Paroles de jurés (16)
Par M. G., juré en 2013
Mémoire d’un juré multirécidiviste
Pour la quatrième fois, le président plonge sa main gauche dans l’urne et touille les numéros, comme un boulanger pétrit sa pâte. Le 28 Mr G... Et de quatre, c’est stupéfiant, je ne joue jamais, à aucun jeu, sauf peut-être à l’aube de ma vie d’adulte ai-je eu la faiblesse de croire en ma chance, et c’est ainsi que, me sortant de son chapeau et écorchant mon nom au passage, il me met 1er juré. Je cumule les mandats, comme un vieux briscard de la politique.
Pendant cette session, ce cher président ne nous aura rien épargné : une affaire de viol ; un gang de voleurs aguerri ; un ancien gendarme voleur et meurtrier et, la cerise sur le gâteau, des voleurs de pizzas, plutôt de pizzérias ce n’est pas tout à fait la même chose, même si leur maigre butin ne leur a permis de se nourrir que de « pizzas ».
Mes revenons à nos jurées, je me lève et, évidemment, je ne suis pas récusé par la défense, ai-je la tête de l’emploi, une tête qui comprendrait les criminels de tous poils ? Un petit sourire se fixe sur le visage de mon "désignateur", je monte les quelques marches accueillies par l’huissier qui à son tour, esquisse un sourire et me glisse "c’est la quatrième", avant de tirer un fauteuil à roulettes, pas très confortable à l’image de cette respectueuse salle chargée d’affaires.
Quelques jours auparavant, j’avais pour la première fois, monté ces marches qui me séparaient de la cour, je m’étais dit « je ne serai pas venu pour rien, c’est une expérience à vivre, rentrons dans le jeu et attendons la suite ». L’affaire était sordide, je m’étais imprégné du déroulement des faits en écoutant attentivement les experts, les plaidoiries. Le réquisitoire de l’avocat général m’avait marqué par sa violence et sa justesse, la peine m’apparut légitime. Au moment de l’énoncé du verdict par le président, j’observais le visage de la victime en pleurs, elle semblait soulagée d’avoir été reconnue « victime d’une agression sexuelle ».
Pour la deuxième affaire, le gang des « barbares », j’avais attendu plus longtemps, les fesses vissées sur un banc en bois pur style moyen âge. Les numéros défilaient, récusé, la défense ne s’en privait pas, attendant probablement mon tour. Et c’est ainsi, alors qu’il ne restait plus qu’un siège de suppléant à désigner, la main avait plongé tel un requin capturant sa ploie et avait ressorti le 28. Tout cela commençait à m’amuser. Si ce n’était par la solennité et l’austérité du lieu, et du rôle « couperet » que nous avions à y jouer, j’aurais pu croire à une farce dans la plus pure tradition italienne de la « commedia dell'arte ». Ce qui est sûr, c’est que je n’aurai pas à participer aux délibérations, car il faudrait pour cela, que deux titulaires viennent à manquer, ce qui n’arrive jamais ! Sauf que, je vous rassure, ce n’est pas arrivé.
Masqués, cagoulés, c’est deux individus avaient terrorisé de « pauvres » gens. Avec méthode, imprégnés d’un certain sadisme à faire pâlir les capos, ils avaient monté leur coup et empoché une belle somme d’argent, issue d’un labeur que son propriétaire pensait à l’abri de toutes convoitises. Le plus costaud, mais aussi le plus âgé, le plus froid, mais encore le plus calme et le plus intelligent, au dire des experts, avait passé presque la moitié de sa vie derrière les barreaux. Pour un intellectuel de la crapulerie, il y a à revoir !
Dans le box transformé en « tour de guet » comme protégé des assaillants, il faisait front, ne se démontant pas devant les accusations et saisissant toutes les opportunités qui lui étaient offertes pour contrattaquer. Bien que plus jeune, son frère en apprenti docile montrait de « bonnes qualités ». On sentait un équipage bien rodé qui avait fait ses gammes, comme deux surdoués de la délinquance.
Malgré leur professionnalisme, il y avait eu la faille, l’élément incriminant, comme une épine dans le pied, qui sauve la société des injustices. En l’occurrence, des traces d’ADN les avaient confondus, la science au service de la justice. À l’énoncé du verdict, la salle était investie de policiers, comme après un match de foot entre le PSG et l’OM. La famille était présente, prête à vociférer, à défendre ses poulains. Trente ans pour l’aîné et dix-sept pour « l’apprenti ».
L’avocat général avait demandé 25 ans et 17 ans. Des cris et des menaces fusaient, la famille avait été évacuée manu militari. Le chef, ne se formalisant pas sur la sentence, annonçait qu’il ferait appel du verdict… . Nous sortîmes avec mon associée de circonstance, par la grande porte sous le regard des « assoiffés de jurés », ils étaient là et nous partîmes en catimini sans nous retourner. Nous apprendrons plus tard que les jurées titulaires ont attendu plus d’une heure avant de sortir de l’enceinte du tribunal, par une porte dérobée.
Je ne m’étendrais pas sur la troisième affaire. En effet, le manque d’un témoin capital pour la défense l'a fait reporter par le président. C’était une première pour lui.
C’est ainsi que nous terminons la session par l'affaire des petits voleurs de pizzérias, trois dans la même soirée, ils risquaient l’indigestion. Ils se retrouvent dans le box, à la même place que les truands chevronnés. Ne payant pourtant pas de mine, n’avaient-ils pas terrorisé des commençants pour un maigre butin ? Ayant reconnu les faits, n’avaient-ils pas été jusqu’à utiliser la voiture d’un des parents pour effectuer leurs braquages ? Les débats sont sans relief presque insipides, ils se focalisent sur leur amateurisme et le sens de l’improvisation dont ils ont fait preuve durant toute leur chevauchée d’un soir. Nous nous accordons sur une peine « modérée ».
Notre histoire commune de juré(e)s de cour d’assises s’achève ainsi. Devoir civique accompli, après avoir reçu les félicitations du président, nous nous séparons.
Je dois avouer qu'après cette expérience, je n’ai plus tout à fait le même regard sur l’appareil judiciaire, j’avais en tête une machine implacable et, à mon humble avis, pas toujours juste à l’égard des plus faibles, alors qu’elle semblait plus conciliante pour d'autres, plus puissants. Ce travail à la fois individuel et collectif de rendre la justice m’amène à réviser quelque peu mon opinion ; serait-elle plus à notre portée que je ne pensais alors ?
C’est un poids et une responsabilité de se sentir impliqué et d’infliger, au nom de la société, une sanction lourde de conséquences pour les auteurs de crimes, qui se retrouveront pendant un certain temps, privés de liberté, et pour leurs victimes, qui pourront faire le deuil de ce qu’elles ont subi. Nous sommes neuf à rendre la justice, une majorité se détermine, emportant la décision.
Quelques adieux plus tard, nous quittons cette enceinte chargée de sentences et d’histoire, architecture à la carapace moderne, enveloppant dans son cocon la mémoire de son passé. Je disparais dans les entrailles de la Terre en pensant à tout ce qui m’attend maintenant, "un déménagement" loin des berges de la Garonne, de son Palais de justice et de ce « cher président » grand professionnel dont la technicité judiciaire n’a d’égale que son humanité.