La garde à vue et les limites des droits de la défense
Par Michel Huyette
Nous avions écrit il y a peu de temps qu'en ce moment, autour de la garde à vue, c'est le grand bazar (lire not. ici et ici). Et il n'est pas certain qu'aujourd'hui cela aille complètement mieux. Résumons très brièvement les épisodes précédents.
Pendant des années, au cours de la garde à vue, les intéressés ne pouvaient rencontrer un avocat que pendant quelques dizaines de minutes, et cet avocat ne pouvait rien faire de plus. Il ne pouvait notamment pas assister aux auditions du gardé à vue par les enquêteurs. Puis la CEDH a rappelé que le droit d'être assisté à tout moment d'un avocat s'applique dès qu'une personne est privée de liberté et auditionnée par la police (lire ici), puis le conseil constitutionnel a dit nos règles non conformes à la constitution en donnant jusqu'en juillet 2011 au législateur pour changer la loi sur la garde à vue sans conséquences sur les procédures en cours pendant la période intermédiaire (lire ici), puis la chambre criminelle de la cour de cassation a dit que les gardes à vue sans avocat sont irrégulières mais en reportant la date des premières annulations au même mois de juillet 2011, puis l'assemblée plénière de la cour de cassation a dit l'inverse et donc que même les gardes à vue passées doivent être annulées en cas d'irrégularité (lire ici). Et la nouvelle loi (texte ici) est entrée en vigueur le premier juin 2011. Magistrats et policiers ont donc à toute vitesse modifié cadre juridique et pratiques. Ouf.
On pouvait donc espérer que le très vif débat qui avait eu lieu pendant des mois s'apaise enfin et que le nouveau régime juridique se mette tranquillement en place. Et pouvoir respirer un peu.
C'était sans compter sur la pugnacité de certains avocats qui, sitôt un chantier terminé, en ont ouvert un autre. C'est donc reparti pour un tour.
La nouvelle problématique est en résumé la suivante : Toute personne gardée à vue peut dorénavant demander l'assistance d'un avocat à n'importe quel moment, et l'avocat peut, outre un entretien en tête à tête avec l'intéressé, prendre connaissance du procès verbal de placement en garde à vue, assister aux interrogatoires, et poser des questions et faire des observations à la fin de ceux-ci.
Ce que ne permet pas la nouvelle loi, et c'est là tout le nouveau problème, c'est que les avocats prennent connaissance des autres pièces du dossier déjà réunies par les enquêteurs.
Et là il y a véritablement matière à débat, deux scénarios (pour faire simple) étant envisageables. Nous les aborderons en prenant un exemple concret. Nous supposerons que 2 personnes soient soupçonnées d'un braquage (vol avec arme), et que dans les locaux de police elles soient auditionnées l'une après l'autre.
1er scénario : pas d'accès de l'avocat au dossier
Le premier gardé à vue interrogé conteste avoir participé au braquage. Si l'un des policiers a l'impression que le second gardé à vue qu'il interroge est peu sûr de lui, semble prêt à parler, et s'il a le sentiment qu'il suffirait de peu de choses pour qu'il reconnaisse, il peut être tenté de lui dire, y compris en présence d'un avocat : "Bon, vous me dites que ce n'est pas vous, je veux bien, mais tout à l'heure nous avons interrogé votre copain qui a reconnu les faits et a confirmé que vous étiez avec lui". Et supposons que le deuxième gardé à vue dise à ce moment là : "Bon d'accord, puisqu'il le dit, c'est vrai, j'ai bien participé à ce braquage avec lui". Le policier inscrit alors dans le procès verbal cette dernière phrase. C'est un aveu, qui ultérieurement devra être complété par d'autres preuves, mais qui dans une procédure pénale n'est pas sans effet.
Le policier, même s'il a dit quelque chose de mensonger, n'a utilisé aucune violence ni physique ni psychologique. Il n'a aucunement malmené le gardé à vue, assisté rappelons le de son avocat. Il a seulement utilisé un petit truc, pas vraiment méchant, qui a eu pour conséquence que l'auteur d'un braquage a reconnu sa participation. Si c'est la vérité, elle a émergé d'un interrogatoire qui a été conduit sans pression malsaine contre l'intéressé, sinon l'avocat aurait aussitôt réagi et exigé une mention au dossier. Et l'on peut penser que, rassuré par la présence de son avocat, si le second gardé à vue est innocent il sait que le policier ment et il n'a aucune raison d'admettre sa participation. Cela d'autant plus que, comme cela est dorénavant inscrit dans la loi, aucune condamnation ne peut reposer sur les seuls aveux de la personne poursuivie.
