Un coupable à tout prix ? (à propos du procès de l'hormone de croissance)
Comme vous je n’ai pas lu le dossier dit de l’hormone de croissance et je ne peux donc pas avoir d’avis sérieusement argumenté sur la décision de relaxe de tous les prévenus prise par le tribunal correctionnel de Paris. Mais ce qui retient l’attention dans cette affaire, ce sont les réactions des familles des victimes après l’annonce de la décision, et leur relais par un grand nombre de medias.
Dès la décision annoncée, caméras et micros se sont tendus vers les conjoints, les enfants, les proches. Et tous ont rappelé combien leur souffrance est immense. Comme on les comprend. Telle mère a raconté qu’elle faisait elle-même les injections à son enfant et ainsi jour après jour faisait entrer un poison dans son corps. Tel père a raconté la lente et inexorable dégradation de l’état de santé du sien. Voir chez toutes ces personnes la démesure d’une douleur qui ne s’apaisera jamais était véritablement bouleversant.
Mais il n’y a pas eu seulement l’expression d’un traumatisme indiscutable. Car à chaque fois que ces personnes se sont exprimées, elles ont les unes après les autres indiqué avec force à quel point la décision judiciaire est révoltante, ont dénoncé un verdict choquant, et ont affirmé que la justice refuse de sanctionner les responsables de tous ces drames. De son côté la presse n’a pas manqué de vilipender une décision considérée au mieux comme incompréhensible, au pire comme inacceptable.
Pourtant le débat était moins simple qu’il n’y paraît devant le tribunal correctionnel. L’article 121-3 du code pénal (créé par une loi de juillet 2000 immédiatement applicable aux procès en cours) pose la règle suivante : « Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait. » Mais il faut surtout retenir l’alinéa suivant, qui concerne ce que l’on appelle les délits non-intentionnels » : « Dans le cas prévu par l'alinéa qui précède, les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer. » Dans l’affaire de l’hormone de croissance, il s’agissait donc de rechercher si les prévenus avaient violé de façon « manifestement délibérée » une obligation de prudence ou de sécurité, ce qui suppose qu’ils aient été parfaitement conscients de bafouer une règle en vigueur, soit qu’ils aient commis une « faute caractérisée » en exposant en pleine connaissance de cause les malades à un risque qu’ils « ne pouvaient ignorer ». C’est tout le débat scientifique qui a eu lieu devant le tribunal à travers les propos des prévenus et des experts qui ont témoigné sur la connaissance de la nocivité du produit prescrit aux malades dans les années 1980.
Sans lire le dossier et sans avoir assisté à toutes les audiences, il est impossible d’avoir un avis sur la réponse juridique devant être donnée à cette situation. La cour d’appel se penchera à son tour sur cette affaire et dira si les conditions juridiques précitées, très restrictives, sont ou non remplies (1). Si tel n’est pas le cas elle devra confirmer la relaxe.
Mais revenons à la souffrance des familles.
La plupart des commentaires critiques émis contre la décision - justifiée ou non - du tribunal correctionnel n’ont pas été argumentés d’un point de vue juridique. Le mot « délit non intentionnel » n’a presque jamais été prononcé ni écrit. A croire que le débat ne devait pas avoir lieu en droit mais uniquement en terme de souffrance considérée comme imposant la condamnation de quelqu’un.
Cela rend nécessaire de s’interroger une fois de plus sur ce que certains ont appelé, pour grossir le trait, le risque de « dictature des victimes ». Ainsi la justice aurait pour mission impérative de trouver un coupable à tout prix à chaque fois que la souffrance des victimes atteint un niveau élevé, l’ampleur apparente de cette souffrance étant parfois démultipliée par la caractère médiatique de l’affaire.
Il est vrai que pour des victimes, la désignation d’un coupable, si elle ne permet pas de « faire son deuil » (selon cette expression utilisée à tort et à travers sans correspondre à une véritable réalité), rééquilibre au moins un peu les choses. C’est, en simplifiant à l’extrême : nous souffrons beaucoup mais au moins le responsable souffre aussi. L’aspect inverse étant : nous souffrons, le responsable de cette souffrance reste impuni, alors nous souffrons encore plus à cause de cette double injustice.
Ce qui n’arrange rien, c’est la focalisation récente sur les victimes à qui l’on veut faire croire que maintenant on va leur apporter toutes les réponses qu’elles espèrent. A de nombreuses reprises ces derniers mois des victimes ont été reçues par des ministres et même par le chef de l’Etat. Et à chaque fois on leur promet la lune. Au demeurant, les familles dans le procès de l’hormone de croissance ont dès l’annonce du verdict demandé à être reçues au ministère de la justice ce qui a été immédiatement accepté. Cela est très significatif. Il a aussi été créé un juge des victimes, à l’utilité controversée, mais qui leur fait sans doute croire un peu plus que dorénavant la justice les considère comme prioritaires et est prête à répondre à toutes leurs attentes.
Alors, forcément, les désillusions sont encore plus cruelles. Et les discours démagogiques de nombreux élus, les commentaires des medias dépourvus de recul et d’analyse objective, sont à l’origine, indirectement, d’une souffrance supplémentaires dont ces victimes n’ont vraiment pas besoin.
La souffrance d'une victime n’est pas et ne sera jamais un élément constitutif d’une infraction. En aucune circonstance la douleur des victimes, de quelque nature et importance qu’elle soit, ne doit aveugler le juge. Celui-ci doit s’accrocher au droit, rien qu’au droit, afin de ne pas se laisser emporter par des considérations susceptibles de conduire à tous les dérapages.
Juger ce n’est pas chercher à faire plaisir. Juger ce n’est pas apaiser des souffrances. Juger c’est appliquer la loi démocratiquement votée, et rien d’autre.
Se laisser envahir par l’émotion, chercher des coupables par n’importe quels moyens, prononcer des condamnations sur des déclarations de culpabilité juridiquement incertaines, aurait pour effet, au-delà d’éventuelles violations de la loi, de remplacer ce que les victimes trouvent injuste par de véritables injustices.
Le remède serait pire que le mal.
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Quelques exemples de condamnation en matière de délit non intentionnel : cas 1 ; cas 2 ; cas 3 ; cas 4 ; cas 5 ; cas 6 ; cas 7 ;
Et sur l'affaire du sang contaminé : décision