Le pouvoir et la justice (encore à propos de l'affaire de Pornic)
Par Michel Huyette (magistrat)
Ce qui s'est passé ces dernières semaines est détaillé dans d'autres articles auxquels je renvoie pour un rappel des chapitres précédents (cf. ici, et ici, et ici). J'indique seulement pour mémoire qu'après le meurtre d'une jeune femme par un individu sortant de prison et qui avait effectué toute sa peine, le chef de l'Etat a dénoncé des fautes sans même savoir ce qui s'était réellement passé, et dans une phrase qui restera dans les mémoires pour son contenu absurde, d'où une très forte réaction des magistrats lassés de ces attaques démagogiques et sans fondement.
Aujourd'hui, les medias nous apprennent que le ministère de la justice vient de publier un communiqué (lire ici). Son contenu appelle quelques réflexions.
Il y est écrit, notamment :
"(..) eu égard aux informations que révèle celui-ci (le rapport d'inspection), le directeur interrégional des services pénitentiaires de Rennes n'est plus en mesure d'exercer son autorité dans des conditions compatibles avec l'intérêt du service. Il (le ministre) prévoit donc de mettre fin à ses fonctions après que l'intéressé, comme l'exige le droit, aura été mis en mesure de présenter ses éventuelles observations."
La dernière phrase fait immédiatement se lever le sourcil du juriste, notamment celui qui pratique habituellement le droit du travail, étant précisé (après plusieurs commentaires d'internautes et pour dissiper toute ambiguïté) que les remarques qui suivent ne valent que pour mettre en valeur ce qui devrait être un processus ordinaire de mutation/sanction imposée, même dans la fonction publique à laquelle, bien sûr, le code du travail n'est pas directement applicable.
En effet, quand un employeur considère que l'un de ses employés a peut-être commis une faute, le code du travail impose avant toute décision définitive, donc avant toute sanction disciplinaire, que l'intéressé soit convoqué à un entretien préalable. La législation précise d'abord que "Aucune sanction ne peut être prise à l'encontre du salarié sans que celui-ci soit informé, dans le même temps et par écrit, des griefs retenus contre lui", ensuite que "Au cours de l'entretien, l'employeur indique le motif de la sanction envisagée et recueille les explications du salarié" (textes ici). La raison d'être de cette législation est de permettre au salarié d'apporter des éléments nouveaux à son employeur, que celui-ci ne connaît pas, éléments pouvant parfois modifier l'appréciation des faits par ce dernier et l'inciter à renoncer à une sanction estimée finalement injustifiée.
Par ailleurs, le droit du travail permet au salarié de refuser une modification de son contrat de travail, même si c'est une promotion qui est envisagée pour lui. Malheureusement, dans la fonction publique, la décision de changer un haut responsable de fonction peut, comme en l'espèce, dissimuler une sanction qui ne veut pas dire son nom. Mais le processus est fondamentalement le même.
Dans son communiqué, le ministre du travail indique que le directeur régional "n'est plus en mesure (..) ", ce qui est une affirmation. Cela semble vouloir dire qu'il considère qu'il a déjà tous les éléments d'appréciation, avant même d'avoir entendu l'intéressé. Et il écrit ensuite qu'il va décharger ce directeur de ses fonctions (donc le muter d'office) après que l'intéressé "comme l'exige le droit" ait présenté ses observations.
La tentation est forte de penser que la décision est déjà prise, que l'entretien n'est organisé que pour la forme et sera vidé de son contenu, et que de toutes façons quoi que puisse dire ce directeur, même s'il contredit le rapport des inspecteurs sur certains points, cela ne servira à rien car les jeux sont faits depuis la publication du communiqué.
Ajoutons une dernière remarque sur cet aspect de la problématique, suggérée par l'un des visiteurs du blog que je remercie pour son apport.
Les titulaires des postes de la haute fonction publique n'ont aucune garantie d'emploi, en ce sens que les nominations à un poste sont toujours révocables par le gouvernement, sans que le déplacement sur un autre poste de la haute fonction publique soit une sanction au sens disciplinaire du terme. La manipulation consisterait alors à faire croire à l'opinion publique qu'un directeur de l'administration pénitentiaire est "sanctionné" alors que d'un point de vue juridique il n'en est rien.
Il n'empêche que pour l'intéressé, du fait des circonstances de son déplacement, la notion de sanction ne doit pas être bien loin.... (1)
Mais cela ne doit pas écarter la problématique de fond.
Après le rapport de l'inspection générale des services judiciaires qui a fait apparaîre que les juges d'application des peines n'avaient commis aucune faute (lire ici), c'est l'inspection de l'administration pénitentiaire qui a remis ses conclusions (lire ici). Que lit-on dans ce document ?
- Que les dossiers en attente d'affectation sont passés de 690 en 2009 à 817 en janvier 2010 (dont 611 sursis avec mise à l'épreuve, mesure imposée à l'agresseur de la jeune femme), avec cette précision que sur 103 services de probation en France 43 ont été contraints de pratiquer de la même façon et qu'à Nantes chaque agent de probation, avec entre 120 et 170 dossiers chacun, avait bien plus de dossiers que la norme nationale habituellement retenue soit 70 à 80 dossiers,
- Qu'à compter de mai 2010 il a été décidé de traiter en priorité les SME "sensibles" et notamment ceux imposés à des personnes condamnées pour agressions ou violences, ce qui n'était pas le cas de l'individu arrêté,
- Qu'il y a eu un manque de contacts entre la prison et le service de milieu ouvert mais que l'intéressé était décrit comme ne présentant pas de dangerosité particulière, était décrit comme en phase d'évolution positive et calme, et paraissait en voie de réinsertion, étant relevé que le manque d'informations entre justice et médecine provient du secret médical mis en avant par les soigants,
- Que s'agissant de l'appréhension des dossiers, afin de permettre de mieux repérer ceux qui sont à suivre en priorité, les agents devraient bénéficier d'une formation criminologique pour acquérir des connaissances qu'ils n'ont pas.
