Paroles de jurés (6)
Par René Padieu
Il y a une dizaine d’années, j’ai été juré d’assise, expérience banale mais fort minoritaire. Des collègues en criminologie ont parfois évoqué que je pourrais leur parler de cette expérience. En effet, pour l’essentiel, les législateurs qui font la loi pénale, les juges qui l’appliquent, les policiers et les experts qui alimentent ces jugements, les témoins, les avocats, les victimes et le criminel lui-même, c’est à dire tous les acteurs du crime et de sa sanction, n’ont en fait qu’une connaissance externe de cette fonction qui tient pourtant dans le procès une place qu’ils assignent, orientent ou subissent.
Pour autant, un juré ne peut, de son point d’observation, donner une meilleure description et interprétation que tous ces autres acteurs, professionnels ou impliqués à des titres divers. Il ne peut que dire ce qu’il a perçu, ce qu’il a vécu. Le récit n’a que la vertu authentique et partielle d’un témoignage. Le témoin dit ce qu’il a vu et cela laisse ouvert tout ce que d’autres auront vu ou en auront pensé. Avec cependant cette différence : le témoin à un procès est invité à dire ce qu’il a constaté, mais pas ce qu’il en pense. Ici, le témoignage portera finalement moins sur ce qui s’est passé particulièrement dans la session d’assises que l’on a vécue, que sur la façon dont on l’a comprise et l’avis qu’on en retire : un avis proprement subjectif.
Limité, contingent, le témoignage ne prétend à aucune conclusion générale, à la différence de beaucoup d’écrits où l’auteur expose une thèse à laquelle il attribue une vertu de généralité, de vérité large. Or, ce statut supérieur d’une théorie demeure, en dépit de l’auteur, en partie subordonné au témoignage : que celui-ci propose un détail qui ne cadre pas avec la thèse défendue devrait suffire à questionner celle-ci. Donc, le témoin n’a pas de leçon à donner ; mais ce qu’il exprime ne saurait, à peine d’irréalisme, être écarté. Or, il est facile de l’écarter : qu’il redise, en plus naïf, ce qu’ils savent bien mieux ou qu’il le contredise, ceux qui ont beaucoup connu et réfléchi estiment ne pas avoir à en tenir compte. Quelle serait la justification de cette suffisance et de ce mépris ? Au pire, abrités dans une construction, ils s’exposent à avoir négligé quelque chose ; au mieux, l’erreur ou la naïveté du témoin prouve que, du haut de leur science, ils n’ont pas su s’expliquer… La difficulté, tant pour le témoin que pour celui qui l’écoute, est de se subsumer dans le système social.
J’expose ci-après, d’abord, mes réflexions sur le principe et le fonctionnement d’un jury populaire ; puis je ferai quelques remarques sur le processus pénal lui-même.
1. Le fonctionnement d'un jury populaire
Le premier problème qui se présente est évidemment le fait de confier le jugement à des citoyens inexpérimentés plutôt qu’à des professionnels. Le jugement va être rendu “au nom du peuple français” : l’organe de jugement doit donc en être représentatif. Dans certains systèmes, on élit les juges, comme on élit chez nous les législateurs, et ils tiennent alors cette fonction de façon durable. Ici, on tire au sort un échantillon de citoyens, qui est donc représentatifau sens statistique. Cette représentativité est cependant contenue de deux manières : le mode de tirage comporte une certaine sélection ; et, parmi les jurés ainsi désignés, certains peuvent être récusés (par la défense ou par le ministère public). On voit bien le but de cette récusation : éviter des jurés qui seraient partiaux. Ce qui suppose que le récusateur ait une information sur les jurés qui se présentent à lui. Sauf exceptions rarissimes, car il n’existe aucune enquête de principe sur ces jurés, leur personnalité ni leurs opinions, la récusation se fonde sur une présomption tirée d’une catégorie. Il semble que le ministère public récuse systématiquement les jurés dont la profession a à voir avec la délinquance (policiers, avocats, …) ou les problèmes sociaux (assistantes sociales, éducateurs, …) et l’on imagine que c’est parce qu’on les présume avoir des dispositions de principe envers les accusés. Reste que ce correctif apporté au hasard m’a laissé perplexe.
