La justice prud'homale
Par Bernard Brunet
Je suis sorti étonné de cette réunion; et puis, comme souvent, j’ai entrepris une tentative d’explication et de mise en ordre à travers divers aspects de la matière: les acteurs, le cadre de l’intervention des acteurs, la dimension de service public, la nécessité d’organiser tout contentieux, les contraintes du droit social, ce que doit être la recherche d’une bonne décision, les techniques de construction des décisions....
Premier domaine d’exploration: les acteurs.
Les parties à la justice prud’homale, hormis le juge départiteur et le juge d’appel, sont toutes fortement impliquées et donnent l’impression de “jouer gros”, bien plus que le litige individuel qui leur est soumis.
Les parties: Prises dans le concret de leur litige, elles sont au plus près du subjectif. Leur réalité hétérogène (de la petite entreprises à la multi nationale, du cadre de haut vol licencié pour insuffisance professionnelle au manoeuvre victime d’un accident du travail et licencié pour inaptitude), les caractéristiques propres de chaque contentieux (des licenciements disciplinaires à la gestion des problèmes économiques...) ne parviennent pas à cacher des constantes qui dévoilent des stratégies et des jeux de rôles parfois impitoyables . Les parties sont au coeur même du conflit; elles en portent souvent tous les stigmates avec leur cortège de coups bas, d’anathèmes, de trahisons...
Les syndicats, dont émanent les conseillers prud’homaux et les délégués syndicaux, sont en charge des intérêts collectifs. Leur existence dépend de leur utilité au niveau catégoriel, au niveau de la branche, au niveau national; ils n’existent que parce qu’ils présentent un intérêt public et général et non parce qu’ils apportent un plus dans la relation individuelle de travail ou pour le fonctionnement de la justice prud’homale. Leur raison d’être est collective et leur existence même dépend de la perception de leur utilité collective dans la vie publique. Ils sont, donc, parfois naturellement amenés à justifier de leur utilité afin de conforter leur existence. La rhétorique guerrière, les postures conflictuelles, la dramaturgie avec ses différents attributs, ne sont pas que des tactiques par rapport à un conflit collectif donné; elles sont, aussi, des stratégies à long terme devant assurer le développement du syndicat, son avenir, sa représentativité. Tout est, alors, fait pour que la logique syndicale à travers ses représentants adhère à toute cause individuelle qui interviendra dans le débat judiciaire.
Les conseillers prud’homaux, émanations des syndicats, sont formés par eux. Quel est leur degré d’autonomie objective? La conscience personnelle, le désir de justice, le souci de l’équité, le sens de l’application du droit revendiqués parfois par certains conseillers prud’homaux peuvent-ils permettre un glissement significatif en direction de l’impartialité? Bien sûr, bien des bonnes volontés existent. Mais après avoir posé cette question de cette manière là, force est de constater que nous sommes là dans les nuances et les interrogations des profondeurs des consciences et bien loin des critères les plus élémentaires de l’impartialité objective. Dire que tout dépend de la conscience et de la bonne volonté, c’est faire apparaître de manière criante l’absence de véritable garantie objective.
Les avocats dans le procès prud’homal sont très souvent spécialisés et marqués soit avocats de salariés, soit avocats d’employeurs. Leur spécialisation s’accompagne d’une implication toute particulière dans les procès, le conseil avant le procès, la définition des stratégies qui précèdent le procès. En matière de gestion de l’entreprise ou de prise d’acte les avocats interviennent en amont, au point qu’ils sont bien plus que de simples mandataires. Ils jouent “gros” dans bien des dossiers: leur réputation, leur crédibilité, leur clientèle....
Ainsi, au niveau des conseils de prud’hommes, tous ces acteurs impliqués se retrouvent et s’affrontent autour des cas individuels soumis. C’est au sein du conseil de prud’hommes que les tensions sont maximales et en contradiction d’avec les garanties que tout justiciable attend d’un procès.
