De la récidive aux moyens des services publics : entre mensonges et mépris
Par Michel Huyette
Cet article a été mis en ligne le 3 février, puis mis à jour le 9 février.
Il y a des jours comme cela. On croit avoir tout entendu, on croit ne plus être surpris par grand chose, mais il n'empêche que l'on sursaute, avant d'avoir envie de hausser le ton. Et c'est peu dire.
Revenons un tout petit peu en arrière (cf. ici).
Voici quelques jours, un drame des plus épouvantables a secoué toute la France. Une jeune fille a été tuée dans des circonstances apparemment barbares (1), et un homme, présenté dans les medias comme le probable coupable, a été incarcéré. Aussitôt dans la bouche des élus il a été question de récidive, sans même qu'il soit démontré que tel était le cas, et, au plus haut sommet de l'Etat, une fois de plus, il a été promis la sanction des "responsables" de la justice et de la police.
Le président de la République aurait dit notamment : "Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s'assurer qu'il sera suivi par un conseiller d'insertion, c'est une faute. Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute seront sanctionnés, c'est la règle". (2)
Sauf que les éléments rapportés ces derniers jours nous apportent un éclairage bien différent.
Au service de probation du tribunal de grande instance de Nantes (3), il y aurait selon les informations apportées 16 travailleurs sociaux devant suivre chacun 181 personnes alors que la moyenne nationale est de 84 dossiers par fonctionnaire. A cause du manque majeur de personnel, à la date des faits 896 dossiers n'étaient pas traités, ce qui signifie que cela correspond à près de 900 personnes non suivies (L'Express). (Il a été fait état par le service d'application des peines d'un très important tribunal de la région parisienne d'un stock de 1460 dossiers en attente de traitement faute de personnel).
Notons en passant que l'individu arrêté faisait l'objet d'un sursis avec mise à l'épreuve pour outrage, ce qui est un très petit délit et peut expliquer, administrativement, que les agents de probation débordés aient privilégié les dossiers impliquant des individus condamnés pour des délits plus graves ou des crimes.
Il a été indiqué à plusieurs reprises que toute la chaîne hiérarchique, jusqu'au ministère de la justice, était totalement au courant et cela depuis longtemps. Pourtant, le ministère de la justice, tout en sachant qu'il manque un juge d'application des peines sur 5 (soit 20 % du personnel), aurait décidé en 2010 de ne pas nommer de quatrième magistrat (Le Point).
Dans un rapport parlementaire (n° 2378) du 15 juin 2005 un député de la majorité écrivait : " A cette faiblesse des effectifs des JAP [3.5% des effectifs du corps - 680 dossiers suivis par juge] s'ajoute celle, tout aussi regrettable des services pénitentiaires d'insertion et de probation et des greffes sur lesquels ces juges s'appuient. Compte tenu de ce qui précéde, votre rapporteur ne peut que plaider, une nouvelle fois, pour le renforcement drastique des moyens dévolus à l'exécution et à l'application des peines qui doivent être considérées comme une véritbale priorité car, à défaut, c'est l'ensemble de l'édifice pénal qui s'en trouve fragilisé."
Le syndicat de la magistrature a rappelé dans un communiqué (lire ici) que "Par des rapports des 19 janvier et 22 octobre 2010, les juges de l'application des peines du tribunal de Nantes ont averti leur hiérarchie que l'absence, depuis un an, d'un quatrième juge de l'application des peines les obligeait à effectuer des choix de priorités", autrement dit et en clair que tous les dossiers ne pouvaient pas être traités", et que "Le 4 novembre 2010, le premier président de la cour d'appel de Rennes a répondu que malgré de multiples rapports et mises en garde de sa part, la chancellerie avait décidé de ne pas pourvoir le poste manquant de juge de l'application des peines de Nantes, qu'il n'était dès lors pas illégitime que les magistrats établissent des priorités de traitement des affaires et que leurs choix n'étaient pas inopportuns".
