La motivation des décisions de la cour d'assises (suite mais pas fin..)
Par Michel Huyette
Nous avons déjà abordé ici la question, délicate, de l'absence de motivation des décisions des cours d'assises (cf. ici et ici). Je rappelle succintement que devant la quasi totalité des juridictions civiles et pénales, ordinaires ou spécialisées, l'une des obligations qui pèse sur les juges est de motiver leurs décisions. Comme cela est enseigné aux étudiants en droit, la motivation est un rempart essentiel contre l'arbitraire, en ce qu'elle permet de vérifier que le juge a tranché après une étude suffisante du dossier et à l'issue d'un raisonnement logique et vraisemblable, et non en fonction de son humeur. La motivation permet également à toutes les personnes impliquées dans le procès de comprendre, et donc d'accepter (sans forcément approuver) la décision, même défavorable. Autrement dit, la motivation des décisions est l'une des conditions fondamentales pour que l'institution judiciaire soit comprise et donc respectée.
Mais à la cour d'assises, magistrats et jurés ne motivent rien. Pendant le délibéré, ils doivent uniquement répondre par "oui" ou "non" à des questions telles que : "L'accusé .... est-il coupable d'avoir à ..., le ...., commis des actes de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'ils soient, par violence, contrainte, menace ou surprise, sur la personne de ... ?" (cas de poursuite pour viol), ou bien : "L'accusé ... est-il coupable d'avoir à ..., le ..., volontairement donné la mort à ... ?" (cas de poursuite pour meurtre)
Cela a pour conséquences que dans les dossiers contestés, quand l'accusé affirme ne pas être l'auteur du crime poursuivi, et quand des éléments à charge et à décharge sont apportés, personne ne sait exactement pourquoi les juges ont privilégiés certains arguments plutôt que d'autres.
Comme cela a été indiqué dans les précédents articles, la CEDH a été conduite à donner son avis sur cette question, en se demandant si l'absence de motivation enfreint l'un des droits garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (texte ici).
Saisie par un citoyen belge poursuivi et condamné pour crime d'assassinat, la CEDH, en formation ordinaire, a rendu une première décision le 13 janvier 2009 (texte ici) (article ici). Elle avait alors considéré :
"(..) les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent. (..) L'exigence de motivation doit aussi s'accommoder de particularités de la procédure, notamment devant les cours d'assises où les jurés ne doivent pas motiver leur intime conviction. (..)
La Cour relève que l'arrêt de la cour d'assises repose sur trente-deux questions posées au jury dans le cadre du procès litigieux. (..) Le requérant est visé par quatre d'entre elles (..) .Le jury a répondu par l'affirmative à toutes les questions. (..) Or, en l'espèce, la formulation des questions posées au jury était telle que le requérant était fondé à se plaindre qu'il ignorait les motifs pour lesquels il avait été répondu positivement à chacune de celles-ci, alors qu'il niait toute implication personnelle dans les faits reprochés.
La Cour estime que ces réponses laconiques à des questions formulées de manière vague et générale ont pu donner au requérant l'impression d'une justice arbitraire et peu transparente. Sans au moins un résumé des principales raisons pour lesquelles la cour d'assises s'est déclarée convaincue de la culpabilité du requérant, celui n'était pas à même de comprendre – et donc d'accepter – la décision de la juridiction.
Cela revêt toute son importance en raison du fait que le jury ne tranche pas sur base du dossier mais sur base de ce qu'il a entendu à l'audience. Il est donc important, dans un souci d'expliquer le verdict à l'accusé mais aussi à l'opinion publique, au « peuple », au nom duquel la décision est rendue, de mettre en avant les considérations qui ont convaincu le jury de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et d'indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement ou négativement à chacune des questions. Dans ces conditions, la Cour de cassation n'a pas été en mesure d'exercer efficacement son contrôle et de déceler, par exemple, une insuffisance ou une contradiction des motifs.
La Cour conclut qu'il y a eu violation du droit à un procès équitable, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention."
Un recours ayant été formé contre cette première décision, la grande chambre de la CEDH (1) a été saisie, et elle vient de rendre cette nouvelle décision commentée aujourd'hui.
Elle reproduit d'abord les questions posées à la cour d'assises, toutes sous cette forme (à titre d'exemple) : "Taxquet Richard est-il coupable (..) d'avoir à Liège, le 18 juillet 1991, volontairement, avec l'intention de donner la mort, commis un homicide sur la personne de [A.C.] ?" et "L'homicide volontaire avec l'intention de donner la mort repris à la question précédente a-t-il été commis avec préméditation ?"