La situation évolue spectaculairement devant le juge départiteur qui apporte d ‘une certaine manière une image tutélaire présentant toute garantie d’indépendance: le départage, symbole de l’apaisement par le droit et l’impartialité. La différence s’accentue, encore, devant les chambres sociales de cours d’appel puisqu’alors le paritarisme complété par l’échevinage s’efface devant une formation ordinaire de magistrats professionnels. A ce dernier niveau, toute notion d’implication ou d’antagonisme disparaît déontologiquement. L’idée même de liens avec les syndicats impliqués dans le procès parait inappropriée; pire, à mon sens, elle serait considérée aujourd’hui comme de nature à constituer une difficulté déontologique. Il y a, donc, remplacement du principe de l’implication des acteurs devant les conseils de prud’hommes par celui de l’obligation d’impartialité dès le juge départiteur.
Le contentieux social:
La nature et les particularités du contentieux social ajoutent aux tensions. Le droit social connaît un « amoncellement maladif » et une très grande stratification des textes ; il est représentatif de ce que l’on appelle la crise de la loi. Il s’accompagne d’une très grande incertitude et subjectivité des modes de preuve (attestations rédigées dans des situations éloignées de la liberté du témoignage, preuve pré constituées, stratégies) favorisant ou permettant le triomphe du plus habile. À la nature technique du contentieux s’ajoutent la dimension passionnelle, le manque de fiabilité des modes de preuve. Ces éléments perturbateurs qui affectent la fiabilité, la prévisibilité, la sérénité des instances judiciaires sont au coeur du procès prud’homal.
Empreint de subjectivité, soumis aux tentatives incessantes des parties de présenter à leur avantage par des moyens de preuve très souvent peu fiables et obtenus de manière contestable, le procès prud’homal se déroule devant des acteurs impliqués, exposés à des tensions provenant du milieu social et économique et de leur propre statut.
La structure des écritures, des plaidoiries, des décisions de justice:
Les techniques de construction des écrits, des plaidoiries et des jugements mettent en évidence des places différenciées en ce qui concerne les faits, les jugements de valeur, les orientations personnelles, le raisonnement proprement juridique. Les références à des termes tels que « loyauté », « mensonges », «mauvaise foi »... caractérisent autant de tentatives de teinter les écritures de subjectivité, de passion, d’adhésion personnelle. Écritures et plaidoiries auront tendance à entraîner le juge prud’homal sur un terrain éloigné de la technique juridique qui peut être caractérisée par une construction juridique étayée par des faits incontestables et par des mécanismes sûrs de la charge de la preuve et des modes de preuve.
Les jugements de conseil de prud’hommes s’ils font bien sûr référence aux textes applicables ainsi qu’à la jurisprudence de la cour de cassation n’affectent qu’une place restreinte aux considérations proprement juridiques . Tout (absence le plus souvent de formation juridique, absence le plus souvent de formation aux techniques procédurales, implication dans le contentieux, structure des écrits des parties, contexte économique et social...) exerce une pression en direction des conseillers prud’homaux, de telle sorte que leur production ne pourra le plus souvent qu’en être représentative.
Tout système producteur de droit positif se devrait, cependant, de garantir la continuité, du début à la fin du cycle de production, d’un même mode de raisonnement ou, pour le moins, de modes de raisonnements compatibles entre eux. Le discours de la cour de cassation, discours très bref, se caractérise le plus souvent par une phrase unique. À travers le syllogisme et la déduction, la soumission à la loi est affirmée: le principe est que c’est la loi qui engendre la solution. Les magistrats professionnels, mais tout particulièrement les cours d’appel directement soumises à la censure de la cour de cassation, tentent de construire leur décision en compatibilité avec la jurisprudence de la cour de cassation. Les juges du fait professionnels (juges départiteurs, les chambres sociales des cours d’appel) ont tendance à « copier – coller » la jurisprudence de la cour de cassation sans faire référence à des notions telles que le bien, le mal, le souhaité, le souhaitable, le normal, l’anormal, le mensonge, la vérité. Le système judiciaire producteur de normes en droit social n’est pas un système téléologique; il ne dit pas comment le monde du travail devrait être fait.
