Chronique malgache (11)
Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne
Chronique malgache 15 10 juin 2007
Les Malgaches ont une véritable dévotion pour leur groupe fétiche, Mahaleo. Les musiciens et chanteurs du groupe ont commencé dans les années 70 lorsqu’ils étaient étudiants. Ils sont maintenant sociologues, ingénieurs ou médecins, mais continuent, pour la plus grande joie de leur public. Le spectacle est largement dans la salle : les spectateurs, toutes générations confondues, connaissent toutes les paroles de chaque chanson et chantent en chœur. Les textes sont souvent engagés, sur l’arrogance des riches, la corruption, la destruction de l’environnement.
Les concerts en salle sont professionnels et précis. En plein air, devant 15.000 personnes, c’est autre chose, et l’ambiance est unique. Le dernier concert auquel j’ai assisté se tenait dans une sorte de cuvette, avec des gradins vaguement creusés dans l’herbe. De façon étrange, des voitures pénètrent dans l’enceinte et escaladent la pente pour s’installer en haut. Le concert n’a rien à voir avec les grandes machineries millimétrées à effets spéciaux. Les membres du groupe arrivent sur la scène sans prévenir pour arranger leurs instruments. Bonjour, ça va ? fait la foule. En commençant, un membre du groupe demande : pour combien de temps sommes-nous ensemble ? Le public lève aussitôt les deux mains, doigts écartés, pour signifier le chiffre 10. Dix heures ? c’est parti, répond le groupe. Ils ne jouent pas dix heures, mais il ne s’en faut pas de beaucoup. Leur dernier concert, commencé à 19 heures, s’est achevé à 4 heures du matin.
A la pause, on déballe les paniers ou on va acheter des brochettes et du poulet grillé, qu’on fait descendre avec l’excellente bière THB, vendue en bouteilles de 75 cl. D’autres marchent au toaka gasy, alcool clandestin produit au sud de Tana, pas mauvais, mais raide (70 °). Les esprits s’échauffent, de petites bagarres éclatent parfois. La musique s’arrête et le leader du groupe gronde les agités. Mahaleo fête ses 35 ans d’activité par une grande tournée. Il était en concert à Paris à l’Olympia il y a quelques jours.
En matière d’organisation administrative, Madagascar en est resté à la bureaucratie française des années 50. Le résultat est saisissant, comme j’ai pu le voir il y a quelques jours. La Poste nous envoie un avis de mise en instance pour une lettre recommandée. En voyant qu’elle porte comme destinataire « DP 1 », je pressens des problèmes massifs. Il s’agit des initiales de l’un de nos projets en cours (devis programme n° 1), mais les gens de la Poste ne sont pas supposés le savoir. De fait, lorsque j’arrive au bureau de poste, on refuse de me donner le pli en dépit de mes explications sur le fait que je suis le chef de mission.
Je suis dévié sur le guichet n° 9 où on m’explique la marche à suivre : je dois faire une procuration par laquelle, agissant au nom du DP 1, je me donne procuration… à moi-même pour retirer le pli. Je hasarde une question : pourquoi cette étrange « procuration » puisque je suis là en personne ? C’est pour le dossier, me répond-on de façon péremptoire. Je m’exécute docilement, non sans devoir retourner à mon bureau pour apposer le cachet de ma mission sur le précieux document.
De retour au bureau des mises en instance, je suis promptement refoulé : il faut faire enregistrer la procuration au guichet n° 9. Là, les choses se gâtent : il nous faut les statuts de votre société, me dit l’employé. Après avoir expliqué vainement que je travaille pour l’Union européenne, je demande à voir le chef de service, qui me présente derechef la demande de statuts. L’agacement montant, je réponds que, dans l’hypothèse où l’Union européenne serait inconnue de la Poste , je suis en mesure de produire la copie complète du traité de Rome.
Mon interlocuteur vacille et me demande cette fois l’arrêté qui m’autorise à travailler à Madagascar. Je fais savoir que personne n’a besoin d’un arrêté pour travailler dans le pays, que je produis mon visa de longue durée et que je ne remettrai rien d’autre.
Au bout d’une heure, j’obtiens enfin le précieux pli, qui n’est qu’un vieil accusé de réception d’une lettre envoyée quatre mois plus tôt à un tribunal lointain. Une heure pour vous, commente mon chauffeur, mais un Malgache, ils l’auraient fait attendre trois semaines.
Les prisons, encore et toujours. Il y a quelque temps, visite près de Tana, à Moramanga, avec une ONG. Vision d’épouvante, une fois de plus. 400 personnes dans une cour minuscule et boueuse. Les détenus enfermés de 17 h à 7 h le lendemain à raison de 80 dans 20 m2, sur des bâts flancs sur deux niveaux et par terre. Les mineurs entassés dans l’ancienne cellule disciplinaire sans aération, dans l’odeur des latrines qui débordent à un point tel qu’elles sont gardées dans la journée par deux détenus chargés d’en limiter l’accès.
