Peut-on juger... les morts ?
Deux évènements récents nous invitent à nous arrêter quelques instants sur une situation particulièrement délicate du processus judiciaire : le décès d'un mis en examen avant son procès.
En janvier 2010, la chaîne de télévision France 2 a diffusé un reportage particulièrement intéressant.
Il nous a été présenté l'histoire de cet homme, violé à de nombreuses reprises alors qu'il était mineur, mais qui n'a trouvé la force d'en parler et de faire une démarche vers la justice qu'une fois écoulé le délai de prescription de l'action publique. Ce délai est celui au delà duquel il n'est plus possible d'engager des poursuites contre l'auteur d'une infraction pénale, même si les preuves sont réunies contre lui. Habituellement de dix année à compter du crime ou du dernier acte d'enquête (art. 7 du code de procédure pénale), en matière de viol il est de vingt années (1) et ne commence qu'au jour de la majorité de la victime (même article, troisième alinéa).
Réalisant qu'il lui serait impossible de déposer plainte, cet homme a lui-même enquêté pendant des années afin de rechercher d'éventuelles autres victimes de faits plus récents. non atteints par la prescription. Il a finalement trouvé d'autres jeunes gens agressés à une période permettant d'engager des poursuites judiciaires et, finalement, un juge d'instruction a été saisi.
Le reportage a également montré le nombre important d'enfants victimes de ce même pédophile, étant précisé que devant les journalistes qui l'ont filmé à cet instant ce dernier a pour une grande part reconnu les faits.
Mais peu de temps avant la fin de l'information judiciaire, et avant son renvoi devant une cour d'assises, le mis en examen s'est suicidé (par noyade en rivière).
Il n'y aura donc aucun procès.
L'homme autrefois victime d'agressions sexuelles a très bien expliqué les conséquences de cette situation. Il a souligné qu'il a été privé d'exposer publiquement et devant des juges les infractions dont il a été victime, et il a souligné craindre que les proches de l'agresseur ne se servent de l'interruption des investigations pour répandre le bruit que les accusations sont mensongères, sans que lui-même, victime, ne dispose des moyens, notamment juridiques, pour démontrer que ce qu'il a avancé est bien exact.
Hier, c'est un homme soupçonné du meurtre de deux femmes qui s'est suicidé en prison. Aussitôt les proches de celles-ci ont exprimé combien il leur était douloureux d'être privés d'un procès qui, peut-être, aurait pu leur permettre de s'approcher de la vérité.
Dans ces deux situations, la procédure judiciaire n'ira pas à son terme puisqu'elle se termine avec le constat du décès du mis en examen.
En effet, selon les termes de l'article 6 du code de procédure pénale : "L'action publique pour l'application de la peine s'éteint par la mort du prévenu, la prescription, l'amnistie, l'abrogation de la loi pénale et la chose jugée."
Cela a pour conséquence que si ce décès se produit pendant l'instruction, les investigations s'arrêtent aussitôt et aucune juridiction de jugement n'est saisie.
Seules resteront des interrogations, des doutes, des certitudes plus ou moins étayées.
Et chacun pourra y aller de ses affirmations.
Certains présentent le suicide comme une reconnaissance de culpabilité, d'autres comme le résultat d'une souffrance liée à une accusation injuste. Comme dans tout procès chacun essaie d'aller dans le sens qui lui convient le mieux.
Pourtant, un mis en examen qui se sait auteur du crime poursuivi peut mettre fin à ces jours pour éviter un procès et une condamnation probablement lourde et certainement infamante. Mais à l'inverse, une personne injustement accusée peut ne pas supporter d'être mise en cause sans raison suffisante.
Tout est possible, et son inverse aussi.
Quoi qu'il en soit, de telles situations ne peuvent satisfaire personne.
Alors peut-on envisager une autre façon de procéder ?
On pourrait être tenté de se rapprocher de la nouvelle procédure relative aux mis en examen considérés comme irresponsables par les experts psychiatres.