L'union syndicale des magistrats a de son côté (lire ici) fait part de son "écoeurement", et souligné que "800 dossiers ont, en outre, dû être laissés en souffrance, soit l'équivalent de 10 postes de conseillers d'insertion et de probation que le Ministère de la Justice a fait choix de laisser vacants à Nantes, malgré les rapports répétés des services." (4)
C'est ensuite un syndicat de personnels de l'administration pénitentiaire qui a publié une lettre ouverte (lire iciadressée au chef de l'Etat. On y lit notamment :
"(..) L’inspection générale des services pénitentiaires était venue au SPIP de Nantes, il y a quelques mois. Le manque de moyens conduisant à la mise en place, en concertation avec les autorités compétentes, de la mise au placard des dossiers que le service ne pouvait prendre en charge faute de moyens, était connu ! Cette situation, qui existe dans de nombreux services, a été dénoncée à de multiples reprises. (..) En novembre 2010, la CGT Pénitentiaire, en mouvement, demandait entre autres, le recrutement de 1000 travailleurs sociaux, conformément à l’étude de l’impact de la loi pénitentiaire ! Madame Michèle Alliot-Marie, Garde des Sceaux, nous avait gentiment dit que le ministère de la justice et l’administration pénitentiaire étaient des privilégiés : pas d’emplois supplémentaires, hormis les 40 recrutements de travailleurs sociaux pénitentiaires pour l’année 2011. (..) la politique pénale menée par les ministres obéissant à vos ordres, a engendré une surpopulation carcérale, sans recruter des fonctionnaires supplémentaires tant à l’administration pénitentiaire qu’à la Justice en général. (..) a famille de la victime doit savoir que les dysfonctionnements de la Justice ne sont pas le fait d’un fonctionnaire d’un SPIP ou d’ailleurs, d’un magistrat, mais que c’est le fait de la défaillance d’un système, celui de l’Etat qui s’est désengagé de ses obligations depuis de longues années."
Le 15 décembre 2010, le directeur interrégional de l'administration pénitentiaire avait déjà alerté sur les manques en personnels, en ces termes : "Les difficultés en matière de ressources humaines au sein du ministère de la justice nous imposent d'opérer des choix en termes de répartition des effectifs ne permettant pas de satisfaire les besoins exprimés par chaque chef de service. Aujourd'hui c'est l'ensemble des services pénitentiaires d'insertion et de probation et les établissements qui se trouvent en sous-effectif, alors que la loi pénitentiaire vient ajouter de nouvelles missions aux compétences." (Marianne)
De leur côté, profondément heurtés par les propos du chef de l'Etat, les magistrats et fonctionnaires du TGI de Nantes ont décidé de cesser (sauf urgences) toute activité juridictionnelle pendant au moins une semaine, ce qui, dans une sorte de mouvement désespéré de légitime défense, est plus que compréhensible. Et ils ont rédigé une motion (lire ici) dans laquelle ils écrivent notamment que :
(..) le poste de juge de l'application des peines que le ministère de la justice s'est engagé dans la précipitation à pourvoir et le contrat d'objectif décidé dans l'urgence sont un aveu clair de l'incurie des pouvoirs publics et démontrent que la situation déplorable de la justice aurait pu être évitée depuis longtemps." (5)
La conférence des premiers présidents de cour d'appel a - ce qui est rare - publié un communiqué dans lequel il est écrit qu'elle "exprime sa vive préoccupation devant la tentation de reporter sur les magistrats et fonctionnaires, y compris à travers l'imputation de fautes disciplinaires, la responsabilité des difficultés de fonctionnement que connaissent les cours et tribunaux sous les effets conjugués des contraintes budgétaires et des charges nouvelles imposées par la succession des réformes législatives."
Dans son sillage, la conférence des procureurs généraux (lire ici) a fait valoir, sur un ton inhabituellement clair pour des magistrats de haut rang soumis au pouvoir hiérarchique du ministère de la justice, qu'elle :
"Regrette que la responsabilité de magistrats et fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires, comme celle des officiers de police judiciaire, qui oeuvrent au service de leurs concitoyens avec courage et détermination, soit publiquement et immédiatement affirmée avant même la publication du résultat des inspections en cours; Assure de sa totale confiance les magistrats et fonctionnaires mis en cause, alors même qu’ils avaient alerté leur hiérarchie de leur situation de pénurie; Constate que paraissent ignorés les efforts anciens et significatifs des magistrats et fonctionnaires pour faire face à l’accroissement constant des charges résultant de l’augmentation du nombre d’affaires à traiter, de l’exigence de performances plus quantitatives que qualitatives et de réformes législatives ininterrompues et complexes, voire divergentes, en particulier en matière d’exécution et d’application des peines tandis que les moyens humains et matériels sont chaque jour plus contraints; Souligne que cette situation ne permet plus à l’institution judiciaire de remplir intégralement ses missions, obligeant les magistrats et fonctionnaires à fixer des « priorités parmi les priorités »; Appelle en conséquence l’attention sur l’insuffisance critique de moyens qui, dans de nombreuses juridictions, engendre des situations à risque, en particulier dans les domaines de l’exécution et de l’application des peines; Ne méconnaît pas pour autant les mesures qu’il est de la responsabilité des magistrats et fonctionnaires de mettre en œuvre pour améliorer le service qu’ils doivent à leurs concitoyens (..)".
