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Publié par Parolesdejuges

Cet article a été mis en ligne le 17 janvier 2022. Il a été mis à jour le 15 mars 2022

 

A la fin de l'année 2021, dans une démarche exceptionnelle, des milliers de magistrats et greffiers ont signé une tribune publiée par le journal Le Monde, afin d'exprimer publiquement leur lassitude et leur colère de ne pas pouvoir offrir à leurs concitoyens un service d'une qualité suffisante à défaut d'être maximale (lire ici).

Depuis, les témoignages sur l'état de la justice se multiplient (revue de presse actualisée régulièrement ici)

Au questionnement des professionnels sur la qualité du service rendu, le ministère de la justice répond par une avalanche de chiffres. Il est donc indispensable d'analyser brièvement les enjeux d'une telle démarche, ce qui conduit à découvrir les permanentes manipulations dont les chiffres font délibérément l'objet.

Ceci à travers quelques exemples parmi d'autres.

Manipulation n° 1

Imaginez.

A propos d'un grand hôpital de province, on vous dit qu'il y a 582 personnels infirmiers, puis on vous demande si c'est assez ou pas assez.

Après un moment de perplexité, vous répondrez que vous n'en savez rien parce que ce dont vous avez besoin d'abord c'est du nombre de professionnels indispensables.

Vous ajouterez que le nombre des personnes en poste n'est pas l'information essentielle, en tous cas qu'à elle seule il ne vous permet pas d'avoir la moindre opinion sur l'adéquation entre besoin et moyens.

Et bien c'est ici la première préoccupation du ministre de la justice. Ne jamais faire, ni de près ni de loin, ne serait-ce qu'un début d'évaluation des besoins. Pour faire obstacle aussi longtemps que possible à toute comparaison avec l'existant.

Manipulation n° 1 : parler du nombre des magistrats en fonction, mais ne jamais parler du nombre des magistrats nécessaires.

Manipulation n° 2

Imaginez.

Dans une activité professionnelle, il y a besoin d'au moins 10 personnes pour faire un travail de qualité minimale.

Pendant longtemps les responsables des ressources humaines ont affecté 4 personnes, en sachant que cela est très insuffisant.

A cause des récriminations récurrentes des quatre personnes qui souffrent dans leurs conditions de travail, les responsables des ressources humaines décident sous la pression d'affecter 2 personnes de plus. Il y a donc 6 personnes. Mais là où il en faut toujours 10 pour faire un travail de qualité.

Devant l'opinion publique, les responsables des ressources humaines vont fièrement mettre en avant une augmentation de 50% du nombre des personnes affectées, pour faire croire à l'opinion publique qu'ils ont pris la mesure des besoins et fait un effort gigantesque.

En prenant le plus grand soin de ne pas dire que pour que le service rendu soit de qualité il faut toujours et encore au moins 10 personnes. Et donc que les moyens affectés restent très insuffisants.

C'est ainsi qu'agit le ministre de la justice pour tromper l'opinion publique. Il souligne l'augmentation du nombre de magistrats en tentant de faire croire à travers la force de son affirmation et de façon implicite que cette augmentation satisfait les besoins. Alors qu'il sait qu'on est loin du compte.

Manipulation n° 2 : parler de l'augmentation du nombre de magistrats, mais ne pas parler du nombre des magistrats nécessaires, pour continuer à empêcher toute comparaison entre l'existant et les besoins.

Manipulation n° 3

Le ministre de la justice a mis en avant récemment une légère augmentation du nombre de magistrats recrutés.

Mais si chaque année de nouveaux magistrats entrent dans les effectifs, il y en a bien d'autres qui en sortent, au premier rang desquels les retraités.

D'après les chiffres officiels des recrutements d'une part, et les chiffres internes du ministère de la justice, la balance (chiffre 3) entre entrées (tous recrutements, chiffre 1) et sorties (départs en retraite, chiffre 2) est le suivant pour les années écoulées :

2018 :      250      246      + 4

2019 :      250      238      + 12 

2020 :      250      238      + 12

2021 :      195      237      - 42

2022 :       285     248      + 37

C'est pourquoi le ministre de la justice ne mentionne jamais publiquement ces données. Car l'augmentation du nombre de magistrats est au final très faible, ici 23 en 5 ans. Ce qui est insignifiant au regard des besoins.

Et cela ne tient pas compte des autres départs, notamment des démissions.

Manipulation n° 3 : parler du nombre de personnes qui entrent dans la justice, mais garder publiquement sous silence le nombre de ceux qui en sortent.

