l’affaire du requérant, la Cour suprême nationale s’est écartée pour la première fois de sa jurisprudence antérieure en déclarant que les employeurs n’étaient pas tenus de donner des raisons spécifiques pour muter un employé. La Cour observe que l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice. Cependant, l’existence d’une jurisprudence établie sur la question en jeu imposait à la Cour suprême l’obligation de donner des raisons substantielles pour expliquer ce revirement de jurisprudence. Une simple déclaration selon laquelle les employeurs n’avaient plus l’obligation de donner des motifs concrets pour justifier une mutation était insuffisante. En conséquence, la Cour estime, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 aussi en ce qui concerne le droit du requérant d’obtenir une décision suffisamment motivée."
Il est indiscutable que la cour de cassation française ne donne jamais dans ses arrêts les "raisons substantielles" expliquant les revirements de sa jurisprudence. La pratique de notre cour suprême pourrait donc à son tour être sanctionnée par la juridiction européenne, cela d'autant plus que, comme je l'ai déjà souligné, le droit de connaître les raisons d'être de la règle appliquée à son litige est l'un des droits les plus fondamentaux de tout justiciable.
Cet arrêt de la Cedh va donc imposer à la cour de cassation de réfléchir de nouveau sur la motivation de ses décisions.
Il sera particulièrement intéressant d'observer comment celle-ci va accueillir cette décision et quelles conséquences elle va en tirer dans les mois qui viennent.
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1. Sur la cour d'assises, cf également cet autre article, et celui-ci . Et sur la nécessité de motiver les décisions pénales en général, et au regard de la convention européenne, cet article
2. L'une des solutions tempérant l'impact des revirements de la jurisprudence, serait de limiter leur effet à la période qui leur est postérieure, ce à quoi s'est toujours refusée la cour de cassation française.
3. L'application rétroactive du revirement jurisprudentiel a également comme effet des dépenses importantes (avocat, actes de procédure) pour celui qui était intialement dans son droit et qui apprend, des années après le début de la procédure, qu'il a fait un procès pour rien.
Une récente décision pourrait avoir un impact majeur sur notre justice française. Si la décision n'existe qu'en version anglaise, le greffe de la Cedh a publié un communiqué en français qui nous renseigne sur l'essentiel.
En application de l'article 6 §1 de la convention européenne des droits de l'homme, la Cedh considère que l'un des droits fondamentaux des justiciables est de connaître suffisamment en détails les raisons pour lesquelles les juges ont statué dans le sens finalement retenu. Autrement, dit, tout juge doit motiver ses décisions.
Au demeurant, l'obligation de motiver les décisions existe déjà dans notre droit interne, et depuis longtemps (cf. art 455 du code de procédure civile, et art. 485 du code de procédure pénale)
Nous avons déjà abordé cette question de la motivation, tant de façon générale qu'à propos des décisions de la cour d'assises (1), et je n'y reviens pas aujourd'hui.
Ce que l'on constate toutefois en France, et ce qui a fait l'objet d'innombrables commentaires, c'est le fait que la cour de cassation ne motive pas vraiment ses décisions, en tous cas pas au sens où on l'entend habituellement. Elle vise parfois un texte de loi, puis affirme péremptoirement que la cour d'appel dont la décision est frappée de pourvoi l'a ou ne l'a pas respecté. Si parfois, en quelques phrases, la cour de cassation indique quel sens elle donne au texte, elle n'explique jamais, quand plusieurs interprétations sont possibles, pourquoi elle en a privilégié l'une plutôt qu'une autre.
Au demeurant, c'est bien l'absence de motivation détaillée de ses décisions qui a incité la cour de cassation à utiliser diverses méthodes pour aider à l'interprétation de ses arrêts. Les plus importants sont accompagnés d'un communiqué, qui en explicite le sens. Par ailleurs, à disposition des magistrats, mais non du grand public, la cour de cassation diffuse parfois les rapports rédigés par un membre du Parquet général de la cour, qui donne un avis, ou par le membre de la chambre concernée chargé d'étudier le dossier, dénommé "rapporteur", et qui met en avant les différentes pistes et détaille les enjeux du litige.