On notera tout de suite que les questions posées en France sont quasiment les mêmes que celles qui ont été analysées par la CDEH dans cette affaire concernant la juridiction criminelle belge. Par ailleurs, il faut savoir qu'en Belgique les jurés délibèrent seuls (2), sans les magistrats professionnels, contrairement à ce qui se passe en France (3).
Puis la CEDH indique que : "Il ressort de la jurisprudence (de la CEDH) que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l'article 6 ne s'oppose pas à ce qu'un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n'est pas motivé. Il n'en demeure pas moins que pour que les exigences d'un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l'accusé doit être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C'est là une garantie essentielle contre l'arbitraire. Or, comme la Cour l'a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l'arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention. (..) Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l'opinion publique dans une justice objective et transparente, l'un des fondements de toute société démocratique."
Elle ajoute : "La motivation a également pour finalité de démontrer aux parties qu'elles ont été entendues et, ainsi, de contribuer à une meilleure acceptation de la décision. En outre, elle oblige le juge à fonder son raisonnement sur des arguments objectifs et préserve les droits de la défense."
Puis, s'agissant des cours d'assises avec participation de jurés, elle indique : "Devant les cours d'assises avec participation d'un jury populaire, il faut s'accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (..). Dans ce cas également, l'article 6 exige de rechercher si l'accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d'arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation (..). Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d'assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits (..), et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury (..). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu'elle existe, la possibilité pour l'accusé d'exercer des voies de recours."
Se penchant plus précisement sur le cas du requérant, elle retient : "En l'occurrence, le requérant était accusé de l'assassinat d'un ministre d'Etat et d'une tentative d'assassinat sur la compagne de celui-ci. Or ni l'acte d'accusation ni les questions posées au jury ne comportaient des informations suffisantes quant à son implication dans la commission des infractions qui lui étaient reprochées." (..) S'agissant ensuite des questions posées par le président de la cour d'assises au jury pour permettre à celui-ci de parvenir au verdict, elles étaient au nombre de trente-deux. Le requérant, qui comparaissait avec sept autres coaccusés, était visé par seulement quatre d'entre elles, auxquelles le jury a répondu par l'affirmative (..). Laconiques et identiques pour tous les accusés, ces questions ne se réfèrent à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation. (..) Il en résulte que, même combinées avec l'acte d'accusation, les questions posées en l'espèce ne permettaient pas au requérant de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l'affirmative aux quatre questions le concernant. Ainsi, le requérant n'était pas en mesure, notamment, de différencier de façon certaine l'implication de chacun des coaccusés dans la commission de l'infraction ; de comprendre quel rôle précis, pour le jury, il avait joué par rapport à ses coaccusés ; de comprendre pourquoi la qualification d'assassinat avait été retenue plutôt que celle de meurtre ; de déterminer quels avaient été les éléments qui avaient permis au jury de conclure que deux des coaccusés avaient eu une participation limitée dans les faits reprochés, entraînant une peine moins lourde ; et d'appréhender pourquoi la circonstance aggravante de préméditation avait été retenue à son encontre, s'agissant de la tentative de meurtre de la compagne d'A.C. Cette déficience était d'autant plus problématique que l'affaire était complexe, tant sur le plan juridique que sur le plan factuel, et que le procès avait duré plus de deux mois (..),au cours desquels de nombreux témoins et experts avaient été entendus. (..) A cet égard, il convient de rappeler que la présentation au jury de questions précises constituait une exigence indispensable devant permettre au requérant de comprendre un éventuel verdict de culpabilité. En outre, puisque l'affaire comportait plus d'un accusé, les questions devaient être individualisées autant que possible."
Au final elle affirme :
"En conclusion, le requérant n'a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre. La procédure n'ayant pas revêtu un caractère équitable, il y a donc violation de l'article 6 § 1 de la Convention." (4)
Alors demain, en France ? Essayons de faire simple et de repartir de cette décision.
L'argument, non dépourvu de valeur, qui consiste à souligner la difficulté voire l'impossibilité pour des jurés statuant seuls de motiver ensuite leur décision est chez nous inopérant puisque les magistrats professionnels délibèrent avec les jurés. Au terme du délibéré le président connaît la trame du cheminement intellectuel de chaque participant et ainsi les étapes essentielles du raisonnement ayant conduit majoritairement à la décision choisie. De ce fait, la diférence importante entre les systèmes belge et français, absence ou participation des juges au délibéré des jurés, impose d'aborder différemment la question de la difficulté de motiver, un tel exercice étant le travail quotidien des magistrats, travail qui peut se faire sans difficulté majeure à la cour d'assises une fois notés les arguments essentiels mis en avant pendant la délibéré.
