Quand les plus hauts magistrats de la cour de cassation s'expriment
Il est rare que les magistrats de la cour de cassation s'expriment autrement que sur les sujets tenant au fonctionnement de la juridiction. Ils publient des rapports, produisent parfois des communiqués pour commenter leurs décisions, mais il participent rarement au débat public.
Ils le font toutefois de temps en temps lors des audiences de rentrée, ces audiences qu'organisent toutes les juridictions chaque mois de janvier.
Mais ils ont également eu récemment l'occasion de le faire lors de l'installation du nouveau premier président de la cour de cassation, M. Louvel, dorénavant plus haut magistrat de l'ordre judiciaire français (et président du Conseil Supérieur de la Magistrature). C'était le 16 juillet dernier.
Voici quelques berfs extraits leurs propos, qui sont parfois à mettre en perspective avec l'actualité récente. Sans autre commentaire.
- Allocution de M. le doyen Terrier (il s'adresse au président de la République présent à cette installation)
"Malgré les charges de votre haute fonction, vous avez souhaité être présent à cette audience solennelle d’installation du nouveau premier président de la Cour de cassation. Vous témoignez ainsi de votre attachement à l’institution judiciaire dont vous être le garant constitutionnel.
Votre présence aujourd’hui est un précieux encouragement pour les hommes et les femmes, qui, ici et dans les cours et tribunaux, oeuvrent pour maintenir les cohésions sociales particulièrement menacées en cette période de crise et d’incertitude, pour assurer l’égalité de tous et les droits de chacun, et pour renouer les liens de confiance des citoyens en leur justice,
Votre présence est d’autant plus un encouragement que l’institution judiciaire vient d’être une nouvelle fois mise en cause dans des conditions partisanes et par des discours inacceptables, qu’on a prétendu jouer ce vieux tour qui consiste à répudier son juge au seul motif qu’il serait suspect dans ses convictions, et qu’au mépris des garanties constitutionnelles, certains responsables politiques n’ont pas hésité à réclamer la suppression des droits syndicaux de la magistrature, pour que celle-ci soit en définitive réduite au silence et recluse hors de la citoyenneté.
On se souviendra ici des violentes attaques qu’a subies la Cour de cassation, présidée par Mme Simone Rozes, lorsqu’en 1987 elle a refusé de satisfaire une personnalité, alors illustre, qui entendait récuser un juge d’instruction en raison de ses opinions."
- Allocation de M. le premier président Louvel
"En réalité, notre tradition nationale peine à se défaire du modèle très ancien sur lequel nous continuons de vivre, qui a été conçu au XVIII e siècle par le chancelier Maupeou et mis en œuvre par Bonaparte.
La philosophie de ce système fut résumée par Louis XV en 1766 en ces termes : « C’est de moi seul que mes cours tiennent leur existence et leur autorité », formule à peine actualisée en 1964 par le général de Gaulle qui considérait encore qu’il n’existe aucune autorité judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par le Président de la République.
Au-delà de l’excès du propos, on retrouve bien le même archaïsme de la soumission du Judiciaire à l’Exécutif qui continue aujourd’hui encore de freiner le parachèvement de notre état de droit par une authentique séparation des pouvoirs. Celle-ci, qui détermine la confiance du citoyen dans la neutralité et l’impartialité des juges, impliquerait que le Judiciaire s’administre lui-même et ne soit plus géré par un ministère à la manière d’une administration.
Le syndicalisme judiciaire, malmené ces temps derniers par une partie de l’opinion, est né naturellement de ce système où les juges sont considérés comme appartenant à la fonction publique avec les mêmes droits que les autres fonctionnaires. En présence d’une hiérarchie trop souvent dépendante du ministère, les juges ont dû se regrouper pour la défense de leurs intérêts collectifs et c’est grâce aux syndicats qu’ils ont pu faire entendre leur voix. Différente serait sans doute la situation d’un corps judiciaire administré par un Conseil de Justice, lui-même composé des représentants des magistrats et de ceux de la société civile.
On comprendrait mieux les réticences toujours opposées à une authentique séparation des pouvoirs si le corps judiciaire français n’était pas recruté et formé au degré de qualité où il se situe.
Issus pour la plupart de concours nationaux parfaitement égalitaires et parmi les plus difficiles, représentatifs de toute la société dans la variété de ses familles et de ses sensibilités, les magistrats français sont formés à une éthique professionnelle très exigeante par l’Ecole nationale de la magistrature.
Cette Ecole est un des grands foyers intellectuels de notre pays par la richesse des idées qui s’y rencontrent. Elle est en réalité à l’image de la France et de sa diversité, mais elle est unie par la technicité commune de la formation à la fonction judiciaire et elle dispense un enseignement sans ambiguïté sur les valeurs partagées de loyauté et d’impartialité dans l’application du droit qui donnent à notre pays des générations de magistrats scrupuleux et honnêtes, reconnus à travers le monde pour l’exemplarité de leur professionnalisme.
C’est pourquoi nous sommes fiers de notre Ecole et c’est pourquoi nous l’aimons, même si, là encore, on peut espérer, pour désarmer les préventions sporadiquement exprimées sur sa neutralité, qu’elle sera placée un jour sous l’autorité du Conseil supérieur de la magistrature.
Les magistrats ainsi formés représentent une parcelle de l’état de droit, chacun dans sa fonction. Et la Cour de cassation, contrôleur de l’état de droit, doit être la première à s’y soumettre.
Si le soupçon l’atteint, elle doit se prêter en toute transparence aux vérifications des juges et concourir sereinement au but nécessaire de toute justice qui est d’établir la vérité.
La légitimité de l’institution judiciaire, y compris et en tout premier lieu de la Cour de cassation, repose sur la confiance de nos concitoyens. Seul l’établissement de la vérité, résolument et sans réticence, lorsque se manifestent des suspicions de défaillances, peut garantir le maintien indispensable de ce lien de confiance.
Quant à l’action des juges, elle est doublement et étroitement contrôlée, d’abord pour leurs actes juridictionnels par les cours supérieures qui veillent à l’application du droit, ensuite pour leurs comportements personnels par le Conseil supérieur de la magistrature, gardien de l’éthique des juges.
Les justiciables sont en droit de provoquer ces deux contrôles, de sorte qu’ils jouissent des garanties appropriées contre toutes les formes d’abus dont ils peuvent s’estimer victimes.
Est-il besoin de préciser, là encore, que le soupçon de manipulation des juges n’aurait plus matière à s’alimenter s’ils ne dépendaient plus de l’administration pour la gestion de leurs carrières comme de leurs moyens d’action ?"