Peut-on tenter de sauver un enfant en maltraitant son ravisseur ?
Par Michel Huyette
La cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, dans sa formation plénière, (1) une décision particulièrement intéressante. (arrêt du 1er juin 2010, Gafgen c/Allemagne).
Les faits sont relativement simples et se résument de la façon suivante. Monsieur Gafgen a enlevé un enfant de 11 ans, frère d'une jeune fille de son âge qu'il connaissait, l'a conduit à son appartement puis puis lui a donné la mort par étouffement. Il a ensuite sollicité une rançon en faisant valoir que l'enfant avait été enlevé. Il a été arrêté par la police après avoir récupéré l'argent.
Pendant la garde à vue, un directeur-adjoint de la police a autorisé un enquêteur à "menacer le requérant de vives souffrances et, au besoin, de lui en infliger afin de l'amener à révéler où se trouvait l'enfant" (2). Suivant la consigne de son supérieur, l'enquêteur "menaça le requérant de vives souffrances qu'une personne spécialement entraînée à cette fin lui ferait subir s'il ne révélait pas où se trouvait l'enfant." La décision nous indique également que "craignant de subir les mesures dont on le menaçait, le requérant révéla une dizaine de minutes plus tard où l'enfant se trouvait." L'enfant fût effectivement retrouvé rapidement sur les indications de Monsieur Gafgen.
Le premier tribunal saisi a considéré que les menaces de mauvais traitements étaient contraires au code de procédure pénale allemand et contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, rédigé ainsi : "Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants." (3) Mais il a jugé que cela ne justifiait pas l'abandon des poursuites. Le tribunal a aussi considéré que si ces violations imposaient d'écarter les déclarations faites sous la menace, la procédure pouvait se poursuivre sur la base de la découverte du corps de l'enfant et des autres investigations.
Une autre juridiction a ensuite condamné Monsieur Gafgen à la réclusion criminelle à perpétuité sur la base de ses déclarations pendant le procès, l'accusé reconnaissant les faits.
La cour fédérale a ensuite rejeté le pourvoi, sans indications particulières. Et la cour constitutionnelle décida que "on pouvait considérer que les tribunaux pénaux avaient remédié au vice procédural tenant à l'application de méthodes d'enquête prohibées parce qu'ils avaient exclu comme preuves les déclarations ainsi obtenues.
Une procédure pénale a été engagée contre les policiers auteurs des menaces. Le tribunal saisi "a rejeté le moyen de défense fondé sur la « nécessité », parce que la méthode en question portait atteinte à la dignité humaine consacrée par l'article 1 de la Loi fondamentale. Le respect de la dignité humaine était aussi au cœur de l'article 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale et de l'article 3 de la Convention. La protection de la dignité humaine était absolue, et ne souffrait ni exception ni mise en balance d'intérêts." Le directeur et l'enquêteur ont chacun été condamnés à une amende avec sursis.
Dans sa décision, la CEDH rappelle que "l'article 3 de la Convention consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques". Elle ajoute que "Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d'après l'article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. (4) La Cour confirme que même dans les circonstances les plus difficiles, telles la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée. La nature de l'infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de pertinence pour l'examen sous l'angle de l'article 3."
Puis, s'interrogeant sur le qualificatif de mauvais traitement, qui "dépend de l'ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l'âge, de l'état de santé de la victime, etc.", elle indique que "menacer quelqu'un de le torturer pourrait, dans des circonstances données, constituer pour le moins un traitement inhumain".
Et par rapport à la situation qui lui est soumise, elle retient d'abord que "il ne prête pas à controverse entre les parties qu'au cours de l'interrogatoire ce matin-là, l'inspecteur E., sur les instructions du directeur adjoint de la police de Francfort-sur-le-Main, D., menaça le requérant de souffrances intolérables s'il refusait de révéler où se trouvait J. Une technique qui ne laisserait aucune trace serait employée par un policier spécialement entraîné à cette fin et qui était déjà en train de se rendre au commissariat par hélicoptère. Cette procédure serait menée sous surveillance médicale.", que "En ce qui concerne la durée de la conduite litigieuse, la Cour relève que l'interrogatoire sous menace de mauvais traitements a duré environ dix minutes.".
Elle ajoute que "S'agissant des effets physiques et mentaux de ce traitement, la Cour observe que le requérant, qui avait d'abord refusé de révéler où se trouvait J., a avoué sous la menace où il avait caché le corps et a continué à fournir des détails sur la mort de J. tout au long de la procédure d'enquête. La Cour estime donc que les menaces réelles et immédiates de mauvais traitements délibérés et imminents qui ont été proférées à l'adresse du requérant au cours de son interrogatoire doivent passer pour avoir provoqué en lui une peur, une angoisse et des souffrances mentales considérables. L'intéressé n'a toutefois pas produit de certificats médicaux qui attesteraient de séquelles psychologiques à long terme en résultant.", que "Par ailleurs, les menaces ne furent pas un acte spontané, mais furent préméditées et conçues de manière délibérée et intentionnelle.", et que "les menaces de mauvais traitements délibérés et imminents ont été proférées alors que le requérant était placé sous la garde de représentants de la loi et qu'il était apparemment menotté et donc vulnérable.".