La comparaison des décisions des conseils de prud’hommes d’avec celles des magistrats professionnels fait ici apparaître très souvent une discontinuité révélatrice d’une posture totalement différente des juges.
Sans prétendre que la technique de construction des arrêts de la cour de cassation peut être un modèle pour les conseils de prud’hommes, sans soutenir qu’il faut “suivre” la jurisprudence de la cour de cassation, il ne peut qu’être constaté que la partie la plus haute de l’entonnoir judiciaire (les conseils de prud’hommes) est beaucoup trop large par rapport à sa partie étroite (la cour de cassation) et que, si les juridictions composées de magistrats professionnels sont en mesure souvent d’avoir une production compatible avec les normes de la cour de cassation, tel n’est pas le cas très souvent des jugements des conseils de prud’hommes.
Les acteurs judiciaires interviennent dans un cadre qui leur est commun et qui, d’une certaine manière, doit être partagé eu égard à la mission de service public de la justice, qu’elle soit prud’homale ou non. La dimension de service public implique une durée prévisible et raisonnable du procès. Elle implique la transparence au niveau des règles de fonctionnement, des relations de confiance minimales, de la concertation. Le traitement harmonieux et efficace de tout contentieux impose une organisation collective en matière d’instruction des affaires, de gestion des audiences, d’organisation des délibérés, d’homogénéité de la jurisprudence. Toute tentative d’organisation nécessite un état des lieux fait en commun par le greffe et par les conseillers prud’homaux. Cet état des lieux doit permettre une représentation commune de l’objectif à atteindre qui devra ensuite faire l’objet d’une concertation avec le barreau. Ici, interviendront, outre les implications professionnelles liées au mandat et au conseil, les règles de confraternité, les préoccupations ordinales. Les discussions complexifiées par cette réalité multiforme doivent déboucher sur une règle claire, commune, sanctionnée pour être respectée. C’est dire que la recherche d’un terrain de réflexion commun est une condition essentielle à la mise en place d’un process efficace et garantissant un procès répondant aux exigences de la convention européenne des droits de l’homme. Le sentiment souvent rencontré est qu’ ici tout reste à faire ; le constat est également souvent celui d’une situation figée.
Le sens d’une décision de justice :
Une décision de justice ne donne pas seulement raison à une partie; ce faisant elle doit assurer également la paix sociale. Elle a donc une double mission. Elle est distributive en ce qu’elle remplit un justiciable de ses droits; elle a une dimension collective dès lors que, conforme au système juridique et non aberrante, elle assure la sécurité juridique, la sécurité des conventions, le système juridique dans son ensemble. Une décision de justice ne doit pas répondre au souci de donner raison à une catégorie prédéterminée. Elle doit être fonction du droit positif ambiant car si une décision n’est pas compatible avec celui-ci, le litige continue et n’est jamais éteint. Une bonne décision de justice n’est pas celle qui obéit à des considérations issues de présupposés ou de positions acquises avant le procès ; tout justiciable doit pouvoir espérer que sa cause sera entendue par une juridiction bienveillante à son égard. À cet égard, l’implication organique, fonctionnelle, psychologique des acteurs du procès prud’homal met en évidence la grande difficulté de considérer qu’au moment de l’audience il est possible que les juges soient en mesure d’adopter une posture d’impartialité. Les débats immédiatement passionnels que provoque toute organisation de discussions entre acteurs du procès prud’homal le démontrent.
L’impartialité n’est pas l’absence de convictions, d’opinions, d’engagements personnels; c’est la capacité de se rendre complètement disponible à l’occasion du procès, pendant une période de temps suffisante, sans a priori ou pré jugement, qui caractérise l’exercice de la fonction de magistrat.
