La sélection des jurés
Par Michel Huyette
Le titre, il est vrai, peut prêter à confusion. En effet, dans notre cour d'assises française, là où des jurés rejoignent les magistrats professionnels, il n'y a pas de véritable "sélection".
L'explication du titre est ailleurs.
Dans le journal Le Figaro (en ligne, daté du 3 juin 2010), un intéressant article fait état d'une enquête menée par une ONG aux Etats Unis sur ce qui peut expliquer que les communautés noires soient à ce point sous-représentées quand il est fait appel aux jurés (1). L'article donne l'exemple de l'Etat d'Alabama dans lequel, entre 2005 et 2009, 50% des jurys n'ont été composés que de blancs et dans les 50% autres un seul noir en a fait partie, alors que la communauté d'origine africaine représente 27% de la population.
L'article explique certains des stratagèmes, plus ou moins ouvertement aberrants, utilisés par le Ministère public pour écarter les américains noirs. Et il rappelle que dans l'affaire Thomas Miller, individu qui clamait son innocence, la condamnation à mort a été annulée pour vice de procédure par la cour suprême car le procureur avait écarté 10 des 11 jurés noirs présélectionnés.
Et tout ceci, comme le rappelle le journaliste, alors qu'une loi sur les droits civiques de...1875 est supposée empêcher ce genre de dérives.
En clair, il s'agit du racisme le plus flagrant sauf à démontrer, ce qui n'a pas été fait jusqu'à présent, que génétiquement les êtres humains d'origine africaine sont inaptes à siéger au sein d'un jury et d'apprécier les tenants et les aboutissants d'un procès.
En France, heureusement, la législation nous protège de telles dérives. Les jurés sont choisis selon les mécanismes successifs suivants :
- Chaque premier semestre de chaque année a lieu un premier tirage au sort sur les listes électorales. Le nombre de personnes tirées au sort est fixé par arrêté préfectoral. (art. 261 du code de procédure pénale). Ne peuvent être tirées au sort les personnes de moins de 23 ans, celles qui ne savent pas lire ou écrire, dont le bulletin n° 1 du casier judiciaire comporte une condamnation pour crime ou pour délit à au moins six mois de prison, les majeurs protégés, les magistrats ainsi que les policiers, gendarmes. Les plus de 70 ans peuvent demander à être dispensés. (art. 255 svts) (2)
- Chaque automne, un tirage au sort fixe la liste des jurés titulaires et celle des jurés suppléants pour l'année civile suivante. On parle alors de "liste annuelle". Cela concerne 1.800 personnes à Paris et une personne pour mille trois cents habitants dans les autres départements, avec un minimum de 200. (art. 262)
- Au moins trente jours avant chaque session de la cour d'assises, donc au moins une fois par trimestre sauf dans les plus petits départements, est organisé le tirage au sort de 40 jurés titulaires et 12 jurés suppléants, groupe de jurés parmi lesquels seront tirés au sort ceux qui auront à siéger dans les affaires fixées à cette session. C'est la "liste de session" (art. 266).
Ce qui apparaît clairement dans notre législation française, c'est qu'à chaque étape du processus c'est uniquement le hasard qui définit les personnes appelées à être juré, aucun autre paramètre ne devant être pris en compte.
Il existe toutefois trois soupapes de sécurité.
Le premier contrôle est effectué par la commission qui procède au tirage des listes annuelles et accessoirement par les maires informés du contenu de ces listes. Il s'agit de s'assurer que les personnes tirées au sort remplissent bien les conditions pour siéger. En pratique le contrôle porte principalement sur l'âge, le domicile, le casier judiciaire, les demandes de dispense.
Le second a lieu juste avant le premier procès de la session, à l'occasion de ce que l'on appelle la révision de la liste des jurés (art. 288 et svts). Les 52 personnes tirées au sort sont convoquées. Elles ne sont jamais toutes présentes car il y a ceux qui ont déménagé, ceux qui n'ont pas reçu la convocation, et ceux qui ont envoyé une demande de dispense par écrit, souvent pour raison médicale.
Les 52 noms sont appelés. Outre la vérification que les conditions légales pour être juré sont bien remplies, les personnes présentes et qui pourtant souhaitent être dispensées peuvent en faire la demande, en exposant leurs arguments devant tous les autres et dans une salle accessible au public. Des jurés viennent régulièrement expliquer, par exemple, qu'étant seuls dans leur toute petite entreprise ils ne peuvent pas s'absenter longtemps sans grave conséquence financière, ou qu'ils avaient déjà engagés les frais d'un voyage prévu de longue date. Certains viennent aussi dire qu'ils ne se sentent pas capables de juger d'aussi graves affaires, à cause de leur fragilité psychologique, ou parce qu'ils ont eu à vivre un crime dans leur environnement proche. Invités à s'exprimer librement, d'autres s'interrogent sur leur impartialité quand ils ont croisé le chemin, même autrefois, de l'une des parties au procès.
