A propos des jurés de la cour d'assises
Par Michel Huyette
J'avais comme projet depuis longtemps de faire un ou plusieurs articles sur les jurés qui siègent à la cour d'assises, mais à la suite de l'article sur la réflexion qu'aurait le ministère de la justice quant à l'éventuelle suppression du jury, au moins en première instance, il me semble opportun de faire part de quelques réflexions dès à présent. Celles-ci s'appuient sur une expérience de président de cour d'assises pendant plusieurs années et l'exercice de la fonction dans cinq départements différents.
On ne peut certainement pas se contenter de parler du "jury populaire" sous une forme romantique et enthousiaste, en mettant en avant, en quelques brèves remarques générales, la formidable participation des citoyens à l'oeuvre de justice. La réalité est moins brillante que cela.
Les jurés, c'est d'abord tout le monde, ce qui fait dire à certains que sont appelés à juger leurs concitoyens et éventuellement à prononcer de très lourdes peines des hommes et des femmes qui vont du plus équilibré au plus instable psychologiquement. Bref, que parmi les jurés il y a le meilleur et le pire.
Il faut admettre que ce n'est pas complètement faux. Car les seules conditions pour être juré sont celles des articles 255 et suivants du code de procédure pénale, principalement (pour ce qui nous intéresse) avoir plus de 23 ans, savoir lire et écrire, ne pas avoir été condamné pour crime et délit à plus de 6 mois de prison ou à la privation des droits civiques (art.131.26 du code pénal), ne pas être sous tutelle.
A contrario, cela veut dire que dans le système français il n'existe aucun mécanisme de sélection des jurés. Personne ne vérifie en amont les capacités intellectuelles, l'aptitude à suivre de longs débats, l'habileté à débattre en groupe, ni plus généralement la santé psychologique de ceux qui sont tirés au sort et convoqués.
Mais de deux choses l'une. Si l'on considère que le tirage au sort et les rares conditions fixées par la loi ne permettent pas de garantir la présence de personnes suffisamment aptes à participer à des procès criminels, il faut supprimer le jury populaire non pas seulement en première instance comme semblerait l'envisager la chancellerie mais également en appel. Ce serait alors une véritable révolution judiciaire, qui ne pourrait s'envisager qu'en apportant la démonstration, concrète et non seulement théorique, que la présence des jurés présente plus d'inconvénients que d'avantages. Mais au moins ce serait cohérent.
Encore faudrait-il démontrer que le système actuel ne fonctionne pas correctement. Ce qui reste à faire.
Même si les présidents de cours d'assises, qui sont les seuls à pouvoir décrire comment se comportent les jurés pendant les délibérés puisque ni les procureurs ni les avocats n'y assistent, sont tenus à la discrétion à propos de ces délibérés, rien n'empêche de donner quelques indications générales, la règle du secret des délibérés interdisant seulement de faire la moindre allusion à ce qui s'est dit sur une affaire précise.
Des inconvénients, il y en a sans aucun doute.
Au cours de toutes ces années j'ai vu des jurés manifestement instables. Trouble excessif à cause de la nature des faits les empêchant de réfléchir sereinement, utilisation de la fonction pour se défouler en exprimant des avis d'évidence excessifs, incapacité affective au moment de choisir une sanction par peur de "faire du mal", prises de positions carricaturales "par principe" sans réflexion par rapport aux particularités de chaque affaire, tentative de manipulation des autres jurés pour les amener autant que possible à avoir le même avis considéré comme le seul possible, désintérêt pour la fonction et regard sur la montre pour en finir au plus vite... la liste pourrait être poursuivie car les exemples ne sont pas rares.
Cela pose-t-il de graves difficultés ? Non.
En effet, même si la cour d'assises récupère parfois quelques bras cassés, elle est composée de 9 jurés en première instance et de 12 jurés en appel (plus 3 magistrats à chaque fois). Dès lors, même si de temps en temps un juré ne semble pas être apte à exercer sa mission avec la qualité requise, le fait que tous les autres soient des jurés de qualité contrebalance efficacement cette carence individuelle.