Les discussions individuelles que l’on peut avoir avec les conseillers prud’hommes, sur ce point, font souvent apparaître de leur part un sentiment de malaise sur la réalité de leur quotidien, l’exercice de leurs fonctions, les comportements de bien de leurs collègues. En réalité, même si collectivement et institutionnellement les conseillers prud’homaux militent en faveur de la permanence du système paritaire actuel, dans la sincérité des conversations particulières, le plus souvent, ils font part de leur gêne et de leur insatisfaction. Certains tentent de faire évoluer les situations et les comportements; leurs actions admirables donnent alors lieu à des joutes oratoires très clivées et attestant de la difficulté de leur tâche et de l’absence d’évolution chez la majorité des conseillers prud’homaux.
Le système paritaire actuel correspond à la réalité sociale et économique du monde du travail. Il concrétise dans une instance juridictionnelle les contradictions de la société tout entière. Jusqu’à la phase de départition le système purement paritaire n’apporte aucun élément supplémentaire de nature à introduire des garanties juridictionnelles véritables. Si, bien sûr, existent bien des décisions parfaitement cohérentes de bien des conseils de prud’hommes, il ne peut qu’ être constaté que le système actuel, en lui-même, comporte des inconvénients très inquiétants pour les justiciables. Le système actuel doit être considéré comme un sas entre le monde économique et social avec ses règles et le monde judiciaire avec ses règles. L’entrée dans le monde judiciaire se fait véritablement et habituellement par l’intervention du juge départiteur.
Instances de tamisage, de filtre, les conseils de prud’hommes ne présentent pas toutes les garanties de fonctionnement que l’on est en droit d’attendre d’une juridiction impartiale. Le paritarisme, toutefois, n’est pas véritablement en cause puisque, lorsqu’il est complété par l’échevinage, il n’appelle plus de critique.
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sur le même sujet, un précédent article : "Les conseils de prud'hommes, le meilleur et le pire"
A l’occasion d’une soirée organisée par une association de conseillers prud’homaux salariés et employeurs et à laquelle participaient un juge départiteur, des avocats, le juge d’appel que je suis a pu percevoir les tensions palpables entre tous les acteurs du contentieux social; des tensions, des sentiments de défiance, des incompréhensions, des logiques qui ne parvenaient pas à s’accepter, des stratégies de “combat”. Ces tensions trouvent leur paroxysme au sein des conseils des prud’hommes.
Je suis sorti étonné de cette réunion; et puis, comme souvent, j’ai entrepris une tentative d’explication et de mise en ordre à travers divers aspects de la matière: les acteurs, le cadre de l’intervention des acteurs, la dimension de service public, la nécessité d’organiser tout contentieux, les contraintes du droit social, ce que doit être la recherche d’une bonne décision, les techniques de construction des décisions....
Premier domaine d’exploration: les acteurs.
Les parties à la justice prud’homale, hormis le juge départiteur et le juge d’appel, sont toutes fortement impliquées et donnent l’impression de “jouer gros”, bien plus que le litige individuel qui leur est soumis.
Les parties: Prises dans le concret de leur litige, elles sont au plus près du subjectif. Leur réalité hétérogène (de la petite entreprises à la multi nationale, du cadre de haut vol licencié pour insuffisance professionnelle au manoeuvre victime d’un accident du travail et licencié pour inaptitude), les caractéristiques propres de chaque contentieux (des licenciements disciplinaires à la gestion des problèmes économiques...) ne parviennent pas à cacher des constantes qui dévoilent des stratégies et des jeux de rôles parfois impitoyables . Les parties sont au coeur même du conflit; elles en portent souvent tous les stigmates avec leur cortège de coups bas, d’anathèmes, de trahisons...