Le président et ses deux assesseurs, après avoir entendu l'avis du ministère public, décident s'ils accordent ou non une dispense.
Enfin, avant le début de chaque affaire, la liste des jurés peut encore être rectifiée (art. 291). Par exemple, l'avocat de l'une des parties, notamment de l'accusé, pourrait faire valoir que l'un des jurés inscrits sur la liste est une connaissance d'une autre partie ou de son client. Le juré, interrogé sur cela, pourrait être écarté pour ce qui apparaîtrait alors comme un "motif grave" au sens de notre législation.
Ces mécanismes sont là pour permettre de prendre en compte les raisons qui ne permettraient pas à une personne tirée au sort d'exercer suffisamment correctement sa fonction de juré. Il n'y a pas besoin de recourir à la récusation pour cela.
La récusation intervient avant chaque affaire.
Au tout début de chaque procès, le président de la cour d'assises procède au tirage au sort des jurés : 9 en première instance, 12 en appel, plus un ou plusieurs jurés supplémentaires pouvant remplacer un juré défaillant. (art. 296)
Les avocats peuvent récuser des jurés (5 en première instance, 6 en appel) de même que le procureur de la République (4 en première instance, 5 en appel). (art. 298)
En droit français, ni l'un ni l'autre n'indique pour quelle raison tel juré est récusé. Cela incite alors à penser, et nous en revenons à notre article sur les USA, qu'un juré peut être récusé pour des raisons plus ou moins nobles et avouables. De fait, rien dans la loi n'empêche un avocat ou un représentant du Parquet de récuser un juré à cause de la couleur de sa peau, ou parce qu'il trouve qu'il a une allure déplaisante.
Il faut donc admettre que notre législation permet la mise à l'écart de jurés pour des raisons qui, si elles étaient publiquement exprimées, apparaîtraient odieuses ou scandaleuses.
Mais il faut relativiser l'ampleur de cette problématique.
D'abord parce que les récusations concernent de fait des personnes de toutes origines et de tous milieux. C'est ce que l'on constate tout au long de l'année dans nos salles d'audience. La plupart du temps les avocats, par exemple, se contentent de récuser un commerçant parce que leur client a commis un braquage dans un magasin, ou une femme de tel âge parce que leur client a commis un viol sur une femme du même âge.
Ensuite et peut-être surtout, parce que celui qui, en tout début de procès, récuserait une personne en laissant penser qu'il le fait à cause de la couleur de sa peau, et cela publiquement (3), prendrait le risque de troubler son image. A l'inverse, la meilleure façon de donner du poids à sa thèse et à son argumentaire, c'est de montrer que l'on n'a peur de rien, y compris du profil de chacun des jurés.
C'est pour cela que certains avocats - je l'ai encore entendu très récemment - disent ne jamais récuser de jurés pour ne pas donner prise à une quelconque interprétation de leur comportement. Au demeurant, on peut se demander si, au 21ème siècle, il existe encore des raisons de maintenir le droit de récuser des personnes tirées au sort et dont l'aptitude à juger n'est pas sérieusement remise en cause.
Il n'empêche que c'est ce qui se passe aux USA, pays dans lequel les principes proclamés sont parfois les plus maltraités. Le mécanisme de sélection des jurés ne se fait pas en cachette. Et cela n'empêche pas les pratiques inadmissibles décrites dans l'article du journal. Mais il ne faut pas oublier que les USA ont un lourd passé d'esclavagisme et de violences contre les noirs, cela sur leur propre territoire, pas dans leurs colonies. Et dans certains Etats le racisme contre les noirs est encore très vifs. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les réactions d'une violence verbale inouïe qui sont apparues après l'élection d'un président noir.
Quoi qu'il en soit, il y a peu de raisons de craindre que leur façon d'agir soit un jour transposable chez nous. Notre système juridique comporte, au niveau des grands principes, quelques barrières difficilement franchissables. Et la cour européenne des droits de l'homme opposerait très certainement son véto à toute manipulation tendant à permettre de choisir ses juges.
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1. Les jurés américains ne sont pas appelés que pour les affaires criminelles.
2. A ma connaissance, il n'existe pas d'étude française permettant de vérifier que le tirage au sort sur les listes électorales reflète correctement la diversité des profils et des origines des personnes qui y sont inscrites. Il n'est pas forcément exclu que des personnes tirées au sort soient, à l'initiative de la mairie, mises à l'écart avant même la transmission des résultats au Palais de justice.
3. Si le huis clos est demandé pour une affaire de viol, il ne peut s'appliquer qu'après la constitution du jury qui est toujours publique.