Nous savons dorénavant, et définitivement, que les questions telles qu'elles sont posées en France, "laconiques et identiques pour tous les accusés" (cf. plus haut les termes de la CEDH), et qui sont les mêmes qu'en Belgique, ne peuvent pas valoir motivation. Dire uniquement à un accusé "oui vous êtes coupable" n'explique certainement pas pourquoi il est considéré comme coupable quand il conteste être l'auteur du crime sur un argumentaire qui n'apparaît pas immédiatement dépourvu de pertinence. Cela était évident mais un rappel n'est jamais inutile.
La CEDH a fait le choix de ne pas imposer une motivation classique et de permettre une forme de motivation par le biais de questions "individualisées". Mais à quoi cela peut-il correspondre en pratique ? On ne voit pas bien. Prenons un exemple.
Supposons qu'un individu poursuivi pour meurtre ait été dénoncé par un tiers affirmant l'avoir vu tirer vers la victime, et qu'en cours d'audience des doutes soient apparus sur la position exacte du témoin et, du fait de la configuration des lieux, sur sa possibilité de voir nettement l'accusé. Imagine-t-on que soit posée une question écrite telle que : "Le témoin X.. avait-il la possibilité de voir l'accusé Y.." ? Ou bien "Le témoignage du témoin X.. peut-il être retenu ?"
Dans une telle configuration, faudrait-il poser une question pour chaque difficulté factuelle née des débats ? Cela ne sera jamais possible, sachant qu'aller dans cette direction supposerait que (pendant des heures ??) soit discutée avec le ministère public et les avocats le nombre, la nature et la rédaction des questions indispensables ? Et oublier de poser une question factuelle interdirait-il en délibéré de tenir compte du fait contesté mais non officiellement questionné ?
Il est donc difficile, c'est peu dire, de comprendre quelles pourraient être les questions suffisamment précises que la CEDH a envisagé de voir poser pendant les délibérés.
Pour finir que peut-on retenir ?
1. Que le droit à la motivation des décisions judiciaires est réaffirmé dans son principe général et avec vigeur par la CDEH qui en rappelle les fondements essentiels, y compris pour les décisions rendues dans les affaires criminelles. Cela signifie, que l'on approuve ou que l'on trouve excessive cette exigence, que le débat sur la nécessité de motiver les arrêts des cours d'assises, sous une forme ou sous une autre, est aujourd'hui définitivement tranché par la formation principale de la CEDH.
2. Que le système français actuel est clairement condamné puisqu'il est non seulement semblable au système belge pour ce qui concerne l'énoncé des questions mais que chez nous l'argument des jurés délibérant seuls est inopérant.
3. Que plutôt que de chercher comment poser autrement des questions à partir des faits poursuivis et des débats à l'audience, ce qui est de mon point de vue totalement irréaliste, il suffit d'ajouter dans le code de procédure pénale que la décision criminelle est succinctement motivée, et que le président, sous les réserves et conditions déjà mentionnées sur ce blog (cf. cet article), rédige après l'audience quelques paragraphes contenant les arguments essentiel retenus en cours de délibéré.
4. Que le débat sur la motivation des décisions des cours d'assises doit être lancé sans délai en vue d'une réforme de notre procédure pénale. Si possible avant des condamnations par la CEDH, toujours humiliantes quand elles mettent en lumière une mauvaise volonté à faire progresser les droits fondamentaux.
5. Mais aussi que le débat autour de la motivation ne doit pas en masquer un autre, qui me semble plus important encore (cf. déjà ici). En effet, les décisions criminelles étant les plus lourdes de conséquences, elles doivent être suffisament étayées pour écarter autant que possible le risque d'erreur. Or l'intime conviction, notion d'un autre âge, c'est ce qui permet en délibéré de voter "oui" ou "non" sur son bulletin de vote sans avoir à l'esprit un argumentaire sûr et plausible dans un sens ou dans un autre. Autrement dit, l'intime conviction, en pratique, c'est la clé qui ouvre la porte de l'arbitraire : je n'ai pas l'obligation d'expliquer mon vote, je peux donc marquer ce que je veux sur mon bulletin de vote. C'est pourquoi la motivation écrite, qui suppose que chacun expose préalablement les étapes principales du raisonnement qui le conduisent à sa conclusion et participe à leur articulation et leur mise en forme, peut réduire la part d'aléa dans le fonctionnement de la cour d'assises. C'est ce que vient une fois de plus de rappeler la CEDH.
Ce n'est pas le moindre des avantages de l'obligation de motiver.
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1. Composée de 17 juges.
2. Si les juges professionnels pensent que le jury s'est trompé, ils peuvent annuler la décision et renvoyer l'affaire à une prochaine session....
3. L'arrêt commenté fournit de nombreuses indications sur les divers systèmes judiciaires européens.
4. La décision a été prise à l'unanimité des juges composant la grande chambre.