Les syndicats, dont émanent les conseillers prud’homaux et les délégués syndicaux, sont en charge des intérêts collectifs. Leur existence dépend de leur utilité au niveau catégoriel, au niveau de la branche, au niveau national; ils n’existent que parce qu’ils présentent un intérêt public et général et non parce qu’ils apportent un plus dans la relation individuelle de travail ou pour le fonctionnement de la justice prud’homale. Leur raison d’être est collective et leur existence même dépend de la perception de leur utilité collective dans la vie publique. Ils sont, donc, parfois naturellement amenés à justifier de leur utilité afin de conforter leur existence. La rhétorique guerrière, les postures conflictuelles, la dramaturgie avec ses différents attributs, ne sont pas que des tactiques par rapport à un conflit collectif donné; elles sont, aussi, des stratégies à long terme devant assurer le développement du syndicat, son avenir, sa représentativité. Tout est, alors, fait pour que la logique syndicale à travers ses représentants adhère à toute cause individuelle qui interviendra dans le débat judiciaire.
Les conseillers prud’homaux, émanations des syndicats, sont formés par eux. Quel est leur degré d’autonomie objective? La conscience personnelle, le désir de justice, le souci de l’équité, le sens de l’application du droit revendiqués parfois par certains conseillers prud’homaux peuvent-ils permettre un glissement significatif en direction de l’impartialité? Bien sûr, bien des bonnes volontés existent. Mais après avoir posé cette question de cette manière là, force est de constater que nous sommes là dans les nuances et les interrogations des profondeurs des consciences et bien loin des critères les plus élémentaires de l’impartialité objective. Dire que tout dépend de la conscience et de la bonne volonté, c’est faire apparaître de manière criante l’absence de véritable garantie objective.
Les avocats dans le procès prud’homal sont très souvent spécialisés et marqués soit avocats de salariés, soit avocats d’employeurs. Leur spécialisation s’accompagne d’une implication toute particulière dans les procès, le conseil avant le procès, la définition des stratégies qui précèdent le procès. En matière de gestion de l’entreprise ou de prise d’acte les avocats interviennent en amont, au point qu’ils sont bien plus que de simples mandataires. Ils jouent “gros” dans bien des dossiers: leur réputation, leur crédibilité, leur clientèle....
Ainsi, au niveau des conseils de prud’hommes, tous ces acteurs impliqués se retrouvent et s’affrontent autour des cas individuels soumis. C’est au sein du conseil de prud’hommes que les tensions sont maximales et en contradiction d’avec les garanties que tout justiciable attend d’un procès.
La situation évolue spectaculairement devant le juge départiteur qui apporte d ‘une certaine manière une image tutélaire présentant toute garantie d’indépendance: le départage, symbole de l’apaisement par le droit et l’impartialité. La différence s’accentue, encore, devant les chambres sociales de cours d’appel puisqu’alors le paritarisme complété par l’échevinage s’efface devant une formation ordinaire de magistrats professionnels. A ce dernier niveau, toute notion d’implication ou d’antagonisme disparaît déontologiquement. L’idée même de liens avec les syndicats impliqués dans le procès parait inappropriée; pire, à mon sens, elle serait considérée aujourd’hui comme de nature à constituer une difficulté déontologique. Il y a, donc, remplacement du principe de l’implication des acteurs devant les conseils de prud’hommes par celui de l’obligation d’impartialité dès le juge départiteur.
Le contentieux social:
La nature et les particularités du contentieux social ajoutent aux tensions. Le droit social connaît un « amoncellement maladif » et une très grande stratification des textes ; il est représentatif de ce que l’on appelle la crise de la loi. Il s’accompagne d’une très grande incertitude et subjectivité des modes de preuve (attestations rédigées dans des situations éloignées de la liberté du témoignage, preuve pré constituées, stratégies) favorisant ou permettant le triomphe du plus habile. À la nature technique du contentieux s’ajoutent la dimension passionnelle, le manque de fiabilité des modes de preuve. Ces éléments perturbateurs qui affectent la fiabilité, la prévisibilité, la sérénité des instances judiciaires sont au coeur du procès prud’homal.
Empreint de subjectivité, soumis aux tentatives incessantes des parties de présenter à leur avantage par des moyens de preuve très souvent peu fiables et obtenus de manière contestable, le procès prud’homal se déroule devant des acteurs impliqués, exposés à des tensions provenant du milieu social et économique et de leur propre statut.