2ème scénario : l'avocat a accès aux autres pièces du dossier
L'avocat en arrivant, informé de l'existence d'un braquage par deux hommes, pourrait exiger de lire les PV des auditions de l'autre gardé à vue. Dans ce cas il constaterait que celui-ci a toujours nié avoir participé au braquage, et, bien sûr, informerait aussitôt son client. Dès lors, on imagine mal le policier affirmant que le premier gardé à vue a reconnu les faits devant deux personnes (le gardé à vue et son avocat) qui savent toutes deux qu'il n'en est rien. Dans une telle configuration, le second gardé à vue est encouragé à continuer à nier les faits si telle est sa position, surtout s'il est l'un des auteurs du braquage.
Venons en maintenant au cadre juridique applicable.
Dans ses décisions, la cour européenne des droits de l'homme a écrit qu'il faut que la "personne placée en garde à vue puisse bénéficier de l’assistance d’un avocat dès le début de la mesure et pendant ses interrogatoires". Elle considère plus largement que "l'équité de la procédure requiert que l'accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d'interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l'affaire, l'organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l'accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l'accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l'avocat doit librement exercer".
La difficulté vient du fait qu'il nous faut ici interpréter.... l'interprétation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme par la CEDH. En effet, si cette dernière a posé les principes précités, elle n'a pas donné d'indications très précises sur le périmètre d'intervention de l'avocat pendant la garde à vue, les règles rappelées ayant vocation à s'appliquer, pour partie d'entre elles, à toute la procédure et non seulement à cette première période de garde à vue.
Il faut donc rechercher où peut se trouver le point d'équlibre entre d'une part la protection minimale des gardés à vue et d'autre part la garantie d'une efficacité également minimale des investigations de police. Le repère pouvant être le critère de "vulnérabilité" mis en avant par la CEDH.
Revenons en alors à notre exemple.
Un gardé à vue, à côté duquel se tient son avocat qui n'a pas lu les autres éléments du dossier, et à qui un policier indique faussement mais de façon neutre, sans aucune forme de menace ou de pression, que l'autre gardé à vue a reconnu les faits, est-il dans une en situation de vulnérabilité manifestement inacceptable ?
Ou bien doit on considérer que le gardé à vue, du fait de la présence de son avocat, est dans une situation qui ne le rend pas vulnérable en ce sens que s'il veut continuer à affirmer qu'il n'a pas participé au braquage il peut librement le faire, le policier n'étant pas en mesure d'exercer sur lui une quelconque pression réellement efficace ?
Prenons rapidement un autre exemple, comme le suggère Qsmb dans son commentaire si dessous (et que j'intègre à l'article car il est très pertinent). Un policier qui, cette fois sans rien inventer, a déjà réuni divers éléments, peut volontairement laisser le gardé à vue faire des déclarations contraires aux éléments recueillis afin de pouvoir le mettre ensuite face à ses contradictions et/ou mensonges, ce qui souvent se révèle efficace. On peut supposer par exemple qu'un témoin ait déclaré que le gardé à vue était bien sur le lieu de commission de l'infraction et que le gardé à vue, ignorant cette déposition, affirme qu'il était ailleurs. Or si l'avocat commence par lire la déposition du témoin et informe le gardé à vue de son contenu, celui-ci va adapter ses déclarations pour ne pas être pris en défaut. Les policiers peuvent ainsi perdre une occasion de le confondre.
C'est, au final, la question complexe des limites des droits de la défense, notion dont on peut difficilement concevoir qu'elle devienne un joker permettant de paralyser les enquêtes en mettant, d'une certaine façon, les services de police en situation de... vulnérabilité.
Sans doute doit-on être attentif aux arguments développés par les avocats, qui, il ne faut pas l'oublier, ont pour objectif premier la protection de leurs clients contre les poursuites judiciaires. Mais il n'est pas non plus aberrant de considérer que la loi nouvelle a permis d'atteindre un équilibre acceptable, la société étant en droit d'utiliser tous les moyens nécessaires à la recherche, la poursuite et la condamnation des auteurs d'infractions.
Quoi qu'il en soit, les juges français vont devoir, une fois encore, répondre aux nouveaux argumentaires des avocats et continuer à contruire une jurisprudence. Et essayer de trouver ce point d'équilibre entre des impératifs contraires. Et cela n'est pas simple. D'où, en ce moment au sein de l'institution judiciaire, des débats, des points de vue différents, des hésitations. Et dans les services de police la crainte d'une obligation, à l'avenir, de modifier encore la façon de faire et, d'ici là, d'avoir des pratiques éventuellement jugées plus tard irrégulières. Et d'où, malheureusement, une nouvelle période d'instabilité juridique.
Notons pour finir que des avocats semblent avoir déposé les premières QPC (lire ici) à propos de la nouvelle loi, autour de ce qui vient d'être décrit plus haut. Il est plus que regrettable que le Conseil Constitutionnel n'ait pas été saisi avant la promulgation de la loi, ce qui aurait, le concernant, mis fin à toutes les incertitudes en faisant obstacle à tout dépôt de QPC. Mais il aurait fallu, pour cela, que le législateur, et le gouvernement, n'attendent pas délibérément le dernier moment pour tirer les conséquences des arrêts successifs de la CEDH.