Et c’est là que nous découvrons une mineure de 15 ans, non délinquante, placée par le juge des enfants au titre de l’assistance éducative. La nouvelle épouse de son père, lui reprochant d’avoir trouvé une place de serveuse sans son accord, l’a chassée de la maison, et le juge des enfants l’a « placée » en prison, en attendant que ses frères aînés viennent la prendre ou qu’on lui trouve un autre hébergement.
Je me fends évidemment d’une lettre à la ministre de la justice pour exprimer une vive préoccupation devant de telles pratiques. La ministre répond quelques jours plus tard en indiquant qu’un hébergement a été trouvé dans un centre pour jeunes filles et que des recommandations ont été adressées aux juridictions visant à l’abandon de la pratique des placements en établissement pénitentiaire.
Dans ce même établissement, une autre découverte, un condamné par une cour criminelle par défaut, alors qu’il était en détention préventive. La situation, bien que fort étrange, est assez courante et trouve son origine dans le fait que l’huissier chargé de délivrer la citation n’a pas pu la remettre à la personne de l’accusé détenu, pour des raisons multiples (changement d’établissement, travail à l’extérieur) ou bien que l’extraction n’a pas pu se faire le jour de l’audience. Parquet et siège se satisfont de la situation et la cour criminelle statue en l’absence du condamné, avec faculté d’opposition.
Ici, tout de même, une particularité : l’intéressé a 82 ans et a été condamné à mort. Je lui ai dit qu’il devait faire opposition, nous dit le chef d’établissement, mais il a haussé les épaules. Nous voyons dans cour le vieillard décharné, assis sur une pierre. Aucune exécution n’est intervenue depuis l’indépendance en 1960, mais des condamnations à mort sont toujours prononcées. La situation des condamnés est lamentable : sauf mesure présidentielle dans le cadre d’une grâce, rarissime, aucune commutation en réclusion à perpétuité n’intervient et les intéressés ne peuvent pas bénéficier de la libération conditionnelle. Lors de la visite de l’ancien bagne de Nosy Lava, que j’ai racontée précédemment, nous avions vu des détenus condamnés à mort en 1972. La plupart meurent en prison, au rythme d’une dizaine chaque année. La solution ne viendra que de la loi : le Sénat a voté en première lecture l’abolition de la peine de mort et on attend le vote de l’Assemblée nationale, qui tarde à venir.
La détention préventive de longue durée s’améliore, depuis que la ministre a pris le mors aux dents et a prescrit aux juridictions de juger dans l’année tous les détenus de plus de deux ans. Le nombre de ceux-ci a été divisé par 4 en 2006. Mais tout n’est pas réglé, car je vois dans mes visites d’établissements des situations inexplicables de détentions depuis 1992 ou 1994, sans que le jugement soit intervenu. Dans une première série de cas, il s’agit de gens détenus pour autre cause. La gestion de ces affaires par les juridictions m’échappe. Tout se passe comme si les tribunaux, voyant qu’un autre titre de détention existe, s’abstiennent de juger l’affaire. Résultat, dans l’établissement de sécurité près de Tana, une personne est sous mandat de dépôt depuis 17 ans, et renvoyée devant la cour criminelle depuis 15 ans, avec mention dans son dossier pénitentiaire d’une détention pour un autre motif, dont on ignore tout. Je m’en suis ouvert à ma correspondante préférée, la ministre de la justice, qui m’a indiqué qu’une enquête avait été ordonnée.
Dans ces courriers, j’ai mentionné plusieurs fois, en citant plusieurs dossiers, qu’en l’absence d’actes pendant 10 ans, l’affaire était éteinte par l’effet de la prescription. Aucune réponse sur ce terrain, alors pourtant qu’on est dans ce cas devant une belle détention arbitraire. Aucune réaction non plus, ni la moindre initiative des magistrats, le plus souvent, lors de la constatation de la perte du dossier judiciaire.
Ainsi l’autre jour, je suis allé voir deux prisons et un tribunal enclavés, avec un petit avion de location, car il est impossible de les atteindre par la route.
Dans la première localité, Besalampy, se trouve un établissement sans tribunal à proximité, qui a vocation à recueillir les personnes placées sous « billet d’écrou », à savoir un titre de détention de 15 jours renouvelable une fois, décerné par le chef de district, le parquet étant supposé prendre le relais ensuite s’il reçoit le dossier à temps. Cette anomalie incontestable répond, selon les responsables malgaches, à une nécessité pratique en raison de la quasi impossibilité de déférer rapidement au parquet les gens arrêtés dans des régions peu accessibles. A quoi on peut répondre que la loi malgache permet de faire durer la garde à vue jusqu’à dix jours pour permettre le transfèrement du suspect.