Dans une telle configuration, il est prévu que soit le juge d'instruction "rend une ordonnance d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental qui précise qu'il existe des charges suffisantes établissant que l'intéressé a commis les faits qui lui sont reprochés", ou bien la chambre de l'instruction, après un vaste débat entre toutes les parties concernées, rend un arrêt dans lequel elle "déclare qu'il existe des charges suffisantes contre la personne d'avoir commis les faits qui lui sont reprochés" avant de la reconnaître pénalement irresponsable. (art. 706-125 du cpp).
La différence est certes que le mis en examen qui a présenté de graves troubles de la personnalité au moment des faits peut être présent devant les juges et exposer son point de vue, avec l'aide d'un avocat, alors que le mis en examen décédé ne peut pas présenter sa version des faits.
On relèvera toutefois que la loi prévoit expressément le cas du mis en examen toujours psychiatriquement trop perturbé pour participer à l'audience, qui est alors uniquement représenté par un avocat.
Il n'empêche, il est juridiquement plus que difficile de concevoir un procès, susceptible de se terminer par une déclaration de culpabilité, sans que le mis en cause ait - du fait de son décès - la possibilité d'exprimer son point de vue.
Et il est tout aussi difficile d'envisager que le mis en examen décédé soit représenté par un avocat. En effet, un avocat porte la parole de son client, l'aide à s'exprimer et met en forme ce que l'intéressé veut faire valoir. Or personne ne peut porter la parole de celui qui n'en a plus.
Alors, pourrait-on trouver une point d'équilibre en inscrivant uniquement dans la loi, comme un modèle en réduction de celui qui est utilisé en cas de maladie mentale, et sans même aller jusqu'à une audience publique, qu'avant de refermer son dossier sur le constat du décès du mis en examen le juge d'instruction doit faire le bilan des éléments récoltés et, quand ils le permettent, doit se prononcer par écrit sur l'existence d'éventuels éléments de culpabilité ?
Mais à supposer que cela soit juridiquement envisageable, ce qui n'est pas certain, un tel mécanisme ne pourait réellement s'appliquer que lorsque le mis en examen décède alors que le juge d'instruction a quasiment terminé ses investigations et que son dossier comporte suffisamment d'éléments utiles.
Et de toutes façons, le constat du juge d'instruction n'aurait pas la même valeur qu'une décision rendue par une formation collégiale après un débat public impliquant toutes les parties.
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Le décès du mis en examen et l'absence de procès peut-être pour la victime et/ou ses proches une nouvelle souffrance. Et la douleur est certainement d'autant plus vive quand l'instruction a permis de réunir des éléments susceptibles de démontrer de façon plus que probable, sinon certaine, la culpabilité du mis en examen.
Car même si cette culpabilité est incontestable, elle n'apparaît qu'à la lecture du dossier d'instruction, et rien n'empêchera des tiers, proches ou non du suicidé, de faire valoir que ce dernier n'a pas été définitivement condamné par une juridiction pénale, autrement dit d'insinuer aussi longtemps qu'ils le voudront que ce que racontent les victimes n'est pas forcément conforme à la réalité.
Finalement il nous faut constater et admettre que même si de telles situations sont épouvrantes pour tous les intéressés, l'institution judiciaire n'a aujourd'hui aucune solution à proposer (2).
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1. Impossible donc de déposer plainte au-delà du 38ème anniversaire pour des viols commis pendant la minorité.
2. Le décès du mis en examen dans la procédure pénale n'empêche toutefois pas la victime de demander l'indemnisation de son préjudice devant la juridiction civile, contre les ayants droit du décédé. Elle ne doit plus alors prouver la "culpabilité" au sens pénal du terme, mais la "faute" au sens civil (art. 1382 du code civil).
Mais les limites de cette possibilité qui reste offerte sont vites atteintes, parce que devant la juridiction civile le demandeur doit en principe rapporter lui même la preuve de son préjudice.
C'est pourquoi en matière de crimes il s'agit d'un principe théorique qui de fait n'est quasiment jamais mis en oeuvre.