A l'audience, la liberté de parole des procureurs a-t-elle des limites ? (mise à jour)
Par Michel Huyette
Cet article a été publié le 28 décembre 2011, puis mis à jour le 5 janvier 2012
Comme cadeau de noël, il y a mieux. Mais revenons un tout petit peu en arrière.
Le 8 février 2011, le ministre de la justice à saisi le Conseil supérieur de la magistrature (son site) dans sa formation compétente pour la discipline des magistrats du Parquet (qui est différente de celle qui s'occupe des magistrats du siège - les "juges" au sens strict du terme).
Le ministre reprochait à un magistrat du Parquet d'avoir, alors qu'était examinée par un tribunal correctionnel une affaire dans laquelle des policiers étaient poursuivis pour dénonciation calomnieuse, faux en écriture publique et violences volontaires (violences contre un automobiliste et procès verbaux délibérément mensongés concernant sa pseudo participation à une tentative d'homicide contre un policier), comparé en audience publique le comportement de ces policiers délinquants à celui de la gestapo. Le ministre affirmait dans sa demande de sanction que le magistrat a fait preuve d'un manque de prudence et de discernement, a manqué à son devoir de réserve et à son devoir de délicatesse à l'égard des services de police dans leur ensemble. Le ministre concluait qu'en prononçant de telles paroles l'intéressé a porté atteinte à la confiance que doit inspirer tout magistrat et a jeté le discrédit sur l'institution judiciaire.
Le CSM a rendu sa décision le 8 décembre 2011 (texte ici).
Le Conseil rappelle d'abord qu'en application de l'article 33 du code de procédure pénale (texte ici) un magistrat du ministère public "développe librement les observations orales qu'il croit convenables au bien de la justice.", et que ce droit est rappelé en ces termes dans l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 (texte ici) portant statut de la magistrature : "Les magistrats du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des sceaux, ministre de la justice. A l'audience, leur parole est libre."
Le CSM précise ensuite que ces principes ne permettent pas aux magistrats du Parquet de dire n'importe quoi et que leur droit d'expression est limité par le devoir de réserve et la dignité des justiciables.
Le CSM retient ensuite :
- s'agissant de ce cas particulier, qu'il est avéré que l'intéressé a dit "la police française ça ressemble un peu à la gestapo dans ce dossier" et que celui-ci a expliqué avoir voulu, avec des paroles fortes, contrebalancer les réquisitions modérées qui lui avaient été imposées par sa hiérarchie,
- que l'importance du dossier aurait pu justifier que le siège du ministre public soit tenu par le procureur lui-même ou un procureur-adjoint, cela d'autant plus que le quantum des peines requises avait été délibérément limité et que le magistrat désigné n'avait pas eu beaucoup de temps pour préparer le dossier,
- que les propos tenus qui ne s'adressaient qu'aux policiers poursuivis n'ont pas porté atteinte à l'ensemble de la profession,
- que les propos tenus, quand bien même ils sont maladroits et inappropriés, ne constituent pas un manquement aux devoirs de réserve et de dignité en raison des circonstances dans lesquelles ils ont été tenus ainsi que de la nature et de la gravité des faits poursuivis.
Tout ceci appelle quelques réflexions.
On remarque que le CSM a choisi de souligner que le procureur de la République, qui avait défini le quantum des réquisitions, aurait pu estimer utile d'aller lui-même à l'audience. On croit lire entre les lignes que quand un chef veut dans un dossier délicat que sa ligne soit suivie, il peut (doit ?) envisager d'aller lui même à l'audience. Autrement dit, il y a des moments où il faut assumer et ne pas se débarrasser d'une mission délicate en la confiant à un subordonné. Cela est suffisamment inhabituel et important pour être souligné.
Le CSM retient ensuite que les propos poursuivis ne peuvent s'analyser qu'en comparaison avec les infractions reprochées aux policiers. De ce fait, les infractions étant très graves (accusation mensongère de tentative de meurtre pouvant conduire à la cour d'assises et à des années de prison plus procès verbaux contenant des éléments délibérément mensongers), elles justifiaient une critique sévère du ministère public, et donc des qualificatifs péjoratifs.
Au final, le CSM estime dans cet avis qu'il n'y a pas lieu de prononcer une quelconque sanction contre le magistrat concerné.
L'affaire aurait pu s'arrêter là. Mais le ministère de la justice a voulu offrir à l'intéressé un cadeau de Noël un peu particulier.
Le 16 décembre 2011, le ministre de la justice a décidé de saisir une nouvelle fois le CSM dans le but, toujours, de pouvoir sanctionner le même magistrat. Cela pour les mêmes motifs que la première fois. Le ministre semble avoir inscrit sa démarche dans le cadre de l'article 66 de l'ordonnance de 1958 (texte ici) qui prévoit que "Lorsque le garde des sceaux, ministre de la justice, entend prendre une sanction plus grave que celle proposée par la formation compétente du Conseil supérieur, il saisit cette dernière de son projet de décision motivée. Après avoir entendu les observations du magistrat intéressé, cette formation émet alors un nouvel avis qui est versé au dossier du magistrat intéressé."