Or, de fait, la très grande majorités des jurés sont des hommes et des femmes intéressés, consciencieux, attentifs, d'esprit ouvert, et qui remplissent très correctement leur rôle.
En plus, grâce au mécanisme du délibéré (j'y reviendrai dans un autre article), les votes qui pourraient être considérés comme manifestement trop sévères ou trop indulgents sont pondérés par tous les autres. En clair et par exemple, si sur 12 personnes (en 1ère instance) une grande majorité vote pour une peine comprise entre 8 et 12 ans de prison pour un meurtre puni de 30 ans, le fait qu'un juré vote pour la peine maximale n'aura aucun effet sur la décision finale qui sera inéluctablement autour de 8/10 ans de prison.
Une autre question qui se pose est celle des sanctions qui seraient probablement prononcées si les cours d'assises étaient composées uniquement de magistrats professionnels. Seraient-elles souvent très différentes des décisions rendues avec les jurés ? Non plus.
A la fin des délibérés, quand les décisions ont été annoncées à l'audience et que les jurés sont repartis chez eux, les trois magistrats professionnels discutent souvent quelques minutes sur ce qui vient de se passer. Nous échangeons quelques mots sur l'affaire, sur le délibéré et les jurés, mais aussi sur les décisions en indiquant parfois aux autres notre opinion sur la peine infligée quand l'accusé a été déclaré coupable.
Ce que l'on constate la plupart du temps, c'est une proximité de vision de l'affaire entre les magistrats et les jurés. Sans doute l'un d'entre nous trouve-t-il parfois la peine un peu trop sévère, ou un peu trop conciliante. Mais outre le fait qu'il s'agit toujours d'un avis pour partie subjectif, ce que l'on remarque sur le terrain c'est qu'il est assez rare que les trois magistrats professionnels désapprouvent fortement la décision finale.
Tout ceci pour conclure d'une part que la cour d'assises avec des jurés fonctionne globalement bien, et d'autre part que si demain la cour d'assises, au moins en première instance, n'est plus composée que de magistrats professionnels, cela ne changera sans doute pas fondamentalement les décisions rendues. Les procès seraient peut-être un peu moins longs, les avocats plaideraient sans doute différemment, mais le processus judiciaire aurait souvent la même fin.
Alors si la présence/absence des jurés ne change pas grand chose au traitement des dossiers, pourquoi les conserver ? Pour une seule raison : associer les citoyens français au fonctionnement de leur justice, leur permettre de mieux comprendre certains parcours délinquants, et favoriser ces rencontres qui vont permettre aux uns et aux autres de travailler ensemble, d'échanger et de mieux se comprendre.
En dehors des juridictions spécialisées au sein desquelles siègent des non magistrats mais eux aussi spécialisés dans un domaine de compétence (le conseil de prud'hommes, le tribunal des affaires de sécurité sociale, le tribunal paritaire des baux ruraux), la cour d'assises est le meilleur endroit pour inviter des citoyens à participer au jugement d'autres citoyens.
Nombreux sont les jurés qui à la fin d'une session disent qu'ils ont été très intéressés par ce qu'ils ont vécu, et que cette rencontre avec l'institution judiciaire les a fait considérablement réfléchir sur tout ce qui concerne la justice (1).
Les magistrats professionnels peuvent travailler sans les jurés, y compris à la cour d'assises. Mais supprimer le jury populaire serait, pour les français, la disparition d'une occasion de rencontre exceptionnelle avec leur justice. Fondamentalement ce serait une régression, en rien un progrès.
On peut toujours faire moins. C'est la voie de la facilité.
Mais ne pourrait-on pas préférer faire au mieux, pour une fois ?
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1. Même si, ne l'oublions quand même pas, la justice criminelle n'est pas représentative de la justice au quotidien.