Un juge qui dérange est-il un mauvais juge ?
Par Michel Huyette
La lecture des medias nous apprend aujourd'hui que le président du tribunal de grande instance de Créteil envisage de changer de service un actuel juge des libertés et de la détention (JLD) dont plusieurs décisions refusant de placer en détention provisoire des personnes pour lesquelles l'emprisonnement était sollicité par le ministère public ont fortement irrité les policiers.
Une précision s'impose. Je ne connais pas ce magistrat et je n'ai lu aucune de ces décisions. Je ne rejoindrai donc personne au café du commerce. Mais cela n'empêche que cette situation pose des questions de principe d'une réelle importance en termes de démocratie judiciaire. L'analyse peut s'orienter dans plusieurs directions.
Rappelons d'abord le fonctionnement interne d'une juridiction. Il faut, pour faire simple, distinguer deux sortes de postes de magistrats (..du siège, je ne parle pas du Parquet avec les procureurs et les substituts). Il y a d'un côté les postes spécialisés, sur lesquels des juges sont précisément nommés. Ce sont par exemple les juges d'instruction ou les juges des enfants. Le président du tribunal ne peut donc pas déplacer l'un de ces magistrats pour lui attribuer un autre service. Et puis il y a la plupart des autres postes. Sachant que lle plus grand nombre des magistrats sont nommés pour être "juge au tribunal de x.." sans autre précision, le chef de juridiction organise le service et affecte les magistrats comme il le souhaite. En conséquence, un juge chargé un temps d'un service civil peut se voir déplacé du jour au lendemain dans un service pénal, et vice versa.
Le JLD est l'un de ces magistrats non spécifiquement affecté à ce poste. Il peut donc lui aussi être déplacé vers un autre service. La question est alors de savoir si cela est fait pour des raisons nobles ou plus troubles. Il faut donc s'interroger, en termes de principe, sur ce qui peut conduire un président de tribunal a, légitimement, changer un magistrat de service.
Chez les juges comme partout ailleurs, il y a de l'excellent, du correct, et du...moins bon. C'est pourquoi doit (devrait..) s'exercer un contrôle régulier sur les prestations professionnelles de chaque magistrat, afin de s'assurer que le travail produit est au moins d'une qualité minimale. Et si un magistrat est défaillant dans une fonction spécifique, il n'existe aucune raison sérieuse d'empêcher le chef de la juridiction de l'affecter à un poste où les défauts auront moins de conséquences ou, pour le dire de façon plus optimiste, certaines compétences seront mieux exploitées...
Bref, il n'y a pas de raison de crier au scandale au seul motif qu'un président de tribunal décide de mettre fin à la fonction de JLD d'un magistrat de sa juridiction.
Oui mais....
A chaque fois qu'un juge est écarté d'une fonction, il faut examnier les raisons apparentes mais tout autant rechercher les éventuelles raisons sous-jacentes. Qui sont rarement de bonnes raisons quand on essaie de les dissimuler derrière une façade plus présentable.
Les medias nous apprennent qu'il est reproché à ce magistrat d'avoir trop souvent refusé de faire droit à des demandes de placement en détention provisoire, autrement dit d'avoir laissé en liberté trop de personnes arrêtées. Seuls ceux qui ont eu accès aux dossiers litigieux et qui ont pu lire les décisions de ce JLD peuvent exposer un point de vue censé sur ses pratiques professionnelles. Mais on ne peut s'empêcher de repenser à "Outreau", cette période tumultueuse pendant laquelle l'un des reproches fait par la France entière contre les juges était un usage abusif de la... détention provisoire.
Jetons en passant un coup d'oeil à l'article 137 du code de procédure pénale qui fixe les règles que le JLD doit appliquer :
"La personne mise en examen, présumée innocente, reste libre. Toutefois, en raison des nécessités de l'instruction ou à titre de mesure de sûreté, elle peut être astreinte à une ou plusieurs obligations du contrôle judiciaire. Lorsque celles-ci se révèlent insuffisantes au regard de ces objectifs, elle peut, à titre exceptionnel, être placée en détention provisoire."
Les policiers et ce magistrat ne semblent pas avoir la même définition du mot "exceptionnel" (1).
Il n'est pas indiqué dans les articles de presse quelle a été la position de la chambre de l'instruction, juridiction appelée à statuer sur les recours du Parquet en matière de détention. A-t-elle été souvent saisie, dans quel sens a-t-elle statué et pour ques motifs ? Aucune analyse du travail du JLD ne peut se faire sans intégrer ce paramètre judiciaire.
