Monsieur, Madame, ou rien. Une question de déontologie ?
Par Michel Huyette
Pour apprécier la façon dont les êtres humains se regardent et se considèrent, l'un des premiers révélateurs est le vocabulaire utilisé entre eux. En effet, le choix des mots, conscient ou non, n'est jamais complètement anodin. Et le vocabulaire français est suffisamment étendu pour qu'il existe la plupart du temps plusieurs alternatives pour exprimer une idée. C'est pourquoi, à travers les mots qui ont été choisis, ou à l'inverse de ceux qui ne sont pas utilisés, il est possible d'appréhender la façon dont un individu se situe par rapport à celui à propos duquel il s'exprime. Et cela concerne l'institution judiciaire.
La façon dont les juges rédigent leurs décisions a considérablement évolué au fil du temps.
L'habitude a été progressivement prise par les magistrats d'écrire dans un langage le plus accessible possible à ceux qui ne maîtrisent pas bien les données juridiques. Par exemple, les mots "attendu" ou "considérant", qui pendant des décennies ont commencé chacune des phrases des décisions judiciaires, ont quasiment disparu aujourd'hui, à part dans celles de la Cour de Cassation. Au demeurant, on ne voit pas très bien ce qui peut justifier, en 2010, de continuer à s'exprimer comme au siècle dernier.
Il n'empêche qu'au gré des lectures des décisions rendues, il est encore possible parfois de sursauter. Tel a été le cas très récemment à l'occasion de la lecture d'une décision rendue il y a quelques semaines par une formation d'une cour d'appel.
Dans cette décision à caractère pénal, plusieurs noms apparaissent au fil des pages. À chaque fois, le nom de la personne désignée est précédé soit de "Monsieur", soit de "Madame." Rien que du très banal et de l'évident jusque-là. Sauf que dans cette décision il existe une et une seule exception. Une personne est toujours désignée uniquement par son nom, sans son prénom, et sans que le nom de l'intéressé, un homme, ne soit précédé du mot "Monsieur".
Si tous les noms mentionnés dans cette décision apparaissaient de cette façon, sans rien devant, il pourrait s'agir d'une simple maladresse générale de rédaction. Mais tel n'est pas le cas. Puisque le rédacteur a pris soin, en dactylographiant sa décision sur son ordinateur, d'utiliser les termes Monsieur et Madame pour toutes les autres personnes, cela signifie que c'est délibérément qu'il a choisi de faire figurer l'un des noms sèchement.
Deux autres éléments viennent semer le trouble un peu plus profondément.
Le premier est que l'individu dont le nom est mentionné seul, sans être précédé de "Monsieur," c'est le prévenu dans cette affaire. On ne peut alors s'empêcher de penser que celui qui s'est retrouvé justiciable a perdu aux yeux du rédacteur la considération qui est pourtant due à n'importe quel être humain au sujet duquel on s'exprime par écrit, notamment dans une décision judiciaire.
Le second est que cet individu a un nom d'origine manifestement étrangère. On voudrait que ce ne soit pas la raison principale pour laquelle l'individu s'est vu désigner par son seul nom.
En tout cas, ceci ne peut que nous inciter à nous replonger quelques instants dans le recueil des obligations déontologiques des magistrats (référence ici) rédigé et publié il y a quelques mois par le Conseil supérieur de la magistrature (son site).
Un paragraphe est intitulé : L'attention à autrui (p. 31). Il y est écrit : Le magistrat entretient des relations empreintes de délicatesse avec les justiciables, les victimes, les auxiliaires de justice et les partenaires de l'institution judiciaire, par un comportement respectueux de la dignité des personnes et par son écoute de l'autre.
Un autre paragraphe est intitulé : La dignité de la personne (p. 32). Il y est écrit : Le magistrat doit s'abstenir d'utiliser, dans ses écrits comme dans ses propos, des expressions ou commentaires déplacés, condescendants, vexatoires ou méprisants.
Tout est dit.