Dans sa décision du 23 décembre 2011 (lire ici), le CSM s'est contenté d'indiquer, dans une motivation sommaire, qu'il réitère son précédent avis du 8 décembre 2011 et considère qu'il n'y a pas lieu de prononcer une quelconque sanction à l'encontre de l'intéressé en l'absence de toute faute disciplinaire.
Une telle démarche du CSM semble indiscutablement logique. En effet, l'appréciation de l'existence d'une faute ne peut pas dépendre de la sanction qu'il est envisagé de prononcer. Dès lors, la première décision ayant considéré que le magistrat poursuivi n'avait commis aucune faute sanctionnable, le fait que le ministre ait ensuite envisagé une sanction plus grave ne pouvait pas modifier l'appréciation initiale du Conseil. Sauf éléments nouveaux ce qui ne semble pas être le cas à la lecture de la seconde décision.
Il reste sur ce point à s'interroger sur la raison d'être de la double démarche.
Certains ont cru déceler dans cet acharnement pour le moins inhabituel, c'est peu dire, une demande insistante du ministère de l'intérieur, l'objectif étant de satisfaire des policiers ou leurs syndicats qui n'acceptent pas que certains d'entre eux soient publiquement montrés du doigt. Mais si tel était le cas il aurait été intéressant que ces mêmes policiers, ou ce ministre, expliquent un peu plus en détails ce qu'ils pensent des infractions très graves reprochées aux policiers poursuivis devant le tribunal correctionnel.
Quoi qu'il en soit, ce qui précède ne doit pas être mal interprété. En effet, la liberté de parole à l'audience ne peut pas permettre aux magistrats du ministère public de s'exprimer n'importe comment et sans aucune limite. Il n'y aura jamais place, par exemple, pour des propos racistes, injurieux, ou plus largement pour toute forme d'incorrection vis à vis des justiciables ou des professionnels de la justice.
Mais à l'inverse, ce devoir de considération vis à vis des parties au procès ne doit pas interdire de souligner la gravité des délits ou des crimes poursuivis, ce qui, parfois, justifie l'emploi de qualificatifs très sévères, à la hauteur des actes commis. Le devoir de modération ne doit pas être utilisé par ceux qui ont délibérément violé la loi comme un moyen de réduire la capacité de critique du ministère public.
Ne doivent donc être poursuivis que les dérapages manifestes, les excès grossiers, ceux que, d'emblée, tout le monde réprouve. Ce qui, selon le CSM, n'était manifestement pas le cas dans notre affaire.
Les poursuites engagées, et par deux fois, sont donc préoccupantes.
Elles le sont parce que le ministre de la justice n'a tenu aucun compte du premier avis motivé du CSM, et a voulu à tout prix obtenir une sanction qui apparaissait, dès sa première démarche, manifestement inappropriée au cas d'espèce.
Elles le sont encore parce qu'elles ne tiennent aucun compte de la gravité des faits reprochés aux policiers poursuivis.
Elles le sont également parce que la volonté de réduire la liberté de parole des magistrats du ministère public ne va pas dans le sens d'une justice indépendante dont le travail est, notamment, de vilipender les actes les plus inadmissibles d'autant plus quand ce sont des membres des forces de l'ordre qui en sont les auteurs.
Elles le sont enfin parce que la démarche, très inhabituelle, intervient alors que ce sont des policiers qui sont renvoyés devant le tribunal correctionnel. Comme s'ils étaient les seuls que l'on veut protéger des critiques du ministère public, le justiciable ordinaire devant accepter d'entendre tout ce qui est dit sur lui. Autrement dit, comme si le message qui leur est adressé est que quoi qu'ils fassent ils bénéficieront d'une protection qui n'est accordée à personne d'autre.
Un dernier détail s'impose, même s'il peut apparaître très secondaire.
Le magistrat poursuivi part en retraite en janvier 2012. Il a été poursuivi par deux fois en 2011, dont une seconde fois quelques jours avant la fin de sa période d'activité professionnelle.
Il ne semble pas avoir été défaillant auparavant.
La protection des policiers délinquants doit être considérée comme vraiment importante pour que ceci n'ait aucune importance.
mise à jour :
Nous apprenons en ce début d'année 2012 que le ministre de la justice a implicitement renoncé à prononcer une quelconque sanction contre le magistrat poursuivi.
Il n'existe donc aucune raison pour que les magistrats du ministère public, dans les limites mentionnées plus haut, s'imposent une quelconque auto-censure par crainte d'éventuelles poursuites, ainsi que cela découle des décisions du CSM qui par deux fois a conforté cette liberté de parole.
Tout n'aura donc pas été inutile dans le démarche gouvernementale...