Peut-on conduire avec un niqab ?
Par Michel Huyette
Quelques mois après un emballement médiatique à propos du port du niquab, en lui-même, et alors que le gouvernement annonce une prochaine législation sur le port de ce vêtement qui recouvre intégralement le corps de la femme musulmane à l'exception de ses yeux, voici que ce fameux niqab revient indirectement sous les feux de l'actualité.
Un policier, selon les récits des journaux, aurait verbalisé une jeune femme portant le niqab parce qu'elle circulait ainsi vêtue au volant de sa voiture. Il semblerait, sous réserve de confirmation par les services de police ou de justice, que la délivrance d'une contravention soit fondée sur l'article R 412-6 du code de la route qui prévoit que : "Tout conducteur doit se tenir constamment en état et en position d'exécuter commodément et sans délai toutes les manoeuvres qui lui incombent. Ses possibilités de mouvement et son champ de vision ne doivent pas être réduits par le nombre ou la position des passagers, par les objets transportés ou par l'apposition d'objets non transparents sur les vitres."
C'est la problématique du champ de vision qui a été mise en avant par tous les commentateurs et les élus.
La lecture de ce texte fait tout de suite apparaître plusieurs difficultés, que les juridictions saisies auront à trancher (1).
D'abord, on constate que, avant l'énumération des éléments susceptibles de réduire le champ de vision, il n'est pas écrit "notamment par le nombre ou la position...". Or le juriste, pour analyser un texte, est habitué à en décortiquer les mots. Et quand une liste n'est pas précédée d'une telle indication, le juriste considère qu'elle est limitative, c'est à dire qu'aux cas prévus par la loi il n'est pas possible d'en rajouter d'autres. En conséquence, il n'est pas certain, d'un point de vue purement juridique, que le port d'un vêtement recouvrant le visage sauf les yeux puisse être retenu comme élément susceptible de réduire le champ de vision au sens de l'article R 412-6 du code de la route, et donc qu'il soit constitutif d'une infraction à la loi en vigueur.
Ensuite, en supposant que cet obstacle préalable puisse être franchi, encore faut-il que le port d'un niqab soit de nature à réduire le champ de vision au volant de la femme qui le porte. Mais là encore la réponse n'est pas d'emblée évidente.
Avoir au volant un champ de vision suffisant, c'est être physiquement en mesure de regarder de tous côtés, en tous cas dans les directions qu'imposent la conduite en toute sécurité pour soi-même et les autres. Il faut donc pouvoir disposer d'une vue ouverte, sans obstacles, devant soi, à droite et à gauche, et, comme on nous l'apprend pour l'épreuve du permis de conduire, de biais en arrière vers son angle mort en cas de changement de file.
Est-il certain que le fait que seuls les yeux ne soient pas voilés empêche la porteuse d'un niqab de regarder et de voir correctement dans toutes ces directions ? La réponse, là encore, ne semble pas forcément évidente, surtout pour ceux qui n'ont jamais porté un tel vêtement. Au demeurant, pour essayer de se faire une idée, on peut imaginer ce que devient le champ de vision quand, en hiver, certaines personnes frileuses, en attendant que l'habitacle de leur véhicule se soit réchauffé, portent un bonnet qui recouvre le front et une écharpe remontée jusque sous le nez. Il n'est pas certain que cela leur interdise de voir aisément dans toutes les directions.
Par ailleurs, on peut sans trop de risque d'erreur penser que l'agent de police verbalisateur n'a jamais lui-même porté de niqab. Alors, comment peut-il être suffisamment certain que le port de ce vêtement a réduit le champ de vision de la conductrice verbalisée ?
Toutefois, on peut imaginer que la contravention trouve son fondement non pas dans un problème de champ de vision, comme l'auraient souligné à tort les journalistes et les élus, mais dans le premier alinéa du texte, plus large (2). Il s'agirait alors de savoir si le port d'un niqab peut empêcher une conductrice d'exécuter certaines manoeuvres. Mais la réponse est, pour les mêmes raisons, tout aussi incertaine.
C'est bien pourquoi le fait que cette conductrice déclare vouloir discuter le bien fondé de cette contravention devant la juridiction pénale n'est pas en soi aberrant. C'est ce qui rend surprenant ce qui s'est passé ensuite.
Aussitôt connue la contestation par cette femme, le débat s'est déplacé vers la polygamie éventuelle de son conjoint, la perception d'allocations notamment au titre de parent isolé par les compagnes ("maîtresses" comme il les appelle devant les caméras..), et son appartenance à une mouvance islamiste intégriste. La question a été posée de la possibilité de déchoir cet homme de la nationalité française acquise voici quelques années.
Il est peu probable que la situation de cet homme ait soudainement été découverte par les services de police dans les heures qui ont suivi la contestation de l'infraction et la publicité qui lui a été donnée. De tels renseignements sont la plupart du temps issus d'enquêtes d'environnement qui durent plusieurs mois et font l'objet de rapports collectés par le ministère de l'intérieur. D'où cette question à laquelle nous aurons peut-être une réponse : pourquoi, si la situation de cet homme vis à vis d'une éventuelle polygamie, des prestations familiales, et de ses croyances est à ce point insupportable, avoir attendu que sa femme soit verbalisée pour mettre en oeuvre, si cela est possible, une procédure de déchéance de la nationalité française ?
Cela rend surprenante la remarque du ministre de l'immigration qui aurait dit (Le Monde du 26.04.10) : "Ce qui a déclenché l'affaire ce n'est pas la demande que m'a adressée Brice Hortefeux vendredi mais le fait que cette dame ait choisi, avec son mari, son compagnon, de faire une conférence de presse pour contester la contravention qu'elle a reçue".
Autrement dit, on connaissait parfaitement la situation de cet homme, jusque là on ne disait ni ne faisait rien, mais comme cette femme a osé contester la contravention et nous mettre en cause et bien on va leur montrer ce qu'il en est. Bref si tu reste silencieux et ne dis jamais rien de critique sur le gouvernement je te laisse avec tes multiples compagnes percevoir les allocations familiales. Sinon je dis que ton comportement est indigne... même si je t'ai laissé faire pendant des mois ou des années en connaissance de cause. (3)
Etonnant non ?
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1. L'interrogation des banques de données juridique montre qu'il existe très peu de décisions judiciaires rendues en application de cet article. Les décisions trouvées sont pour la quasi totalité relatives à la conduite avec usage d'un téléphone portable, avant que ce comportement ne devienne une infraction autonome dans l'article R 412-6-1 du code de la route.
2. Il faudrait savoir ce qui a été exactement écrit par l'agent verbalisateur sur le document écrit portant contravention, à supposer qu'une précision ait été ajoutée à l'indication du texte de référence, mais ce jour cela ne semble pas connu.
3. Qu'il n'y ait pas de malentendu. Ces remarques ne sont en rien une approbation du comportement des intéressés qui doivent être sanctionnés si leur situation le justifie. C'est uniquement une analyse en terme de crédibilité et de cohérence du comportement des responsables politiques.