Viol, amnésie et prescription
Par Michel Huyette
Cet article a été mis en ligne une première fois le 9 novembre 2013, puis mis à jour le 18 décembre 2013 lorsque la cour de cassation a rendu sa décision
Ces jours ci les medias (lire not. ici) nous aprennent qu'une femme ayant porté plainte pour un viol dont elle aurait été victime il y a très longtemps a saisi la cour de cassation d'une demande nouvelle et originale : faire admettre que le délai de prescription débute le jour où elle a pris conscience que lorsqu'elle était une jeune enfant elle a été victime d'un viol, et non à compter du jour prévu par la loi.
Elle a mis en avant, semble-t-il, que pendant une très longue période (plus de trente années) le souvenir du viol a complètement disparu de sa mémoire, que de fait il y a eu amnésie, et donc qu'elle n'a pas été en mesure de porter plainte.
La prescription, c'est le principe selon lequel au delà d'un certain délai l'auteur d'une infraction ne peut plus être poursuivi.
En principe, le délai court à compter du jour de commission de l'infraction. Toutefois, si une enquête judiciaire est ouverte, notamment sur dépôt d'une plainte, le délai ne commence qu'après le dernier acte d'instruction ou de poursuite.
Il existe plusieurs délais de prescription en fonction de la gravité des infractions : 1 année pour les contraventions, 3 années pour les délits, et 10 années pour les crimes (art. 6 à 9 du code de procédure pénale, textes ici) (1).
S'agissant des viols (et de certaines autres infractions) le délai de prescription est de 20 années quand la victime est mineure, et en plus ce délai ne commence à courir qu'à partir de sa majorité. De ce fait, quand un viol est commis sur une personne mineure, celle-ci peut déposer plainte jusque la veille de ses 38 ans.
Il s'agit déjà d'un délai très long. Il faut avoir en tête que si dans un premier temps ces dispositions semblent favorables aux victimes, plus les plaintes sont tardives plus il est difficile de rapporter la preuve de l'existence de l'agression sexuelle dénoncée.
C'est pourquoi un très long délai de prescription, pour les victimes, c'est un avantage mais tout autant un piège. Car une plainte, si elle est suivie d'une procédure judiciaire qui n'aboutit pas à la condamnation de la personne dénoncée faute d'éléments suffisants pour en démontrer la culpabilité, peut être à l'origine d'une nouvelle souffrance qui, quand le viol a bien eu lieu, va s'ajouter aux précédentes. Et le tout peut devenir insupportable.
Cela explique sans doute pourquoi il est rare que les cours d'assises aient à juger des faits de viol des dizaines d'années après leur commission.
Dans l'affaire rapportée par les medias, une femme se serait souvenue au cours d'une séance d'hypnose d'un viol qu'elle aurait subi alors qu'elle était âgée de 5 ans. Son amnésie aurait duré pendant une très longue période. En tous cas, sa plainte a été déposée alors qu'elle était âgée de plus de 38 ans (41 ans semble-t-il, lire ici).
Devant la cour de cassation, son avocat aurait fait valoir que pour certaines infractions le point de départ du délai de prescription est reporté au jour de leur découverte, la raison en étant que l'auteur d'une infraction non visible qui a réussi à la cacher ne doit pas bénéficier du délai de prescription. On fait état alors d'infractions dissimulées ou clandestines (pour plus de détails lire ici). Il aurait demandé que cette jurisprudence soit appliquée à la femme qu'il accompagne.
Mais il ne s'agit pas de la même situation et le raisonnement n'est pas forcément transposable. Le point de départ du délai de prescription est parfois retardé parce que c'est l'auteur de l'infraction qui a réussi à cacher sa malversation. Cette dissimulation par le délinquant n'existe pas en cas de viol quand c'est la victime qui, quelle qu'en soit la raison, ne dénonce pas les faits et ne porte pas plainte. De fait, un viol peut difficilement être assimilé à une infraction clandestine, sa victime pouvant le dénoncer immédiatement ou pendant les années qui suivent.
Mais une autre difficulté apparaît, et elle est importante.
A supposer qu'une victime de viol perde soudainement la mémoire de l'agression, accepter de faire partir le délai de prescription du jour où le fait lui revient en mémoire aurait pour conséquence de la laisser seule décider du point de départ de ce délai.
En effet, personne ne pourra jamais vérifier d'une part si l'intéressée a été vraiment victime d'une amnésie concernant le viol, et d'autre part quel jour exactement le fait est réapparu dans sa mémoire.
Il pourrait arriver qu'une femme amnésique pendant un temps retrouve la mémoire un jour, mais qu'elle hésite à déposer plainte aussitôt, qu'elle ne le fasse pas dès cet instant, et qu'elle dépose plainte des années après avoir retrouvé ses souvenirs tout en prétendant, inexactement, que le retour de son souvenir est récent.
C'est pourquoi il est juridiquement difficile d'envisager que le point de départ du délai de prescription dépende des seules déclarations, à jamais invérifiables, d'une femme déposant tardivement plainte pour viol.
Secondairement, on peut se demander ce qui se passerait, surtout pour la plaignante, si elle affirmait avoir retrouvé la mémoire à telle date et que postérieurement une personne qu'elle a rencontré auparavant vienne dire aux policiers après avoir découvert la démarche dans les medias : "C'est étonnant, moi elle m'en avait déjà parlé avant".
Serait-il forcément bénéfique, pour la victime, qu'une enquête de police soit diligentée pour vérifier si, sur cette question de mémoire perdue puis retrouvée, elle a dit vrai, s'est trompée ou a menti ?
Enfin, dans quelle situation sera la plaignante quand il lui faudra, plus de 35 années après les faits qui se seraient déroulés quand elle avait 5 ans, donner des détails suffisants et précis sur les circonstances de l'agression sexuelle alléguée ?
Ce qui est humainement compréhensible n'est pas forcément juridiquement acceptable. Et parfois, le remède peut faire plus de dégâts que le mal. Les victimes de viol doivent aussi être protégées contre cela.
mise à jour
Le 18 décembre 2013 la chambre criminelle de la cour de cassation a rejeté le pourvoi de la plaignante formé contre l'arrêt de la chambre de l'instruction ayant constaté la prescription de l'action publique (décision ici).
La cour de cassation s'est contentée de rappeler que : "la chambre de l'instruction, après avoir analysé les pièces de la procédure, a retenu, à bon droit, que l'action publique était éteinte par acquisition de la prescription au jour du dépôt de la plainte".
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1. Il existe quelques délais plus long allant jusque 30 ans (not. crimes de terrorisme, certains crimes aggravés), et certains infractions sont imprescriptibles (crimes contre l'humanité), ainsi que des délais plus court (par ex.3 mois pour la diffamation)