La structure des écritures, des plaidoiries, des décisions de justice:
Les techniques de construction des écrits, des plaidoiries et des jugements mettent en évidence des places différenciées en ce qui concerne les faits, les jugements de valeur, les orientations personnelles, le raisonnement proprement juridique. Les références à des termes tels que « loyauté », « mensonges », «mauvaise foi »... caractérisent autant de tentatives de teinter les écritures de subjectivité, de passion, d’adhésion personnelle. Écritures et plaidoiries auront tendance à entraîner le juge prud’homal sur un terrain éloigné de la technique juridique qui peut être caractérisée par une construction juridique étayée par des faits incontestables et par des mécanismes sûrs de la charge de la preuve et des modes de preuve.
Les jugements de conseil de prud’hommes s’ils font bien sûr référence aux textes applicables ainsi qu’à la jurisprudence de la cour de cassation n’affectent qu’une place restreinte aux considérations proprement juridiques . Tout (absence le plus souvent de formation juridique, absence le plus souvent de formation aux techniques procédurales, implication dans le contentieux, structure des écrits des parties, contexte économique et social...) exerce une pression en direction des conseillers prud’homaux, de telle sorte que leur production ne pourra le plus souvent qu’en être représentative.
Tout système producteur de droit positif se devrait, cependant, de garantir la continuité, du début à la fin du cycle de production, d’un même mode de raisonnement ou, pour le moins, de modes de raisonnements compatibles entre eux. Le discours de la cour de cassation, discours très bref, se caractérise le plus souvent par une phrase unique. À travers le syllogisme et la déduction, la soumission à la loi est affirmée: le principe est que c’est la loi qui engendre la solution. Les magistrats professionnels, mais tout particulièrement les cours d’appel directement soumises à la censure de la cour de cassation, tentent de construire leur décision en compatibilité avec la jurisprudence de la cour de cassation. Les juges du fait professionnels (juges départiteurs, les chambres sociales des cours d’appel) ont tendance à « copier – coller » la jurisprudence de la cour de cassation sans faire référence à des notions telles que le bien, le mal, le souhaité, le souhaitable, le normal, l’anormal, le mensonge, la vérité. Le système judiciaire producteur de normes en droit social n’est pas un système téléologique; il ne dit pas comment le monde du travail devrait être fait.
La comparaison des décisions des conseils de prud’hommes d’avec celles des magistrats professionnels fait ici apparaître très souvent une discontinuité révélatrice d’une posture totalement différente des juges.
Sans prétendre que la technique de construction des arrêts de la cour de cassation peut être un modèle pour les conseils de prud’hommes, sans soutenir qu’il faut “suivre” la jurisprudence de la cour de cassation, il ne peut qu’être constaté que la partie la plus haute de l’entonnoir judiciaire (les conseils de prud’hommes) est beaucoup trop large par rapport à sa partie étroite (la cour de cassation) et que, si les juridictions composées de magistrats professionnels sont en mesure souvent d’avoir une production compatible avec les normes de la cour de cassation, tel n’est pas le cas très souvent des jugements des conseils de prud’hommes.
Les acteurs judiciaires interviennent dans un cadre qui leur est commun et qui, d’une certaine manière, doit être partagé eu égard à la mission de service public de la justice, qu’elle soit prud’homale ou non. La dimension de service public implique une durée prévisible et raisonnable du procès. Elle implique la transparence au niveau des règles de fonctionnement, des relations de confiance minimales, de la concertation. Le traitement harmonieux et efficace de tout contentieux impose une organisation collective en matière d’instruction des affaires, de gestion des audiences, d’organisation des délibérés, d’homogénéité de la jurisprudence. Toute tentative d’organisation nécessite un état des lieux fait en commun par le greffe et par les conseillers prud’homaux. Cet état des lieux doit permettre une représentation commune de l’objectif à atteindre qui devra ensuite faire l’objet d’une concertation avec le barreau. Ici, interviendront, outre les implications professionnelles liées au mandat et au conseil, les règles de confraternité, les préoccupations ordinales. Les discussions complexifiées par cette réalité multiforme doivent déboucher sur une règle claire, commune, sanctionnée pour être respectée. C’est dire que la recherche d’un terrain de réflexion commun est une condition essentielle à la mise en place d’un process efficace et garantissant un procès répondant aux exigences de la convention européenne des droits de l’homme. Le sentiment souvent rencontré est qu’ ici tout reste à faire ; le constat est également souvent celui d’une situation figée.