Les conférences des présidents et des procureurs ont, ensemble, fait " part de leur inquiétude devant la recherche systématique, fondée sur une analyse objectivement contestable, des responsabilités individuelles de magistrats et de fonctionnaires qui effectuent leurs missions avec dévouement et en fonction des moyens limités dont le Gouvernement et le Parlement dotent l'institution judiciaire", et constaté que " les restrictions budgétaires et la multiplicité des charges nouvelles confrontent les chefs de juridiction à l'impossibilité d'assurer toutes leurs obligations et les contraignent à des choix de gestion par nature insatisfaisants pour une bonne administration de la justice tant civile que pénale et les intérêts des justiciables." (lire ici)
L'association des juges d'application de peines a diffusé un communiqué de presse (lire ici)
Les enseignants des facultés de droit ont à leur tour voulu faire connaître leur point de vue (lire ici).
Il est particulièrement intéressant, au vu du drame qui est en partie à l'origine de la polémique, de connaître l'avis de deux grandes associations de vicimes, qui ont publié un communiqué (lire ici) dans lequel elles écrivent, notamment :
"elles demandent que les paroles du président de la République réclamantdes sanctions pour les responsables des dysfonctionnements du suivi de l’assassin présumé dela jeune Laëtitia, soient traduites en actes. En effet, il apparaît que les responsables enquestion, ce sont essentiellement les représentants du pouvoir exécutif qui avaient été avertisdu manque de moyens de la juridiction nantaise et des difficultés de celle-ci à suivre tous les dossiers des détenus en liberté conditionnelle", que " Les responsables de l’exécutif, pourtant parfaitement informés de la situation délétère dans laquelle sont plongés les services de la probation et de l’insertion, n’ont pris aucune mesure pour y remédier. Pire, obnubilés par la réduction des dépenses publiques et la diminution du nombre de fonctionnaires, ils n'ont fait ces dernières années qu'aggraver la situation", que " Trois rapports officiels, en effet, ont conclu au nécessaire renforcement des effectifs deconseillers d’insertion et de probation (CIP) : le rapport Warsmann en 2003 qui préconisait la création de 3000 postes, le rapport Lamanda en 2008 qui réclamait d’augmenter sensiblement les effectifs de l’insertion et de la probation et, plus récemment, le sénateur UMP Lecerf, rapporteur de la dernière loi pénitentiaire, qui, en 2009, estimait qu’il fallait la création de 1000 postes de CIP, la loi de finances de 2010 n'en prévoira que 260, que "Le problème des moyens se pose en fait d'un bout à l'autre du système judiciaire, des juges d'instruction aux juges d'application des peines : 100 000 peines de prison non exécutées, des prisons qui sont une honte pour notre pays et qui, du fait de la surpopulation carcérale et de l'absence de moyens pour le suivi des détenus se transforment en véritables écoles du crime", que " Monsieur Sarkozy préfère rejeter la faute sur les « lampistes » plutôt que d’assumer les conséquences de ses choix politiques. Il est plus facile de surfer sur l’émotion de l’opinion à chaque fois qu'un drame horrible se produit, en désignant des boucs émissaires, que de reconnaître ses propres erreurs d’appréciation et de remédier à la situation en prenant les mesures concrètes dont le système judiciaire a besoin et qui seules permettront de prévenir la survenue d'autres drames dans le futur", que " L'ANDEVA et la FNATH demandent que le gouvernement cesse ses attaques incessantes contre le système judiciaire, qu'il cesse de se précipiter sur chaque crime odieux dans le seul souci de l'exploiter politiquement dans sa lutte contre les magistrats, sans jamais apporter le moindre remède concret aux difficultés pourtant évidentes dont souffre le système judiciaire français",, enfin que "L'intérêt des victimes, et plus généralement des citoyens, est d'avoir une justice indépendante, responsable et respectée, disposant des moyens nécessaires à son exercice. Force est de constater que ce n'est pas le cas actuellement et que le système judiciaire ne dispose ni du soutient politique ni des moyens lui permettant de remplir pleinement son rôle".