La légitimation du jury par sa représentativité a pour contrepartie l’incompétence des jurés. (On vient même de noter que si le hasard y met des personnes moins incompétentes, elles sont récusées !) On a donc cette gageure, de faire décider de la liberté et de la réputation d’un homme par des gens qui ne connaissent rien de la loi pénale, des considérations de morale ou d’opportunité qui l’ont inspirée ni de la psychologie des criminels. Il va donc falloir les initier à tout cela, en un jour ou deux. Leur bonne volonté, leur disponibilité (ils sont là à temps plein) le permet dans une certaine – mais modeste – mesure. De même, le système français, qui joint trois magistrats et neuf jurés populaires, cherche une synthèse entre cette représentativité ignorante et un savoir confirmé. Les trois magistrats, et singulièrement le président, se font donc pédagogues. Ils expliquent la loi, ils expliquent le crime, ils relatent d’autres cas, ils expliquent la sanction. Ceci a au moins deux vertus : cela compense l’inexpérience des jurés et assure une transversalité, une équité entre les différents cas traités par des jurys différents : sinon, on risquerait les fluctuations qu’amène le hasard lorsqu’il joue sur de petits nombres. Tout cela constitue donc un compromis assez acceptable.
Quelques jurés se demandent cependant s’ils ne sont pas en fait manipulés. Le président a tellement de métier, il a tellement l’habitude de diriger des jurys, qu’il peut infléchir leur jugement. Ceci semble certain ; mais à tout prendre, ce n’est pas plus partial que ce qu’on peut suspecter chez n’importe quel magistrat, dont on se demanderait s’il est intègre ou de parti pris, s’il a des préjugés. Il faut espérer qu’au contraire les magistrats que l’on nomme à un tel emploi sont reconnus par leurs pairs pour la conscience qu’ils mettent à rester impartiaux. Et, d’un autre côté, par rapport au cas où le jugement serait entièrement entre les mains de juges professionnels, on est là dans une situation où, quelque dominance qu’ils exercent sur la conduite du procès et sur le délibéré, le président et ses assesseurs ont à s’expliquer, à se justifier. On a donc, en amont de la motivation expresse du jugement – qui donnera prise éventuellement à appel ou cassation – une motivation verbale dans le délibéré.
Une autre question que je me suis posée est aussi celle d’une certaine autocensure des jurés. Durant l’audience, ils sont attentifs, studieux, ils prennent des notes. Ils ont aussi la faculté de poser des questions directement aux témoins ou aux experts : bien peu en usent. Lors du délibéré, ils s’expriment davantage : il m’a semblé qu’ils gardaient une retenue quant à leurs doutes ou leur conviction. Peut-être, pour ne pas révéler des options philosophiques personnelles. Ceci serait une autre manière de vivre la représentativité : ou, désigné par le hasard, vous versez vos convictions personnelles et c’est la collectivisation de ces apports personnels au niveau de l’échantillon qui recrée la représentativité ; ou, vous commencez en vous-même une présynthèse, en composant vos convictions avec ce que vous percevez de celles qui infusent le corps social.
2. Le processus pénal
Ce sont des choses que je découvrais, sans doute bien coutumières mais dont je n’avais pas eu l’occasion de prendre conscience. Les affaires de cette session d’assises étaient essentiellement des viols. L’image classique du criminel serait celle du meurtrier : il semble y avoir eu un changement, les abus sexuels étant traditionnellement tenus pour banals. C’est sans doute une évolution récente de ce que la société regarde comme crime.
a) La détention provisoire
Le procès avait été précédé d’une longue détention préventive : plusieurs années. Comment un présumé innocent peut-il être si durablement incarcéré ? Dans les deux cas dont j’ai eu à connaître, le prévenu avait été identifié et appréhendé dès la plainte de la victime. Les faits n’étaient pas niés ; les motifs et éléments de volonté respectivement de l’agresseur et de la victime faisaient certes l’objet d’une controverse, mais exprimée dès l’origine. De quelles preuves difficiles à rassembler avait-on besoin pour que l’instruction ait été si longue ?
