Si on mettait tout le monde en prison, et pour toujours, il n'y aurait plus de récidiviste
Récemment une jeune femme a été agressée et tuée dans le RER. Il s'agit d'un drame abominable qui révolte au plus haut point par sa violence et son caractère profondément injuste. L'auteur de ce crime (la culpabilité ne semblant pas contestée d'après les premières infos publiées) sera jugé et sanctionné dans quelques mois.
A propos de ce drame, il a très vite été mentionné dans les media que l'auteur de l'agression avait déjà été condamné. Il devrait s'agir là d'un fait objectif, dont la cour d'assises tiendra peut-être compte au moment de choisir la nouvelle sanction.
Mais cette indication a parfois été assortie de commentaires sur lesquels il faut revenir.
Le Figaro à publié il y a quelques jours un article intitulé : "L'incroyable clémence qui a profité au violeur du RER". Ce titre à lui seul retient l'attention. Il suppose que lors du jugement de la première affaire il y ait eu "clémence", c'est à dire une peine très modérée, et que le choix d'une telle peine ait été "incroyable", soit une décision manifestement incompréhensible et aberrante.
Nous continuerons à écrire dans ce blog que la justice n'est pas une citadelle imprenable et qu'il est parfaitement légitime que les français s'interrogent et puissent donner leur avis sur les décisions rendues. Mais l'on passe vite, bien trop vite, d'une analyse critique saine et démocratique à quelque chose de plus glauque, et surtout de particulièrement dangereux. De quoi s'agit-il ?
Dans cet article il est indiqué que l'auteur de l'agression récente s'en était pris à une première femme dans un RER en 1996, qu'il avait voulu lui imposer une fellation, et qu'il a été condamné par une cour d'assises à 5 années de prison dont 2 années de prison ferme, les 3 autres étant assorties du sursis.
Faisons de nouveau le lien avec le titre.
D'abord, pour apprécier si une peine est appropriée ou aberrante, il faut connaître le contenu de l'affaire jugée jusque dans son moindre détail. Or de détail il n'en est donné aucun dans l'article du Figaro. Il faut ensuite avoir assisté aux débats, entendu tous les arguments à charge et à décharge. Le journaliste auteur de l'article n'indique à aucun moment que tel a été son cas. Ainsi donc, il serait possible de porter une appréciation critique sur une décision de justice sans rien connaître de l'affaire jugée ?
Ce qui dérange encore plus, c'est que cette décision présentée comme aberrante a été rendue par les jurés d'une cour d'assises et non uniquement par des magistrats professionnels (en cour d'assises et en première instance il y a 9 jurés et 3 juges, chacun des 12 ayant une voix de valeur identique). Et là, c'est tout le discours habituel sur les juges professionnels laxistes, déconnectés des réalités, bien plus préoccupés par les coupables que par les victimes qui n'a plus sa place. On ne peut plus parler des juges qui font n'importe quoi et qui, de temps en temps, doivent "payer". Ce sont des citoyens qui ont en leur âme et conscience décidé que la première agression méritait 2 années de prison ferme. Qu'est-ce qui à distance autorise à présenter leur décision comme "incroyablement clémente" ? N'ont-ils pas écouté suffisamment sérieusement les débats ? N'ont-ils rien compris à l'affaire ? Ont-ils pris leur décision au hasard, sans en discuter, ensemble, pendant le délibéré ? Ont-il volontairement condamné un criminel à une petite peine alors qu'ils le savaient dangereux et en se doutant que le risque de récidive était important ? Il est pourtant écrit dans l'article que "tout le monde y compris les experts semblait alors penser qu'il n'y avait pas de risque de récidive"…
Mais il est possible d'aller encore un peu plus loin dans l'analyse du titre. En effet, la réunion des termes "incroyable clémence", et "qui a profité" au "violeur du RER" incite le lecteur à penser que si la première sanction avait été plus sévère cet homme n'aurait pas récidivé.
N'insistons pas sur le fait que dans de nombreux dossiers les juges, et les jurés ne disposent pas d'éléments leur permettant de connaître une sorte de probabilité de récidive. Il est souvent tout simplement impossible, sauf à lire l'avenir dans une boule de cristal, de savoir qui va recommencer et qui ne recommencera pas.
Mais quel est alors le message délivré par l'article ? Que dès qu'apparaît une simple éventualité de récidive, même sans la moindre certitude, dès que le premier crime est déplaisant, il faut être impitoyablement sévère et envoyer l'intéressé pendant une très longue période (pour toujours ?) en prison, au cas où… Autrement dit, nous est-il demandé d'éliminer socialement dès la première infraction grave, afin de réduire autant que possible le risque d'une éventuelle récidive ? Et cela même si lors du prononcé de la première décision rien ne permet de penser que le condamné est susceptible de recommencer ?
Il ne s'agirait plus alors de justice mais d'élimination sociale dans un but de protection maximale.
Pourquoi pas, sauf que… s'il s'agissait de vous ? Oui, oui, vous. Vous avez peut-être déjà franchi un feu rouge au volant de votre voiture, vous avez peut-être déjà dépassé la vitesse limitée, vous avez même peut-être déjà conduit un véhicule après avoir un peu trop bu. Vous avez peut-être déjà eu un accident. Vous entrez donc dans la catégorie des conducteurs qui sont susceptibles de causer un jour ou l'autre un accident mortel. Eh oui. Donc, même si rien n'est certain quant à votre probabilité de récidive, ne faudrait-il pas envisager de vous envoyer 20 ans en prison dès la première infraction au code de la route, avant que ne survienne l'accident grave ? Car si pour un franchissement de feu rouge un tribunal vous condamne seulement à une amende et à quelques mois de retrait de permis de conduire, ne va-t-on pas, du fait de cette décision "incroyablement clémente", vous encourager à continuer à rouler n'importe comment jusqu'à la mort d'un autre usager de la route ? La question ne se poserait même pas si dès le premier accident vous causez des blesures ou la mort. C'est perpétuité tout de suite !
La réflexion distante et lucide sur les décisions de justice est indispensable dans une société démocratique. Mais distiller la méfiance et la haine par le bais d'analyses caricaturales qui privilégient l'émotion et dont la réflexion est absente n'est de l'intérêt de personne. Car demain chacun d'entre nous pourrait en être victime.