Le pouvoir, les juges et la démocratie (suite)
Par Michel Huyette (magistrat)
Pendant plus d'une semaine, fait exceptionnel, les magistrats de la plupart des juridictions de France ont décidé de renvoyer les dossiers à d'autres audiences, ceci en réaction à une remarque aberrante du président de la République (pour un retour en arrière, lire ici et ici), lequel dénonçait des fautes inconcevables et avant même que les enquêtes administratives aient commencé.
Alors que le chef de l'Etat avait affirmé qu'une faute avait été commise parce qu'un individu qui avait purgé toutes ses peines avait été libéré (!!) sans que soit assurée sa prise en charge par un service de probation, le ministère de la justice a demandé une inspection comme cela se fait dans de telles circonstances.
Le service de l'inspection vient de remettre son rapport, accessible au public (lire ici).
On y lit (en résumé) que :
- Il existe au tribunal de Nantes un important manque en personnel, tant chez les juges d'application des peines (1 poste non pourvu sur 4 jusqu'en janvier 2011), que chez les greffiers (2 postes sur 7), alors que le nombre des dossiers a considérablement augmenté ces dernières années, ce qui fait dire à l'inspection que : "La charge de travail du service (..) s'est donc alourdie fortement depuis 2006 (..) non seulement d'un point de vue quantitatif mais également en raison des dispositifs désormais plus complexes à mettre en place. Les effectifs affectés au service de l'application des peines de Nantes pour la période 2009-2010 qu'il s'agisse d'emplois de magistrats ou de fonctionnaires de greffe n'apparaissent donc pas en adéquation avec la charge d'activité du service (..)."
- Le service pénitentiaire d'insertion et de probation (SPIP, cf. ici) connaissait lui-aussi des difficultés croissantes et ne pouvait pas traiter tous les dossiers. Ceux qui ne peuvent pas être pris en charge faute de personnel sont passés de 690 en 2010 à 817 en janvier 2011, ce qui a conduit les responsables à faire des choix et à élaborer des critères de tri (dossiers suivis et dossiers laissés en attente) en traitant prioritairement les individus condamnés pour agressions sexuelles ou violences, cela conformément aux demandes des juges d'application des peines,
- A plusieurs reprises, et notamment dans une note du 22 octobre 2010, les juges d'application des peines ont alerté leur hiérarchie sur l'impossibilité de "gérer de façon consciente et responsable l'intégralité des mesures relevant du service de l'application des peines de Nantes", et fait valoir que les choix auxquels ils sont contraint les mettent dans une situation très insatisfaisante qu'il espèrent voir cesser au plus tôt.
S'agissant plus spécialement du suivi de l'homme pouvant être le meurtrier de la jeune femme de Pornic en janvier 2011, le rapport d'inspection relève que :
- Du fait de plusieurs autres condamnations il a été emprisonné d'août 1999 à mai 2003 puis de août 2003 au 24 février 2010,
- Sa dernière condamnation est de juin 2009 à un an de prison dont 6 mois avec sursis et mise à l'épreuve, cette mise à l'épreuve comprenant une obligation de poursuivre les soins entrepris pendant la détention, ainsi que l'obligation de justifier d'un travail et d'un domicile,
- En septembre 2009 le juge d'application des peines a écrit sur le dossier "saisir service pénitentiaire d'insertion et de probation, urgent",
- Lorsque l'intéressé est sorti de prison, le conseiller d'insertion chargé de son suivi en détention n'a pas informé le service de milieu ouvert de cette libération, ce qui a fait obstacle à une convocation dans les trois jours par un nouveau travailleur social, cette coordination entre deux services ayant entraîné une rupture de la prise en charge,
- Que le dossier a été reçu par le service de milieu ouvert en avril 2010, et que l'adjoint au directeur a décidé, du fait de la surcharge de travail et de l'impossibilité d'assurer toutes les mesures, de ne pas affecter ce dossier à un agent de probation en lui préférant des dossiers apparemment plus sensibles, ce qui peut apparaître en contradiction avec les instructions des magistrats qui ont toujours voulu privilégier les dossiers des sortant de prison (1).
Ces conclusions appellent plusieurs commentaires.
- Contrairement à ce qu'avait péremptoirement affirmé le président de la République, aucune faute d'aucune sorte n'a été commise par les magistrats. Si tel avait été le cas, de telles fautes auraient été dénoncées à juste titre. Seules des maladresse au niveau du SPIP ont été relevées, mais elles sont principalement la conséquence d'une surcharge de travail et, par dessus tout, de l'impossibilité de traiter tous les dossiers (2).
Cela signifie que cette agression verbale délibérée envers la magistrature n'avait aucune raison d'être. Alors de deux choses l'une.
Soit le président de la République s'en est pris délibérément à la justice tout en ayant pleinement conscience qu'il était fort possible que son accusation ne repose sur rien. Il faudrait alors en conclure que l'affaire de Pornic n'a été qu'un prétexte et que le seul objectif poursuivi était de discréditer une institution qui de plus en plus apparaît insupportable au pouvoir en ce qu'elle limite sa marge de manoeuvre. Au demeurant certains commentateurs n'ont pas manqué de faire le lien avec le projet de suppression du juge d'instruction, personnage qui au cours des années écoulées a mis plusieurs fois en lumière l'illégalité de certains comportements d'élus.