Le sens d’une décision de justice :
Une décision de justice ne donne pas seulement raison à une partie; ce faisant elle doit assurer également la paix sociale. Elle a donc une double mission. Elle est distributive en ce qu’elle remplit un justiciable de ses droits; elle a une dimension collective dès lors que, conforme au système juridique et non aberrante, elle assure la sécurité juridique, la sécurité des conventions, le système juridique dans son ensemble. Une décision de justice ne doit pas répondre au souci de donner raison à une catégorie prédéterminée. Elle doit être fonction du droit positif ambiant car si une décision n’est pas compatible avec celui-ci, le litige continue et n’est jamais éteint. Une bonne décision de justice n’est pas celle qui obéit à des considérations issues de présupposés ou de positions acquises avant le procès ; tout justiciable doit pouvoir espérer que sa cause sera entendue par une juridiction bienveillante à son égard. À cet égard, l’implication organique, fonctionnelle, psychologique des acteurs du procès prud’homal met en évidence la grande difficulté de considérer qu’au moment de l’audience il est possible que les juges soient en mesure d’adopter une posture d’impartialité. Les débats immédiatement passionnels que provoque toute organisation de discussions entre acteurs du procès prud’homal le démontrent.
L’impartialité n’est pas l’absence de convictions, d’opinions, d’engagements personnels; c’est la capacité de se rendre complètement disponible à l’occasion du procès, pendant une période de temps suffisante, sans a priori ou pré jugement, qui caractérise l’exercice de la fonction de magistrat.
Les discussions individuelles que l’on peut avoir avec les conseillers prud’hommes, sur ce point, font souvent apparaître de leur part un sentiment de malaise sur la réalité de leur quotidien, l’exercice de leurs fonctions, les comportements de bien de leurs collègues. En réalité, même si collectivement et institutionnellement les conseillers prud’homaux militent en faveur de la permanence du système paritaire actuel, dans la sincérité des conversations particulières, le plus souvent, ils font part de leur gêne et de leur insatisfaction. Certains tentent de faire évoluer les situations et les comportements; leurs actions admirables donnent alors lieu à des joutes oratoires très clivées et attestant de la difficulté de leur tâche et de l’absence d’évolution chez la majorité des conseillers prud’homaux.
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Le système paritaire actuel correspond à la réalité sociale et économique du monde du travail. Il concrétise dans une instance juridictionnelle les contradictions de la société tout entière. Jusqu’à la phase de départition le système purement paritaire n’apporte aucun élément supplémentaire de nature à introduire des garanties juridictionnelles véritables. Si, bien sûr, existent bien des décisions parfaitement cohérentes de bien des conseils de prud’hommes, il ne peut qu’ être constaté que le système actuel, en lui-même, comporte des inconvénients très inquiétants pour les justiciables. Le système actuel doit être considéré comme un sas entre le monde économique et social avec ses règles et le monde judiciaire avec ses règles. L’entrée dans le monde judiciaire se fait véritablement et habituellement par l’intervention du juge départiteur.
Instances de tamisage, de filtre, les conseils de prud’hommes ne présentent pas toutes les garanties de fonctionnement que l’on est en droit d’attendre d’une juridiction impartiale. Le paritarisme, toutefois, n’est pas véritablement en cause puisque, lorsqu’il est complété par l’échevinage, il n’appelle plus de critique.
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sur le même sujet, un précédent article : "Les conseils de prud'hommes, le meilleur et le pire"