Vive la justice populaire..... ??
Par Michel Huyette
Dans le prolongement de ses interventions concernant la personne interpellée près de Grenoble car soupçonnée d'avoir participé à un braquage, et placée sous contrôle judiciaire mais non en détention provisoire - lire ici), et de l'affaire dans laquelle une jeune femme a été agressée et tuée par un homme déjà condamné, le ministre de l'intérieur vient de suggérer plusieurs réformes concernant la justice (1).
Toutefois, nous ne nous arrêterons pas tant sur le contenu de ces réformes que sur l'idée - avancée avec au moins le mérite de la franchise - qui les justifie.
Le ministre dit d'abord ceci : "En quelques semaines, plusieurs faits, qui ne sont «divers» que pour ceux qui ne se sentent pas concernés, mais qui sont en réalité extrêmement choquants, montrent le décalage entre la souffrance des victimes et la réponse pénale apportée par une minorité de magistrats".
Relevons d'abord, comme cela a déjà été indiqué sur ce blog, que dans la seconde affaire il s'agit de d'une jeune femme agressée et tuée par un homme, auparavant condamné pour viol, qui avait effectué le temps d'emprisonnement prévu par la loi et avait obtenu une libération conditionnelle (cf. les textes ici) également dans les conditions prévues par la loi, après des avis de spécialistes tous positifs. On sait par ailleurs qu'avant de commettre une nouvelle agression cet homme a travaillé sans aucune difficulté et pendant une année aux restaurants du coeur. Autrement dit, le processus a été parfaitement conforme à la législation en vigueur et personne ne pouvait prévoir qu'il allait de nouveau passer à l'acte.
Mais ce que contient ce premier message, c'est encore autre chose. Il est dit par le ministre qu'il existe un décalage entre les réponses judiciaires et "la souffrance des victimes". Que cela signifie-t-il au-delà de ces affaires particulières et en termes de principes ? Que l'état d'une personne qui se présente comme victime doit prévaloir sur l'analyse de la culpabilité/innocence de l'agresseur désigné par elle ? Que quand les juges statuent, ils ne doivent pas prendre en compte la réalité d'un dossier, ses forces et ses faiblesses, mais que, dès qu'il y a une victime (ou en tous cas quelqu'un qui se présente comme tel) qui désigne un agresseur, ils doivent s'en prendre vigoureusement à l'agresseur désigné.
Le ministre ajoute, à propos de l'affaire du braquage de Grenoble : "Depuis, la chambre de l'instruction de la cour d'appel a rendu sa décision. Mais quand même, à Grenoble, c'est un individu, mis en examen pour vol à main armée en récidive et tentative d'homicide volontaire, qui a été remis en liberté. Chacun voit bien le danger pour les citoyens et les risques de démobilisation des forces de police qui ont enquêté plus d'un mois pour l'arrêter".
Traduction : peu importe le contenu du dossier, peu importe que les charges soient nombreuses ou faibles, peu importe qu'il existe un risque que l'intéressé soit au final relaxé ou acquitté (et soit indemnisé avec l'argent des impôts des français - lire ici), il doit aller en prison dès à présent.
C'est de nouveau...Outreau.
Outreau, c'était, notamment, des magistrats tétanisés par d'épouvantables récits de viols, et par la présence d'enfants décrits par les spécialistes comme étant en très grande souffrance. A lire les propos du ministre, les juges de l'affaire d'Outreau auraient finalement eu raison, en prenant en compte la "souffrance des victimes", là-bas des enfants considérés comme victimes de viols odieux, d'emprisonner tous ceux qui étaient, alors, désignés comme les agresseurs. Oui mais voilà, quelques années plus tard, la France entière a reproché aux juges d'avoir accordé beaucoup trop d'attention aux... victimes, et d'avoir placé des gens en détention provisoire sans attendre une certitude suffisante de leur culpabilité.