Depuis plusieurs années, après la destruction du précédent bâtiment, ces détenus sont incarcérés à titre provisoire dans un ancien magasin. Ce bâtiment rectangulaire sans fenêtres est entièrement vide. Les détenus y dorment à même le sol en béton, sur une natte pour quelques-uns d’entre eux. L’espace à usage de cour est de très petites dimensions, en forme de couloir délimité par une palissade en gros branchages. Les détenus y sont accroupis, serrés les uns contre les autres. Quelques femmes détenues, dont une avec un enfant, occupent l’une des extrémités de cet espace, sans séparation matérielle. Pendant la nuit, les femmes sont enfermées dans le magasin d’armement, réduit minuscule dans lequel elles dorment à même le sol.
La Croix Rouge m’avait alerté sur le fait que la plupart des détenus étaient enfermés à longueur de journée dans ce bâtiment obscur, car seuls pouvaient sortir à l’air libre ceux qui payaient une somme énorme au chef d’établissement (l’équivalent de deux mois de salaire minimum). Lors de mon passage, un mois plus tard, les malheureux, au moins, sortaient tous dans la « cour ».
Un peu plus loin, à Maintirano, nouvelle démonstration de la situation pitoyable de ces établissements oubliés de tous. L’humidité est très forte au sein du bâtiment, construit en partie basse dans une zone marécageuse autrefois à usage de rizière. Le sol de la première cour est un cloaque de couleur verdâtre à l’odeur nauséabonde. Dans l’espace intermédiaire conduisant aux cours, les fosses septiques débordent. Du gaz provenant de la décomposition des matières s’échappe en bouillonnant. De gros trous à ciel ouvert ont été creusés dans les cours pour servir de toilettes.
Des infiltrations se produisent en toiture pendant les pluies. De l’extérieur, on peut voir au bord du toit les tôles tordues et arrachées par le cyclone Gafilo en 2003 et non remplacées depuis lors. Le personnel montre la hauteur atteinte par l’eau dans les chambres inondées en saison des pluies (60 cm environ). L’infirmerie ne comporte que quelques lits métalliques rouillés sans matelas. Trois détenus paraissant à l’agonie gisent à même le sol gorgé d’humidité.
Dans ces sinistres endroits, je constate la présence de plusieurs détenus en détention préventive depuis plus de dix ans. Les dossiers sont perdus, me dit la présidente du tribunal, mais leur affaire est de la compétence de la cour d’appel, qui n’a pas pris de décision, ajoute-t-elle. J’ai pourtant sous les yeux l’inculpation de vol simple de bovidé, qui relève du tribunal au titre de la cour criminelle spéciale compétente pour ces affaires. Vous m’étonnez, répond-elle, sans paraître autrement émue.
Je soupçonne ces collègues de jouer la montre en attendant l’adoption prochaine de la loi sur la limitation des délais de détention préventive, notamment après décision de mise en accusation, qui va mécaniquement entraîner la libération de ces détenus non jugés depuis des lustres. Moyennant quoi les mois s’ajoutent aux mois de détention arbitraire, dans une indifférence qui continue à me sidérer.
Les autres parties du programme vont mieux : les 7 chantiers de rénovation sont terminés (4 services de police judiciaire, 1 prison, 1 centre pour mineurs et 1 centre de formation), la construction de la Cour suprême avance rapidement ; deux autres chantiers, une prison modèle conçue par Jean-Michel et un immeuble de police, devraient commencer bientôt. Les diverses formations (pénitentiaires, magistrats, avocats, notaires, agents des douanes) sont réalisées ou se terminent. Des subventions ont été versées à des ONG pour l’information juridique dans les tribunaux ou pour des actions de réinsertion des mineurs. Le texte sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature a été approuvé par la ministre et transmis au conseil de gouvernement. Je suis fort curieux de savoir ce qu’il deviendra.
Petit propos en forme de bilan, car ma mission s’achève à la fin du mois, et cette chronique de mes aventures malgaches est la dernière. Le programme continue pendant encore un an, avec mon collègue pénitentiaire Jean-Michel dont la mission a été prolongée et qui veillera au grain. D’autres collègues sont venus travailler ici avant, l’ami Dominique reste fidèle au poste, sur un programme de la Coopération française qu’il a préparé et qui vient de commencer, d’autres viendront, je l’espère, car le chantier de l’Etat de droit est immense.
Un pays qu’on a envie d’aider, m’avait dit un collègue de Bordeaux avant le début de ma mission. La nostalgie est grande de le quitter.