Cela aide parfois à la compréhension du raisonnement de la cour de cassation, mais ne concerne qu'une très petite minorité des décisions rendues.
Par ailleurs, en matière civile, sociale ou commerciale (la même problématique n'existe pas en matière pénale), la cour de cassation procède parfois à ce que l'on appelle des revirements de jurisprudence. En clair, à propos de la même question, elle y répond pendant plusieurs années dans un sens puis, un beau jour, y répond différemment quant ce n'est de façon totalement contraire.
Notons, et cela est très important en pratique, que ces revirements interviennent souvent sans que rien ne les annonce. Surtout, au civil, les nouvelles règles s'appliquent non seulement pour l'avenir, mais elles s'appliquent à toutes les situations même antérieures au revirement. Cela a pour conséquence que la personne qui à un moment donné applique scrupuleusement tant la loi que les règles complémentaires énoncées par la cour de cassation peut, quelques mois ou années plus tard, se voir condamnée sur la base de la nouvelle jurisprudence, contraire à celle qui prévalait jusque là. Il faut bien admettre que sur le terrain il n'est pas simple d'expliquer à celui qui a respecté le droit en vigueur quand il le fallait qu'il risque toujours d'être condamné plus tard sur la base de nouvelles règles (2).
C'est là qu'intervient la cour européenne des droits de l'homme.
Dans le litige qui lui était soumis, un ressortissant européen faisait valoir deux griefs contre la procédure prud'homale dirigée contre son employeur, d'une part à cause de la durée de la procédure (mais je laisse cette question de côté), d'autre part à cause, justement, d'un revirement non motivé de la jurisprudence de la cour de cassation de son pays. Apparemment, alors qu'au moment où il a engagé son procès ce salarié était en droit d'invoquer une jurisprudence imposant à son employeur de justifier une mutation, au moment où elle a statué la cour de cassation a modifié sa jurisprudence et supprimé ou au moins infléchi cette obligation (3).
S'agissant du second grief relatif au manque de motivation de la décision de la cour suprême à l'occasion du changement de sa jurisprudence, le communiqué nous apprend que :
"Quant au deuxième grief, la Cour relève que, dans l’affaire du requérant, la Cour suprême nationale s’est écartée pour la première fois de sa jurisprudence antérieure en déclarant que les employeurs n’étaient pas tenus de donner des raisons spécifiques pour muter un employé. La Cour observe que l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice. Cependant, l’existence d’une jurisprudence établie sur la question en jeu imposait à la Cour suprême l’obligation de donner des raisons substantielles pour expliquer ce revirement de jurisprudence. Une simple déclaration selon laquelle les employeurs n’avaient plus l’obligation de donner des motifs concrets pour justifier une mutation était insuffisante. En conséquence, la Cour estime, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 aussi en ce qui concerne le droit du requérant d’obtenir une décision suffisamment motivée."
Il est indiscutable que la cour de cassation française ne donne jamais dans ses arrêts les "raisons substantielles" expliquant les revirements de sa jurisprudence. La pratique de notre cour suprême pourrait donc à son tour être sanctionnée par la juridiction européenne, cela d'autant plus que, comme je l'ai déjà souligné, le droit de connaître les raisons d'être de la règle appliquée à son litige est l'un des droits les plus fondamentaux de tout justiciable.
Cet arrêt de la Cedh va donc imposer à la cour de cassation de réfléchir de nouveau sur la motivation de ses décisions.
Il sera particulièrement intéressant d'observer comment celle-ci va accueillir cette décision et quelles conséquences elle va en tirer dans les mois qui viennent.
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1. Sur la cour d'assises, cf également cet autre article, et celui-ci . Et sur la nécessité de motiver les décisions pénales en général, et au regard de la convention européenne, cet article
2. L'une des solutions tempérant l'impact des revirements de la jurisprudence, serait de limiter leur effet à la période qui leur est postérieure, ce à quoi s'est toujours refusée la cour de cassation française.
3. L'application rétroactive du revirement jurisprudentiel a également comme effet des dépenses importantes (avocat, actes de procédure) pour celui qui était intialement dans son droit et qui apprend, des années après le début de la procédure, qu'il a fait un procès pour rien.