Or c'est exactement le contraire qui est reproché par le ministre aux magistrats dans l'affaire de Grenoble. Peu importe qu'il existe un doute sur la culpabilité de l'éventuel braqueur, pour notre ministre il devait aller en prison au seul motif qu'il est mis en examen pour braquage. Et tant pis pour ce principe, sans doute d'un autre âge, qu'est la présomption d'innocence.
Les magistrats seront en tous cas ravis d'apprendre que l'actuel ministre de l'intérieur les aurait fortement et publiquement approuvés d'avoir emprisonné les futurs acquittés d'Outreau, au motif qu'ils étaient mis en examen - puisque c'est le seul critère aux yeux du ministre - pour viol, ce qui est encore pire qu'un braquage.
Résumons : Quand ils ont des doutes sur la culpabilité d'une personne, les juges doivent dans le nord de la France la laisser en liberté sinon c'est un scandale, et dans les Alpes la mettre en prison sinon c'est.. un scandale. Allez comprendre...
Le ministre déclare ensuite, à propos de la seconde affaire : " Si ce criminel n'avait pas été libéré avant la fin de sa peine, la vie de Natacha M. aurait été épargnée. Je n'ai pas peur de le dire: cette affaire pose la question du rôle du juge de l'application des peines et de la responsabilité que lui confie la loi. Est-il normal aujourd'hui que des assassins ou des violeurs, condamnés par une cour d'assises, puissent sortir de prison avant la fin de leur peine parce que des magistrats professionnels l'ont décidé".
Cela laisse perplexe. En effet, comme cela a été rappelé plus haut, la libération conditionnelle de l'intéressé a été décidée en fonction des critères légaux, que les juges ont - le ministre le pense-t-il ? - l'obligation d'appliquer. Mais alors que signifient les propos ministériels ? Que l'application de la loi n'est pas "normale" ? Que les juges doivent volontairement ignorer la législation et privilégier d'autres critères ? Mais alors lesquels ? Qu'à la rigueur juridique ils doivent préférer l'arbitraire selon leur humeur du jour ou la volonté des gouvernants ? Mais la réponse apparaît sans doute plus clairement après l'analyse d'autres propos du ministre.
Le ministre de l'intérieur a en effet ensuite affirmé : "Quelle que soit la déontologie des magistrats, que je ne mets aucunement en cause, je ne crois pas possible qu'ils puissent toujours se substituer à l'expression directe de la volonté populaire. Puisque c'est un jury populaire qui décide aux assises de condamner quelqu'un à la réclusion criminelle, je crois que le choix de le libérer avant qu'il ait purgé l'intégralité de sa peine doit aussi être fait par le peuple lui-même", et aussi " Il ne serait pas anormal que pour les crimes et les délits les plus graves, le peuple soit directement associé à la sortie de prison du condamné", et encore ceci " J'estime pour ma part que les tribunaux correctionnels pourraient fort bien être composés de jurys populaires tirés au sort ou par un système d'échevinage qui associe les jurés populaires à des magistrats professionnels". (cf. aussi ceci)
Si on fait le lien entre tous ces propos, le message est parfaitement clair : il faut remplacer des magistrats laxistes par des citoyens qui seront beaucoup plus sévères et qui, eux, sauront envoyer rapidement, et le plus longtemps possible, un maximum de gens en prison.
Cela appelle quelques réflexions.
D'abord, il n'est pas certain que le propos, malgré les apparences, soit réellement flatteur pour les français. Car attendre des citoyens devenus juges qu'ils ne soient que des machines répressives et statuent toujours et uniquement avec un maximum de sévérité, cela veut dire qu'ils sont incapables de réfléchir, d'analyser un dossier, de faire preuve de distance, de mesure. Autrement dit, voir les citoyens comme des gens qui auront comme seul objectif de punir le plus sévèrement possible et principalement d'envoyer un maximum de gens en prison, quelles que soient les circonstances propres à chaque affaire, il n'est pas certain que cela soit un compliment.