Résumons tout ce qui précède : la situation catastrophique du service d'application des peines du TGI de Nantes est connue depuis longtemps, mais le ministère de la justice a choisi, en pleine connaissance de cause et en étant conscient des risques encourus, de ne pas y affecter le personnel nécessaire. (6)
Mais allons encore un peu plus loin car, d'une certaine façon, ce qui atteint l'institution judiciaire, à Nantes, n'est que l'un des arbres de la même forêt.
Que signifie tout ceci ?
Que de nos jours ceux qui, au moment de la préparation et du vote des budgets, décident en pleine connaissance de cause de réduire et limiter les moyens des services publics, n'hésiteront jamais, même en cas de dysfonctionnement découlant essentiellement de l'insuffisance de ces moyens, à désigner comme seuls coupables et comme boucs-émissaires des professionnels étranglés par l'ampleur de leurs missions et incapables de faire mieux quelle que soit leur bonne volonté.
D'un point de vue psychologique cela est relativement aisé à décrypter. En effet quand, comme à Nantes, il semble que la réduction du budget ait entraîné une réduction insupportable des effectifs et que les coupes financières soient à l'origine d'un dysfonctionnement, l'Etat n'a que deux solutions : soit reconnaître qu'il est responsable des choix budgétaires et des décisions permanentes de réduction des moyens humains et financiers des services publics, donc que c'est lui le principal responsable quand la machine ne fonctionne plus, soit essayer, en jouant sur l'émotion pour dissimuler le stratagème tout de même un peu grossier, de trouver un tiers qui puisse être vu comme responsable à sa place.
C'est pas moi, parce que je veux pas que ce soit moi, alors forcément c'est les autres. Un grand classique que l'on voudrait voir limité à la cour des collèges.
L'enjeu n'est donc pas autour de la justice. Tous les professionnels de tous les services publics (santé (lire ici, et ici), éducation nationale, services sociaux, police et gendarmerie etc..), en tous cas tous ceux dont l'activité professionnelle peut présenter des risques importants pour eux ou pour des tiers, doivent comprendre que demain encore plus qu'hier ils sont susceptibles d'être désignés comme responsables en cas de problème grave, et cela peu important la situation réelle à laquelle ils doivent faire face.
C'est alors que l'inacceptable rejoint l'injuste. C'est alors qu'apparaît, à travers des dénonciations injustifiées, un véritable mépris pour des professionnels qui ne demandent pas mieux que d'offrir le meilleur service possible à leurs concitoyens.
Sans doute y a-t-il bien longtemps que l'on sait que politique et morale sont deux termes inconciliables. Mais quand mensonges et mépris se conjuguent il n'est plus possible de se taire.
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1. Le corps de cette jeune fille a été découpé avant d'être dispersé.
2. Si le sujet n'était pas si sérieux la phrase semblerait amusante. Il est en effet suggéré de garder les condamnés en prison, même quand ils ont effectué l'intégralité de leur peine, tant qu'il n'y a pas assez d'agents de probation pour s'occuper de tous ! Autrement dit, vous êtes condamné à 2 années de prison dont 1 année avec sursis, vous faites 365 jours de prison, mais comme vous êtes à nantes et qu'il n'y a pas d'agent de probation pour vous suivre, en attendant que les effectifs augmentent vous faites une 2ème, puis une 3ème, puis une 4ème.... année de prison.
3. Les services d'exécution des peines comprennent notamment un ou plusieurs juges d'application des peines, ainsi que des agents affectés au service de probation.
4. L'USMA a aussi publié un livre blanc sur l'état de la justice, que vous trouverez ici.
5. D'autres tribunaux ont adopté des motions semblables.
6. A la question qui lui était posée à l'Assemblée nationale le 2 novembre 2010 (lire ici) sur l'insuffisance des effectifs dans les services de probation la ministre de la justice d'alors a répondu : "Vous estimez le nombre supplémentaire de SPIP insuffisant. Ce n’est pas notre analyse au ministère où plusieurs réunions de travail ont eu lieu sur ce sujet : ce que nous avons prévu semble correspondre aux besoins."......