Mais ce qui trouble un peu plus, à supposer que les termes aient été exactement rapportés dans les medias, ce sont les explications qui auraient été données par le président du tribunal. En effet, il aurait déclaré :
"Dans cette affaire, je suis attaché à l'indépendance du juge et au bon fonctionnement de la justice. Je n'ai pas d'appréciations à porter sur ses décisions qui relèvent de la chambre de l'instruction. Mais je suis comptable de la confiance que doit inspirer la juridiction à l'extérieur. Il y a un moment où la crédibilité de la justice est en cause". Et il a évoqué "l'importance de l'écho médiatique rencontré par les critiques" contre ce juge (2).
C'est là que le bât pourrait blesser.
Une analyse littérale de ces citations incite à penser que la raison d'être première du déplacement de ce magistrat c'est le bruit qu'ont réussi à faire les policiers, et la gêne d'une institution judiciaire qui préfère travailler dans la tranquillité.
Pourtant de deux choses l'une.
Soit ce JLD a une jurisprudence véritablement aberrante, ce qui n'est pas exclu. Il se pourrait que, du fait de conceptions théoriques personnelles (3) ou d'une mauvaise lecture d'une succession de dossiers, il ait pris des décisions qui, pour ue grande majorité de professionnels, sont objectivement injustifiables, et/ou absurdes et incompréhensibles dans leur motivation, et/ou à l'origine de très graves de difficultés, notamment en matière de récidive de personnes laissées en liberté et déjà multirécidivistes (4). Mais si tel est le cas, il n'existe aucune raison de ne pas le dire clairement, sans que cela ne vienne porter atteinte au principe d'indépendance des juges du siège qui ne doit certainement pas être un paravent permettant de faire n'importe quoi. Mais l'exercice est il est vrai extrêmement délicat car qui va pouvoir dire sans risque d'être contredit où s'arrête le légitime débat judiciaire, parfois rude, et où commence la pratique professionnelle manifestement injustifiable ?
Soit ce JLD rend des décisions en étendant au maximum le principe de l'article 137 mais sans dépasser les limites du juridiquement et du professionnellement acceptable. Tout comme d'autres magistrats mettent plus/trop souvent des personnes en détention provisoire, avec dans des dizaines de cas par an, une fois leur innocence reconnue à l'issue du procès, des indemnisations financées par nos impôts au titre de la détention injustifiée. Mais alors on cherche en vain ce qui pourrait justifier son déplacement d'office, étant précisé qu'agir ainsi pourrait donner l'impression aux policiers, ou à tous ceux qui auront observé la scène, qu'il suffit de faire beaucoup de bruit pour que l'institution judiciaire baisse la tête et cède à la pression.
Enfin, si ce qui se passe à Créteil peut sembler préoccupant, c'est autant pour aujourd'hui que pour demain.
Il est envisagé de supprimer le juge d'instruction et de le remplacer par un juge chargé de contrôler le déroulement des enquêtes qui seraient conduites par le procureur de la République. Nous en avons déjà souvent parlé. Ce nouveau juge de l'enquête aura alors un rôle encore plus important que le JLD d'aujourd'hui car il interviendra à toutes les étapes essentielles de l'enquête. Sa mission sera d'autant plus importante en terme d'équilibre des droits de parties qui s'opposent (ministère public, partie civile, défense) que le ministère public, qui serait chargé de conduire les investigations, est statutairement soumis au pouvoir hiérarchique du gouvernement.
C'est pour cela qu'il semble indispensable que le futur juge de l'enquête soit désigné dans cette fonction spécifique et bénéficie ainsi d'une très forte protection statutaire, afin qu'une difficulté rencontrée dans l'exercice de son activité professionnelle ne puisse en aucune circonstance se conclure par une intervention discrétionnaire et sans recours d'un chef de juridiction 5).
Il y a là, à travers le statut du futur juge de l'enquête, l'un des enjeux majeurs de la réforme à venir.
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1. Selon certains medias, l'irritation des policiers serait partagée par des magistrats, notamme du Parquet.
2. Le Monde en ligne, édition du 15 juin 2010.
3. A une époque, un peu lointaine maintenant, certains magistrats demandaient la suppression... de la prison.
4. Il faut comprendre des décisions grossièrement aberrantes en dehors du débat ordinaire et parfois délicat sur l'opportunité de placer en détention provisoire telle personne dans tel dossier particulier et qui relève du processus judiciaire ordinaire et sain.
5. Dans le recueil des obligations déontologiques des magistrats, publié par le CSM en juin 2010, il est mentionné au paragraphe a.14 que "L'affectation d'un juge ou son remplacement ne doit jamais être guidée par la volonté d'orienter une décision. Seules doivent être prises en compte les nécessités du service régulièrement constatées."