Manipulation n° 4

Quand les magistrats ont dénoncé leur impossibilité de fournir un travail de qualité, le ministre de la justice a plusieurs fois mis en avant le nombre global de magistrats, toute affectation confondue.

Sauf que le nombre théorique de magistrats, ce n'est pas le nombre de magistrats présents dans les juridictions et rendant des décisions pour les justiciables.

Pour reprendre l'année 2020, selon le même document interne du ministère, il y avait cette année-là 8947 magistrats mais seulement 8267 en juridiction (1). Ce qui montre à l'envers qu'en 2020, 680 magistrats au moins ne participaient pas du tout au processus judiciaire. Ce qui est loin d'être négligeable.

En plus, les magistrats en juridiction ne rendent pas tous des décisions. Les chefs de juridictions des gros tribunaux et des cour d'appel participent peu et pour la plupart pas du tout au traitement des affaires, parce que leurs missions administratives leur prennent tout leur temps.

En 2020, aux 8267 magistrats en juridiction, il fallait encore en enlever quelques dizaines de magistrats qui ne rendent aucune décision.

La différence entre le nombre total de magistrats et le nombre de magistrats traitant quotidiennement les affaires est sans doute proche d'un millier. Ce qui change considérablement la donne.

Manipulation n° 4 : parler du nombre théorique des magistrats, mais ne jamais mentionner le nombre des magistrats qui traitent réellement les procédures judiciaires.

Manipulation n° 5

La magistrature se féminise à grande vitesse. Chaque année, et depuis des décennies, entrent dans la magistrature environ un quart d'hommes et trois quart de femmes.

Cela n'est pas propre à cette profession. Dans les facultés de droit, dès la première année, il y a une écrasante majorité de femmes.

Pour ce qui concerne le greffe c'est encore plus flagrant. Les greffiers (hommes) sont une infime minorité.

Cela a pour conséquence qu'entrent chaque année dans la magistrature en majorité des femmes et en majorité des jeunes femmes, qui pour une grande part d'entre elles vont être enceintes puis avoir des enfants.

D'où autant de congés de maternité et éventuellement de congés parentaux, et par voie de conséquences de mois au cours desquels ces femmes et sur une plus brève période les magistrats pères quand eux magistrats sont en couple ne sont plus à leur poste et ne rendent plus aucune décision.

En 2020, les femmes étaient 77,06 % rien qu'au premier grade (le plus bas, qui correspond à l'entrée dans la magistrature), soit 2033 femmes. Auxquelles s'ajoutent les femmes de moins d'environ quarante ans qui sont passées au premier grade et qui elles aussi font parfois des enfants.

Le ministre de la justice n'indique jamais quelles estimations sont faites sur ces femmes magistrats qui pendant des mois ne sont plus en juridiction Et l'on cherche en vain des données publiques sur le nombre total de mois cumulés issus de ces arrêts de travail.

Manipulation n° 5 : parler du nombre des magistrats mais ne donner aucune indication globale sur le nombre de ceux qui, à un même moment et pour cause de congé maternité, congé paternité ou congé parental, ne sont pas à leur poste de travail. (2)

Manipulation n° 6

Pour évaluer le nombre minimal de personnes indispensables pour faire fonctionner une activité en respectant les horaires légaux de travail, l'un des moyens est de comptabiliser le nombre effectif d'heures de travail de chaque employé, et, au regard de la durée légale du travail, d'estimer combien de personnes supplémentaires seraient à recruter si chacun respectait cette durée légale.

S'agissant des magistrats, il y a bien longtemps qu'ils ont renoncé à la semaine de 35 heures. Il suffirait de regarder sur les ordinateurs des magistrats les jours et les plages horaires au cours desquels ils rédigent leurs décisions ou ils s'échangent des courriels ou des documents de travail pour se rendre compte que les dépassements de la durée légale de travail sont nombreux en semaine et pendant les jours de repos.

Il n'est pas anodin que depuis quelques années la problématique de la souffrance au travail, physique et psychologique, prenne de plus en plus de place dans l'institution judiciaire.

S'agissant des greffiers, l'un des syndicats faisait valoir que pour certains le nombre des heures supplémentaires contraintes effectuées est tel que toutes ne peuvent pas être rémunérées.