Au demeurant, l'expérience de la cour d'assises permet d'affirmer que les citoyens qui se joignent aux magistrats sont beaucoup plus prudents et nuancés que cela. Les jurés, les uns après les autres, disent tous aux magistrats professionnels que si en arrivant ils avaient parfois une vision simpliste des dossiers et plus largement de la justice, ils découvrent pendant la session que les affaires sont souvent très complexes et que décider (culpabilité puis peine) est bien plus compliqué qu'ils ne le pensaient auparavant. Et l'on voit pendant les délibérés, parfois longs, des jurés qui se questionnent, qui hésitent, qui réfléchissent, qui dialoguent, qui se contredisent les uns les autres, qui veulent du temps avant de remplir le bulletin de vote pour minimiser le risque d'erreur. Les jurés sont tout sauf d'aveugles machines à réprimer. Ils sont très loin de ce que pense notre ministre de l'intérieur de ses concitoyens. Car la plupart des jurés sont capables d'une analyse intelligente des dossiers.
En tous cas, si le projet ministériel est maintenu, il serait utile que les citoyens-juges signent un document par lequel ils s'engagent clairement à suivre à la lettre les volontés exprimées par le gouvernement, à ne jamais y préférer leur analyse personnelle, à ne pas procéder à une lecture minutieuse et critique des dossiers, et reconnaissent que leur devoir premier est avant tout de réprimer tout ce qui peut l'être. Avec bien sûr en corollaire le droit du gouvernement de licencier immédiatement tout citoyen-juge qui, ne serait-ce qu'une fois, oserait prendre ses distances avec les injonctions venues d'en haut et faire preuve de mesure et d'humanité.
Finalement, ce qui est grave, c'est de vouloir que l'institution judiciaire devienne une mécanique à réprimer, sans nuance, sans mesure, sans distance, sans précaution.
Le devoir de l'institution judiciaire, c'est justement de prendre du temps, d'analyser minutieusement chaque affaire, de rester à distance des exigences des uns et des autres, des passions et des émotions qui réduisent les capacités d'analyse, bref, de conserver en toutes circonstances un recul qui seul peut permettre d'éviter une multiplication des affaires du type Outreau.
Dans son "Recueil des obligations déontologiques des magistrats", le Conseil supérieur de la magistrature (son site) a écrit :
"Les magistrats défendent l'indépendance de l'autorité judiciaire cars ils sont conscients qu'elle est la garantie qu'ils statuent et agissent en application de la loi, suivant les règles procédurales en vigueur, en fonction des seuls éléments débattus devant eux, libres de toutes influence ou pression extérieure, sans avoir à craindre une sanction ou espérer un avantage personnel." (..) "Dans l'exercice de leurs fonctions, ils banissent par principe et repoussent toute intervention tendant à influencer, directement ou indirectement, leurs décisions, en déhors des voies procédurales et légales." (..) Les magistrats préservent leur indépendance vis à vis des pouvoirs exécutifs et législatifs, en s'abstenant de toute relation inappropiée avec leurs représentants et en se défendant de toute influence indue de leur part."
A l'inverse, le ministre de l'intérieur rêve d'une justice qui ne réfléchit plus, qui s'affranchit des principes juridiques les plus fondamentaux au premier rang desquels la présomption d'innocence, et au delà de bon nombre de règles légales, et dont le seul souci serait de répondre, doigt sur la couture du pantalon, aux injonctions gouvernementales (2).
Cela peut susciter quelques inquiétudes....
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1. Le Figaro magazine du 17 septembre 2010 (lire ici mais lien peut-être provisoire)
2. Dans un domaine proche, le ministre a déclaré à propos de la rétention de sûreté : "(..) les parlementaires socialistes, en saisissant le Conseil constitutionnel et en suscitant ainsi une évolution de sa jurisprudence, ont empêché que la rétention, qui n'est pourtant pas une peine mais une mesure de sûreté, puisse s'appliquer à ceux qui ont déjà été condamnés". Traduction : Il est insupportable qu'il existe des juridictions - ici le Conseil constitutionnel - qui contrôlent la façon dont le gouvernement veut régir la société. Cela rejoint ce qui est développé plus haut, en terme de refus de tout contre-pouvoir.