J’ai entendu trois éléments d’explication :
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dès lors que les faits étaient établis et que le prévenu encourait selon toute probabilité une peine de plusieurs années, on ne lui nuisait pas en lui faisant faire par avance une partie de la peine ;
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cela permettait au prévenu de “mûrir”, de prendre conscience de la gravité de son acte. De comprendre donc la peine qui serait prononcée. Je comprenais parfaitement ce processus. Pour autant, il ne me semblait pas prévu par la loi pénale : celle-ci dit qu’on juge quelqu’un, puis qu’il purge une peine. Je ne vois pas où la vertu éducative de la prison avant jugement est prévue ;
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il fallait un temps pour que les experts évaluent la personnalité de la personne (et attestent de la maturation qui vient d’être dite ?)
b) L'attitude de la victime
Les motivations de la victime me sont apparues équivoques.
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dans un cas, il s’agissait d’un maçon portugais qui s’était livré à ou fait faire des attouchements progressivement plus précis, jusqu’au rapport complet, par la fille de sa compagne, depuis l’âge de 8 ans jusqu’environ 15. La fille avait une vingtaine d’années lorsqu’elle a révélé cela à sa mère, laquelle l’a emmenée illico à la police porter plainte ;
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dans l’autre cas, il s’agissait d’une jeune femme adulte, qui avait rencontré dans la rue un homme, noir, qu’elle avait emmené dans sa chambre. Au moment de passer aux actes, elle ne voulait plus ; lui, a insisté. La conclusion s’est indubitablement faite contre la volonté de cette femme ; on peut retenir qu’elle avait délibérément enclenché un déroulement prévisible avant de changer d’attitude.
Dans ces deux cas, très différents, il ne s’agit pas ici de justifier l’abus1. Cela étant, dans un cas on s’étonne du délai entre la fin des faits et la dénonciation, même si un psy vient expliquer la profondeur du traumatisme et donc le temps qu’il a fallu pour le mettre au jour ; et l’on reste sur l’impression que la volonté de la mère et le zèle de l’avocat ont cultivé le sentiment de victimation. Dans l’autre cas, le revirement de la victime à l’orée d’un événement somme toute prévisible, laisse le sentiment que l’agresseur s’est trouvé piégé, la vertu du piège ayant été de le faire basculer de la qualité de galant à celle d’agresseur. Et, qu’une fois ce basculement acquis, la victime (ou son conseil) a quelque peu accentué son personnage. Dans les deux cas, on a ainsi le sentiment qu’il s’en est fallu de peu pour que l’on passe d’un comportement accepté à un crime caractérisé. Un peu, pour faire image, lorsqu’un but de football se trouve aléatoirement marqué ou évité parce que le ballon a rebondi d’une certaine façon sur la barre…
Je mesure aussi qu’en développant ces interrogations, je m’expose à ce qu’on vienne dire : il s’agissait de violences envers des femmes et c’est là un homme qui s’exprime, qui a donc une évidente sympathie pour les agresseurs. J’assume ce risque, car je ne crois pas, en conscience pouvoir être taxé d’une telle attitude et il conviendrait de voir que le soupçon serait précisément le fait de personnes qui, ayant, elles, la posture symétrique, hypostasient naturellement tout essai impartial qui atténuerait leur position.
c) Le choix de la peine
Lors du délibéré, les jurés entrent apparemment facilement dans un jeu où l’on discute, je dirais, légèrement d’une question grave : priver quelqu’un de sa liberté pour une part conséquente de sa vie. Je l’ai observé tout en faisant de même avec un naturel qui rétrospectivement m’a interpellé. Je me suis même demandé si le fait d’avoir déjà passé trois ou quatre ans en prison ne rendait finalement pas bénins les huit ou dix ans qu’on allait y ajouter. D’autant plus que le président nous rassurait : si vous prononcez 12 ans, il n’en fera que 8.