Tout ceci apparaît à la surface notamment au moment des départs. Il est toujours surprenant d'entendre des magistrats et des greffiers annoncer par exemple qu'ils font valoir leur droit à la retraite le 30 juin, mais qu'ils vont définitivement s'arrêter de travailler 30 avril, parce que les deux derniers mois compensent en tout ou partie les dépassements d'horaires antérieurs non rémunérés.

Cela signifie à l'envers que si magistrats et greffiers travaillaient conformément à la durée légale du travail, il faudrait un nombre très élevé de recrutements pour compenser la suppression des permanents dépassements.

Le faible recrutement de magistrats impose donc à ceux qui sont en fonction de continuer à travailler bien plus que ce qui est requis (nous y reviendrons sous un autre angle dans un prochain article).

La manipulation consiste donc à ne jamais aborder la problématique de l'ampleur des dépassements d'horaire et de faire croire qu'en donnant un nombre de magistrats on parle de magistrats qui travaillent 35 heures par semaine.

Manipulation n° 6 : ne pas parler des considérables dépassements d'horaires, et ne jamais calculer combien il faudrait de magistrats et de greffiers en plus pour réduire et faire revenir ces dépassements en dessous d'une limite acceptable.

Manipulation n° 7

Nous reviendrons en détail sur cette problématique dans un prochain article entièrement dédié, mais il faut déjà en dire un mot à propos des chiffres mis en avant par le ministre de la justice.

A nos concitoyens, justiciables en puissance, les chiffres égrenés mécaniquement par le ministre de la justice ne donnent aucune indication sur la qualité des prestations judiciaires.

Pourtant celui qui va voir le juge, volontairement ou de façon contrainte, ce qu'il veut par dessus tout c'est être traité correctement, voir tous ses droits respectés, bénéficier d'une écoute réelle et suffisante, et obtenir une convocation puis une décision de justice dans un délai raisonnable.

La logique devrait donc être de définir d'abord des normes de qualité minimale pour, dans un second temps, calculer le nombre des professionnels nécessaires pour que ce seuil minimal de qualité soit atteint.

Mais ce n'est pas du tout la vision du ministre. A l'inverse, l'essentiel de sa stratégie consiste à ne jamais, absolument jamais, parler de la qualité réelle des prestations judiciaires. Et à ne se référer qu'à une succession de chiffres pour interdire tout débat de fond autour de cette qualité souvent insuffisante. La satisfaction des justiciables n'est pas un critère pour lui.

Et le ministre sait fort bien que si l'on commence à examiner à la loupe le travail quotidien de la justice, et à repérer ses dysfonctionnements, le considérable manque de personnel va apparaître de façon criante. Ce qu'il veut à tout prix empêcher.

Manipulation n° 7 : donner des chiffres, mais ne jamais parler de la qualité du travail afin d'empêcher tout débat sur les moyens indispensables pour améliorer la qualité des prestations de l'institution judiciaire.


Conclusion

Les quelques exemples qui précèdent, qui pourraient être multipliés, montrent à quel point le débat de fond est tronqué si ce n'est inexistant malgré les apparences de consultation.

Les prises de parole du ministre au cours des derniers mois démontrent de façon flagrante que sa stratégie permanente est d'éviter les questions les plus essentielles et les plus urgentes.

La présentation récurrente de chiffres montre qu'une gestion comptable est préférée à une gestion qualitative. Une fois de plus.

Cela est d'autant plus inacceptable que la réalité est pleinement connue de tous les professionnels de la justice. Et elle est parfaitement décrite depuis de nombreuses années. Ce n'est pas pour rien qu'un ancien ministre de la justice avait parlé de clochardisation de l'institution.

Que le ministre de la justice, ancien avocat, fasse en permanence semblant de ne rien savoir de ce qui se passe concrètement dans les juridictions, et ose proclamer mensongèrement que la justice est "réparée" alors que les dysfonctionnements sont permanents est préoccupant.

L'autruche n'a jamais solutionné grand chose en enfonçant sa tête dans le sable.

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1. Les centaines de magistrats hors juridiction sont principalement au ministère et en détachement.

2. A ces absents s'ajoutent les magistrats en arrêt maladie, et les magistrats en disponibilité.

 

 

 

 

 

 

 

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M
je connais un super huissier bordeaux i y a peu qui m'a expliqué de manière clair tout ce que vous avez expliqué ici, je vous remercie pour ce post qui m'a permis de faire des recherches complémentaires, c'est super
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H
analyse pertinente, très pertinente. Pourquoi n'évoque-t-on jamais ou rarement les raisons pour lesquelles les exécutifs préfèrent une justice démunie à une justice forte et efficace?
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