Outreau, désastre judiciaire ou désastre démocratique ?
Par Fabienne Nicolas
Mercredi 8 février 2006 23H30 : Colère, Indignation, Inquiétude, Dégout…
Là où les parlementaires et les médias voient unanimement un « gamin apeuré incapable d’avouer sa faute », je ne vois qu’un homme brisé par un lynchage politico-médiatique organisé depuis plusieurs mois, qu’un magistrat menacé au point de devoir être placé sous protection policière, qu’un être humain qui n’a plus ni vie professionnelle, ni vie privée.
Là où la presse et les parlementaires voient une commission chargée d’étudier sereinement les dysfonctionnements de la Justice et de proposer des réformes adaptées, je ne vois plus qu’un tribunal populaire affranchi de toutes les règles propres à une Justice démocratique. Aveuglée par une vision archaïque de la fonction de juge d’instruction, pressée d’apaiser la colère populaire au point de dénoncer les « fautes » de Fabrice BURGAUD avant même son audition, la Commission, en dépit des précautions oratoires des premières minutes, a adopté l’exact comportement qu’elle entend dénoncer : questions fermées, recherche de l’aveu, accusateurs multiples face à une défense bâillonnée…
Là où la presse et les parlementaires voient l’expression de notre démocratie, je ne vois plus qu’une atteinte insupportable à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la Justice.
Si Fabrice BURGAUD a commis des fautes, il doit en rendre compte dans le cadre d’une procédure disciplinaire devant le Conseil Supérieur de la Magistrature, non face à des médias à la recherche d’une victime expiatoire de leurs propres errements, ni face à une commission parlementaire transformée en tribunal populaire et en tribune politique.
Souvenez-vous !
Souvenez-vous Mesdames et Messieurs les journalistes de votre promptitude en 2001 à dénoncer ces « monstres pédophiles », à les jeter en pâture à l’opinion publique, à étaler leur vie privée ; souvenez-vous de vos unanimes propos sur le caractère sacré de la parole de l’enfant, sur la nécessaire sévérité dont la Justice doit faire preuve envers ces bourreaux, sur l’incapacité des Juges à démanteler des réseaux de pédophilie que vous imaginiez partout !
Souvenez-vous Mesdames et Messieurs les parlementaires de votre émoi passé face à la souffrance des enfants-victimes au sein des procédures judiciaires ; souvenez-vous qu’au moment de l’adoption de la loi du 17 juin 1998, vous nous encouragiez fortement à une unique audition filmée, au mépris des droits de la défense de la personne accusée ; souvenez-vous que le 9 mars 2004, vous avez allongé le délai de prescription de l’action publique à 20 ans après la majorité des enfants victimes de viols par ascendant, comme s’il était sérieusement possible de rassembler des preuves sur des faits vieux de plusieurs décennies…
Souvenez-vous, Monsieur Le Garde des Sceaux, de la proposition de loi n°1187 du 4 novembre 2003 exposant dans ses motifs le souhait de voir instaurer une présomption de crédibilité de la parole de l’enfant et prônant l’imprescriptibilité des crimes de nature sexuelle commis sur les enfants!
La Justice est, et doit être, une recherche d’équilibre entre des intérêts divergents, entre la nécessaire protection de la société, le respect de la victime et les droits de la défense ; la parole de l’enfant n’est ni mensonge, ni vérité, elle doit pouvoir être discutée contradictoirement sans dogme, ni a priori, car tout homme, même accusé par un enfant, a le droit de se défendre.
C’est de ce nécessaire équilibre et des moyens d’y parvenir dont doit débattre la Représentation Nationale dans la sérénité et non pas au coup par coup en réponse à l’émotion d’une opinion publique soumise aux aléas d’une information-spectacle.
Or le dispositif législatif sur la détention provisoire, question centrale de l’affaire d’Outreau et génératrice de tant de souffrances, est révélateur de ce que j’appelle la démocratie de l’émotion qui génère empilement et incohérence législative :
Loi sur la présomption d’innocence du 15 juin 2000 : le législateur affirme solennellement le principe de la liberté, crée un Juge des libertés et de la détention distinct du Juge d’instruction faute de moyens suffisants pour instaurer une collégialité et maintien l’institution d’un référé-liberté devant le Président de la Chambre de l’Instruction : entre sécurité et liberté, entre détention provisoire et présomption d’innocence, le législateur place clairement le curseur vers la liberté. Le Juge d’instruction laisse en liberté sauf à rendre une décision motivée de saisine du Juge des libertés et de la détention.
16 octobre 2001 : Affaire dite du chinois. Remis en liberté par la chambre de l’instruction de Paris en décembre 2000, Bonnal commet des faits criminels. La Presse, le Gouvernement et divers parlementaires en appellent à la responsabilité du Président de la juridiction stigmatisant un comportement irresponsable et fautif. L’année suivante, le Parlement adopte le référé-détention afin de permettre de suspendre l’exécution d’une décision de mise en liberté et le Juge d’instruction doit rendre une ordonnance motivée lorsqu’il ne souhaite pas saisir le Juge des libertés et de la détention en présence de réquisitions de mise en détention du Parquet.
NB : Il convient de noter, à titre quasi-anecdotique que le « chinois » a fait l’objet d’un acquittement dans ledit dossier faute de preuves suffisantes…
Loi Perben II, 11 février 2004 : Le Parquet peut saisir directement le Juge des libertés et de la détention pour un placement en détention provisoire en cas de refus du Juge d’instruction.
Alors, au membre de la commission parlementaire qui s’adressait à Fabrice Burgaud, en ces termes « pourtant le principe, c’est la liberté ! », permettez-nous d’en douter, Monsieur le député, et de vous rappeler le contenu des lois que vous nous demandez d’appliquer !
La démocratie de l’émotion, c’est aussi voter des lois en réponse aux inquiétudes ou à l’émoi de l’opinion publique sans donner les moyens matériels et humains de les appliquer, c’est instaurer l’enregistrement vidéo des auditions de mineurs sans technicien derrière la caméra, c’est créer les Juridictions Inter-Régionales Spécialisées pour lutter contre le crime organisé sans renforcer les effectifs des SRPJ ou des Sections de Recherche, c’est instaurer une expertise psychiatrique obligatoire dans de multiples procédures sans remédier à la pénurie d’experts psychiatres, c’est confier jusqu’à 160 dossiers à un juge d’instruction quand on reconnaît qu’il ne peut en instruire correctement que 80, c’est exiger toujours moins d’incertitudes et toujours plus de preuves scientifiques en limitant les frais de justice, c’est vouloir une justice efficace, humaine, garante des libertés de chacun, en un mot infaillible, en lui accordant un des budgets les plus faibles d’Europe et des effectifs plus que limités !
Outreau n’est pas un désastre judiciaire, c’est un désastre démocratique qui se poursuit aujourd’hui par une atteinte sans précédent au principe de séparation des pouvoirs.