Certes, à acte grave sanction lourde. Mais on ne se pose pas la question de la fonction de la peine : on est exclusivement dans une optique rétributive, un barème étant donné, on applique. Dans cette conjoncture, l’expérience du président est essentielle – je le signale plus haut – pour établir une équité entre de multiples affaires que ce jury particulier ne connaîtra jamais, afin que la sanction ne soit pas trop la fantaisie de ce jury mais bien l’expression d’un usage du peuple.
Pour autant, d’autres questions n’affleurent pas.
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Quelle est l’utilité de la sanction ? Va-t-elle éduquer le condamné et le dissuader de recommencer ? Si oui, cette dissuasion exige-t-elle un si long temps hors du monde ? Sur quelle base le barème a-t-il été établi ?
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Aura-t-elle une vertu dissuasive à l’égard d’autres criminels, dès lors que leur acte sera sous l’effet de passions, c’est à dire peu accessible au jugement raisonnable et donc à la menace ?
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Ou, a-t-elle pour fonction de réparer dans le corps social l’offense faite par le crime ? Cette fonction de réconciliation serait celle que René Girard évoque dans La violence et le sacré.
Une autre motivation en revanche était explicite dans les explications du président : il faut que la victime soit reconnue, donc que la faute soit punie, afin qu’elle puisse “se reconstruire”. J’entends bien cet argument, bien qu’il relève d’une théorisation psychologique que j’aimerais questionner. Il me laisse, du moins quant à moi, deux malaises moraux :
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Cela ne renvoie-t-il pas à une dynamique de vengeance : le dommage causé à celui qui m’a lésé répare mon affect ? C’est sans doute là un point de mon éducation personnelle. On m’a appris que la vengeance est une vilaine passion, qu’un dommage ne supprime pas le dommage antérieur, que cette pratique – cette culture de la vengeance notamment développée dans le pourtour méditerranéen – est porteuse de troubles sociaux récurrents et que l’humanité a accompli un progrès politique décisif en “nationalisant” la vengeance privée. Dans cette éthique, la victime n’a plus de légitimité à vouloir que son agresseur soit puni : ce n’est plus son affaire et son contentement est de mauvais aloi. Je constate avec tristesse que cette posture éthique est peu partagée, lorsqu’on voit les médias interroger complaisamment des victimes qui crient vengeance ;
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Une fois même la représaille prise en charge par la société, quelle en est l’utilité ? On comprend bien qu’en déchargeant la victime du soin de se payez par un dommage réciproque, cela contribue à la paix sociale. Mais une fois ce dessaisissement opéré, quelle logique, à nouveau, y a-t-il à infliger une peine pour réparer un tort ?
Je reconnais ici m’écarter du fonctionnement collectif du jury pour manifester une éthique personnelle. Je constate du moins que ces miennes perplexités ne semblaient pas affleurer chez les autres jurés. Ou alors, s’ils nourrisaient les mêmes interrogations, ils ne les manifestaient pas, tout comme je ne les ai pas manifestées moi-même : ce qui veut bien dire qu’on entre facilement dans ce jeu.
Ainsi fait-on taire d’éventuelles interrogations personnelles. Or, ceci est conforme à la fonction qui veut que l’on représente le peuple. Mais cela laisse tout de même une autre interrogation : à nous couler si aisément dans l’habitus social, ne sommes-nous pas l’instrument irréfléchi d’une convenance sociale, contingente, valable ici et non ailleurs, maintenant et non jadis ou plus tard, sujette à des modes qui pointent des engouements populaires et médiatiques pour certains problèmes. (On pense ici, pour prendre un exemple notoire et récent, à la dynamique qui a saisi les acteurs de “l’affaire d’Outreau”.)