Dictionnaire judiciaire, le corporatisme
Par Stéphane Lambert
Mot masculin, synonyme en langage courant de "ils raconteraient vraiment n'importe quoi pour éviter de trop avoir à bosser". Peut aussi se définir que comme l'argument principal de certains magistrats blogueurs pour se démarquer de leurs médiocres collègues.
Plus un seul article, sur la carte judiciaire, les réformes (forcément nécessaires) de procédure pénale, ou encore le statut et la discipline des magistrats, sans qu'un journaliste bien intentionné n'accole le mot en question aux réflexions qui peuvent être faites sur le sujet. Dans un journal de presse quotidienne locale, l'analyse d'un juge d'instance sur la disparition éventuelle de ces juridictions a été immédiatement balayée par un recours à cet argument massue. Ne discutons pas du fond, c'est tellement inutile.
Alors qu'est-ce que le corporatisme, finalement. Si l'on en reste à la définition du dictionnaire, il s'agit, dans un sens péjoratif, d'une attitude ne consistant qu'à défendre les intérêts d'une corporation, à l'encontre de l'intérêt général, s'entend.
Ainsi les syndicats de magistrats seraient décrédibilisés dans leur discours en ce qu'ils n'entendraient que défendre les intérêts de leur profession. Mais n'est-ce pas là l'essence même d'un syndicat que de défendre les intérêts de ses membres ? Un syndicat n'est pas un think tank émettant des idées au profit de certains. Par contre, poser immédiatement le constat de "corporatisme" permet d'éviter d'avoir à discuter de l'analyse technique qu'un syndicat professionnel est en position de proposer. Dénigrez, dénigrez, il en restera toujours quelque chose.
Cette notion est tellement entrée dans les moeurs, ou plutôt dans les esprits, qu'il suffit de lire les commentaires des internautes sous les articles de journaux traitant des questions de justice pour se rendre compte que le corporatisme apparaît à toutes les sauces. Un juge parle sur son analyse de la situation ? Corporatiste, forcément. Un syndicat explique que la réforme en cours est en partie une bonne chose, mais qu'il faut faire particulièrement attention à tel ou tel point ? Corporatisme judiciaire, bien sûr..
Plus insupportable encore est cette étiquette de corporatisme lorsque l'on traite de grands principes qui régissent notre institution judiciaire. La confusion est alors totale, et surtout très dangereuse. Que l'on explique que les atteintes à la séparation des pouvoirs, qui se multiplient depuis quelques années, sont intolérables dans une démocratie, que cela pose de graves problèmes de concentration des pouvoirs, et le bon peuple, guidé par les média, hurle au corporatisme, les juges agitant leur hochet de l'indépendance pour pouvoir se la couler douce.
Mais la séparation des pouvoirs n'est pas un concept utile au confort des juges. Ou plutôt si, mais d'un confort professionnel qui a pour but de favoriser des jugements pris en toute indépendance. Supprimer la séparation des pouvoirs, et selon que vous serez puissant ou misérable..
Lorsque des magistrats affirment que la réforme de la carte judiciaire ne doit pas se faire à n'importe quel prix, ce n'est pas par crainte de perdre leur emploi ou les conditions matérielles dans lesquelles il s'exerce. Supprimer un tribunal, et tout magistrat, de par son statut, pourra obtenir un nouvel emploi proche de son domicile, dans des conditions de salaire parfaitement identiques. Alors si des intérêts plus personnels peuvent entrer en ligne de compte pour certains (maison, famille...bref, des arguments parfaitement irrecevables pour qui se doit d'être taillable et corvéable à merci), la plupart des réflexions de magistrats sont surtout basées sur l'intérêt du justiciable, ce que celui-ci ne semble pas à même d'entendre.
Le confort tant matériel que statutaire du juge ne lui a pas été accordé suite à une longue lutte que celui-ci aurait remporté après je ne sais quelle bataille. Il s'agit dans toute démocratie d'une protection afin que le citoyen qui doit subir un jugement soit assuré de ne pas être soumis à un juge corrompu ou assujetti au pouvoir.
Alors dites moi lorsque je défends les grands principes que j'estime nécessaires à un fonctionnement démocratique que je suis corporatiste, je le prendrai bien. Je défends le corps auquel j'appartiens et dont je suis en très grande partie fier. Critiquez mes idées, car de la discussion franche ne peut surgir que de la richesse. Mais surtout, faites preuve de courage intellectuel, et évitez de vous cacher derrière des mots, dont la signification est tronquée, pour ne pas tenir la discussion. Cette solution de facilité finit par devenir lassante.