Soit le président de la République attaque publiquement les institutions essentielles de l'Etat sans avoir réfléchi, sans se demander si ce qu'il avance a du sens, quitte à affirmer n'importe quoi, pour focaliser l'attention et faire croire qu'il est présent et agit. Mais cela n'est pas forcément plus rassurant.
- Après la remise des rapports aux ministres concernés (3), aucun élu de la majorité au pouvoir n'a accepté d'évoquer les manques de moyens soulignés par les inspecteurs. Le chef de l'Etat a même indiqué lors d'un monologue télévisé en présence de citoyens qu'il n'y avait pas de raison d'augmenter les moyens de la justice. Cela est d'ailleurs conforme à la volonté actuelle, sous couvert du déficit, de réduire les moyens de tous les services publics sans égars pour la diminution de la qualité du service rendu aux français.
Il a en passant profité de son temps de parole pour prononcer encore une phrase absurde, en affirmant qu'il ne voulait pas donner de l'argent à la justice parce que les magistrats ont déjà un statut (!!). A supposer que la phrase ait un sens, cela voudrait dire que tout en sachant que les services de probation de France ont ensemble des milliers de dossiers en attente parce qu'il manque des centaines de fonctionnaires, il ne fera rien pour remédier à cela parce que... les juges sont des fonctionnaires avec un bon salaire. Pourtant les magistrats, évidemment, ne demandent rien pour eux. Allez comprendre....
- Après le chef de l'Etat et le ministre de la justice, c'est le président de l'assemblée nationale qui sur les ondes d'une radio a écarté l'idée de moyens supplémentaires pour la justice. Traduction : nous savons que vous n'avez pas les moyens pour fonctionner correctement, nous savons que des milliers de dossiers ne sont pas traités faute de personnel, nous savons que cela peut entraîner d'innombrables dysfonctionnements, mais nous ne ferons rien pour améliorer la situation (4).
Il n'empêche que dès qu'une difficulté apparaîtra dans un dossier non traité, les mêmes n'hésiteront pas un instant à rechercher aussitôt des coupables, cela afin de masquer - même maladroitement - les aberrations de leurs propres choix politiques et budgétaires. Au demeurant, tout incite à penser que le scénario sera le même pour tous les professionnels qui sont placés en situation à risque à cause des coupes budgétaires et des réductions de personnel, notamment dans la santé ou dans l'éducation nationale.
Alors que doivent faire les magistrats demain puisque, concrètement, certains d'entre eux seront maintenus dans une situation très dégradée ?
Ce qui a été majoritairement décidé, c'est de faire partout un inventaire des situations les plus critiques et à risques, en même temps de faire connaître ces situations au grand public par le biais d'observatoires locaux, ceci pour que la hiérarchie, le ministère de la justice, et plus largement les gouvernants ne puissent pas publiquement prétendre n'être pas au courant. Ainsi leur propre responsabilité sera nécessairement questionnée.
Ensuite, les magistrats ont décidé de ne plus accepter les situations à risques, quand il est possible de les réduire. Par exemple, plutôt que de traiter comme actuellement 40 dossiers dans une audience, quand cela suppose d'aller très/trop vite et multiplie le risque d'erreurs, la décision sera prise d'en audiencer sensiblement moins et de privilégier la qualité, quitte à ce que les délais de traitement augmentent. Autrement dit, l'optique est de privilégier plus qu'avant la qualité par rapport à la quantité.
Certains leur reprocheront de ne pas l'avoir fait plus tôt. Et ils n'auront pas forcément tort.
Enfin, on peut noter que l'un des effets inattendus de cette enième agression contre la justice, par le pouvoir, a été de rapprocher des gens, des services, qui jusque là se croisaient et dialoguaient peu. Dans les innombrables réunions des derniers jours, dans toutes les juridictions, est apparue une volonté forte de solidarité durable.
Le chef de l'Etat aura presque réussi à transformer des hommes et des femmes plutôt individualistes en un groupe de gens conscients que pour faire face à l'absurde, à la démagogie et à la manipulation de l'opinion publique, il faut être unis et forts.
Viendrait presque l'envie de lui dire merci.
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1. Le rapport rédigé par l'inspection de l'administration pénitentiaire est disponible ici.
2. Etant rappelé que même un suivi en milieu ouvert n'a jamais empêché quiconque de récidiver.
3. D'autres inspections ont concerné la police et la gendarmerie.
4. Il a été seulement annoncé le recrutement provisoire de 6 contractuels, c'est à dire des personnes extérieures qui en arrivant ne connaîtront rien au travail d'un agent de probation. En tous cas cela prouve que ce n'est que sous la pression que le gouvernement envisage de mettre les effectifs à niveau, car la situation, répétons le, était connue depuis longtemps. Cela ne caractérise-t-il pas une... faute ?