Puis, tout en admettant "la motivation qui inspirait le comportement des policiers et l'idée qu'ils ont agi dans le souci de sauver la vie d'un enfant.", elle conclut que "La torture ou un traitement inhumain ou dégradant ne peuvent être infligés même lorsque la vie d'un individu se trouve en péril. Il n'existe aucune dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. L'article 3, libellé en termes univoques, reconnaît que tout être humain a un droit absolu et inaliénable à ne pas être soumis à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant, quelles que soient les circonstances, même les plus difficiles. Le principe philosophique qui sous-tend le caractère absolu du droit consacré à l'article 3 ne souffre aucune exception, aucun facteur justificatif et aucune mise en balance d'intérêts, quels que soient les agissements de la personne concernée et la nature de l'infraction qui pourrait lui être reprochée.", et que "Compte tenu des éléments pertinents à prendre en compte pour qualifier le traitement infligé au requérant, la Cour estime que les menaces réelles et immédiates proférées à l'adresse de celui-ci afin de lui extorquer des informations ont atteint le degré minimum de gravité voulu pour que le comportement litigieux tombe sous le coup de l'article 3.", en précisant toutefois que "la méthode d'interrogatoire à laquelle le requérant a été soumis dans les circonstances de la présente affaire a été suffisamment grave pour être qualifiée de traitement inhumain prohibé par l'article 3, mais n'a pas eu le niveau de cruauté requis pour atteindre le seuil de la torture.".
Cette affaire soulève des questions essentielles mais complexes. Et se faire une opinion n'est pas aisé.
Si un enfant (ou un adulte au demeurant) est détenu par un tiers qui, s'il fournit des indications utiles, peut permettre de le retrouver et éventuellement de lui sauver la vie, est-il vraiment inacceptable que ce tiers soit menacé de violences si, de fait, il ne s'agit que de menaces qui ne seraient jamais suivies d'effet ? (5) La crainte voire la terreur générées par ces menaces ne sont-elles pas les mêmes que la crainte et la terreur de l'enfant enlevé et séquestré ? Et sauver une vie ne justifie-t-il pas que s'exercent des pressions, même fortes, sur l'auteur potentiel d'un crime ? Quel parent ne désespérerait pas de voir les policiers ménager celui qui pourrait révéler où est enfermé son enfant ?
Sans doute, mais ce serait alors oublier quelques principes essentiels.
Si menacer est permis, qui va fixer la limite entre menaces acceptables et menaces qui ne le sont pas, en termes de nature des menaces, de durée de la pression exercée, de nombre de personnes qui les exercent, de conditions dans lesquelles elles sont proférées etc.. Et qui va dire par rapport à quelles infractions, limitativement énumérées ou non, l'usage des menace est permis ?
Il existe ensuite un risque permanent que celui qui est interrogé en garde à vue fasse des déclarations uniquement pour mettre fin à la douleur psychologique engendrée par les menaces proférées, mais des déclarations qui ne correspondent pas à la réalité, autrement dit qu'il "avoue" ce qu'il n'a pas fait pour ne plus souffrir. En clair, qu'un innocent soit maltraité et subisse éventuellement un grave préjudice psychologique pour rien. Personne n'a rien à gagner à de telles pratiques qui, plus largement, discréditent police et justice.
Par ailleurs, peut-on envisager un seul instant que des policiers ou gendarmes exercent des violences psychologiques sur une personne gardée à vue à un moment où il n'est pas certain qu'elle soit l'auteur du délit ou du crime sur lequel porte l'enquête ? Autrement dit, si l'on suppose que la personne entendue n'est pas cet auteur, peut-on accepter que des violences psychologiques soient exercées sur un innocent ? Sans parler des éventuelles conséquences de ces violences totalement injustifiées : dépression, arrêt maladie, perte d'emploi, suicide...
C'est pour cela que, par principe, il est sans doute plus raisonnable de considérer, comme le fait la CDEH, qu'il n'existe absolument aucune dérogation à l'usage des menaces quand celles-ci correspondent à un traitement inhumain à défaut de constituer une torture au sens du droit international.
Car si l'on ouvre la porte et autorise des menaces, le risque est grand de laisser la place à des comportements que personne ne maîtrisera et qui seront, inéluctablement, à l'origine de nombreux contentieux.
L'effet bommerang n'est jamais loin.
------
1. Une première décision a été rendue par une section de la CEDH le 30 juin 2008.
2. D'autres policiers avaient auparavant refuser d'agir ainsi.
3. L'ONU a également adopté, le 10 décembre 1984 (avec entrée en vigueur en juin 1987) une convention internationale contre la torture et autres traitements inhumains.
4. L'article 15 (1 et 2) est rédigé ainsi : "En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international. La disposition précédente n'autorise aucune dérogation à l'article 2, sauf pour le cas de décès résultant d'actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7."
5. Monsieur Gafgen prétendait aussi avoir subi des violences physiques pendant sa garde à vue mais la CEDH a considéré que ses blessures pouvaient avoir été occasionnées lors de son arrestation, au cours de laquelle il était tombé à terre.