- Qu'il est reproché à la direction régionale de ne pas avoir respecté les consignes du ministère en juin 2010 qui exigeait que les 700 dossiers en attente soient attribués aux agents de probation, et que cette absence de prise en compte des consignes peut engager la responsabilité des fonctionnaires.
Mais les inspecteurs sont pris le soin d'ajouter que "l'appréciation disciplinaire qui pourrait en résulter doit tenir compte de plusieurs éléments" : les magistrats ne se sont pas opposés aux pratiques en cours et ont été régulièrement informés de la liste des dossiers non affectés, le magistrat responsable de l'application des peines avait écrit lui-même que l'effectif disponible ne peut pas permettre sérieusement de faire face au nombre de dossiers, enfin qu'il existait un risque que le personnel déjà surchargé s'oppose à l'affectation de nouveaux dossiers.
En fin de rapport les inspecteurs confirment que si la direction n'a pas assez fidèlement suivi les directives nationales et n'a pas assez soutenu des services en difficultés, "la responsabilité des dysfonctionnements est collective", et, surtout, que les insuffisances "s'inscrivent dans un contexte institutionnel ancien mais encore réel du service public pénitentiaire qui a longtemps centré ses priorités sur les enjeux du milieu fermé au détriment de ceux du milieu ouvert", et que le défaut de suivi "doit être appréhendé dans un environnement d'augmentation constante des mesures prises en charge par l'antenne de milieu ouvert", étant relevé que plusieurs agents étaient absents pour raison médicale ou de grossesse.
Traduction en langage non administratif : tout n'était pas parfait mais dans de telles circonstances de surcharge très importante il n'était pas simple de faire autrement et mieux.
Ajoutons, parce que c'est un indicateur important de la problématique dans son ensemble, que l'une des personnes intervenant en prison, dont la qualité du travail est soulignée par les inspecteurs en termes de "pertinent et exemplaire", a tenu à leur dire : "J'ai essayé de faire le suivi le plus complet possible, mais avec le nombre de dossiers que j'ai actuellement je serais incapable de faire à nouveau comme cela. La masse de travail qu'on a maintenant ne permet pas de faire des entretiens aussi approfondis et aussi fréquents. Notre travail se résume de plus en plus à faire un pointage des obligations. Mais il n'y a plus le côté humain du suivi, on ne peut plus voir si la personne est en voie de réinsertion ou pas. Pour moi le SPIP de Nantes est dans une situation catastrophique du fait du manque de personnel."
Mais revenons un instant à notre droit du travail. Peut se voir infliger une sanction disciplinaire tout individu qui commet une faute. Mais la faute n'est ni l'erreur ni la maladresse. La faute, c'est choisir en pleine connaissance de mal faire alors que l'on est en situation de bien faire.
Dès lors, pour reprendre l'un des reproches du rapport, le directeur d'un service qui sait que ses agents sont déjà surchargés de dossiers commet-il une faute en ne leur affectant pas d'autorité des centaines de dossiers en supplément, au risque de les brusquer, de les démobiliser, ou pire de générer un affrontement interne, et alors que les magistrats sont d'accord avec de telles pratiques ?
Commet-il une faute au seul motif que la direction nationale, peut-être pour masquer les dysfonctionnements liés au manque de personnel, veut faire disparaître l'existence des dossiers "non affectés" ? (2)
En tous cas, avant de prononcer une sanction, le ministre devrait s'assurer que dans une situation identique et aussi dégradée, n'importe quel fonctionnaire aurait évidement fait beaucoup mieux avec les mêmes moyens et la même configuration. Est-ce inéluctablement le cas ? (3)
Mais certaines mauvaises langues ont déjà suggéré autre chose. Elles prétendent que puisque le président de la République a dès le premier jour affirmé que des fautes ont été commises, et vient de le redire avant de recevoir une nouvelles fois la famille de la jeune femme, le ministre est obligé de trouver et de désigner un fautif à l'opinion publique afin que le chef de l'Etat ne soit pas ridiculisé.
Mais cela n'est pas sérieux. Qui oserait faire une chose pareille ?
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1. Fait exceptionnel, tous les autres directeurs interrégionaux de l'administration pénitentiaire ont écrit au ministre de la justice pour faire valoir qu'ils sont dans la même situation que leur collègue de Rennes, et, implicitement, suggérer d'être sanctionnés de la même façon.... (lire ici)
2. Et puis, si on reprend les mêmes termes, le ministère de la justice n'est-il pas fautif, lui qui n'a pas su gérer les services de probation de France et ne les a pas mis en mesure d'effectuer leurs missions dans des conditions satisfaisantes, ne les a pas "soutenus" comme cela est reproché à ce directeur... ?
3. Rappelons aussi, car c'est un paramètre important du débat, que même s'il avait été "suivi", c'est à dire s'il avait rencontré l'intéressé une ou deux fois quelques dizaines de minutes par moi, il n'est pas du tout certain que le drame ait pu être évité.