L'affaire Bodein, un Outreau des pauvres ?
Par Michel Huyette
La Cour d'assises du Bas-Rhin vient de rendre son verdict dans l'affaire Bodein, cet homme poursuivi pour plusieurs meurtres.
Ce qui retient l'attention aujourd'hui, ce n'est pas le sort du principal accusé, condamné à la peine maximale, mais celui de ses seize co-accusés qui ont tous été acquittés. Or, d'après les informations retransmises par les médias, huit d'entre eux avaient été placés en détention provisoire et ils avaient ensemble effectué au total 15 ans de prison préventive. Quatre d'entre eux étaient encore détenus pendant l'audience de la Cour d'assises.
Cette configuration ressemble beaucoup à celle d'Outreau, avec des personnes détenues pendant des mois sans avoir été jugées coupables, puis acquittées au moment du jugement de l'affaire.
Sous réserve de l'éventualité d'un appel du Parquet et d'une décision différente de la seconde Cour d'assises, le constat de longues périodes de détention injustifiée devrait entraîner le même élan réprobateur de la part des citoyens, des medias et des élus. Mais ce ne sera sans doute pas le cas, d'abord parce que ce verdict est rendu au début des vacances d'été, que l'on ne peut pas retrouver deux fois de suite le même emballement, et aussi, et peut-être surtout, parce que les acquittés de Strasbourg sont des "vanniers", c'est-à-dire des nomades sédentarisés vivant de façon marginale et appartenant à la partie la plus pauvre de notre population. La prison est-elle moins grave et moins inacceptable pour les plus démunis ? Personne n'osera sans doute répondre par l'affirmative. Mais attendons quelques jours pour voir s'ils sont à leur tour reçus au Ministère par des responsables qui leur feront part de leur profonde et sincère émotion, et observons si de considérables montants de dommages-intérêts vont prochainement être annoncés, comme pour les acquittés d'Outreau qui, aidés de leurs avocats, ont su parfaitement gérer la dernière phase de leur histoire.
Mais le plus important n'est peut-être pas là. Et le débat doit se porter ailleurs.
Il y a quelques semaines, la télévision a proposé (encore) un reportage sur l'affaire appelée "affaire Roman", du nom de cet ingénieur un peu marginal acquitté par la Cour d'assises de l'Isère en 1992 après avoir été placé pendant une longue période en détention provisoire, pour le meurtre d'une petite fille.
Rappelons-nous.
En cours d'instruction, l'un des juges d'instruction saisi a tenté une reconstitution des faits sur les lieux du drame. La scène filmée alors par la télévision est stupéfiante. La foule s'était agglutinée près des lieux de la reconstitution et a fait preuve d'une très grande violence, verbale et physique, envers le juge, les gendarmes et les deux mis en examen, à tel point que la reconstitution n'a pu se dérouler normalement.
Un peu plus tard, parce que le juge d'instruction doutait beaucoup de la culpabilité de Monsieur Roman, il a envisagé puis décidé de le remettre en liberté. Il a aussitôt été l'objet d'attaques d'une rare violence, des projectiles ont été lancés sur le Palais de justice. Dans une autre émission de télévision ce magistrat a dit combien il a été atteint par toutes ces agressions. Notons que la chambre d'accusation de l'époque a bien vite remis Monsieur Roman en détention provisoire.
Que penser du rapprochement de ces trois affaires, Grenoble, Saint Omer, puis Strasbourg ? Tout simplement que si un juge essaie de remettre en liberté un individu accusé d'un crime grave avant qu'il soit innocenté, il se fait lapider par ses concitoyens, les médias et les responsables politiques. Et que s'il maintient en détention provisoire un autre accusé finalement acquitté, il se fait lapider de la même façon, avec en plus le risque de poursuites disciplinaires, outre le fait, dans un cas comme dans l'autre, qu'il risque en plus de devoir "payer" comme annoncé au plus haut niveau de l'Etat !
Bref, dans les affaires les plus dramatiques et les plus médiatisées, si le juge libère il a gravement tort, et s'il maintient en prison… c'est pareil.
Ce que l'on retiendra, sans se réjouir particulièrement, c'est que se sont probablement pour partie les mêmes qui ont hurlé contre un juge à Grenoble parce qu'il voulait libérer un accusé, et qui ont quelques années plus tard hurlé à saint Omer contre un autre juge parce qu'il en avait maintenu en prison. Il est vrai que l'émotion, le sens du vent et la démagogie ont souvent plus de poids que la réflexion distante et sereine.
Alors que peut faire le juge au milieu de tout cela ? Une seule porte de sortie semble lui être offerte : qu'il motive plus encore ses décisions, qu'il explique d'où proviennent ses certitudes et ses doutes. Qu'il rédige de telle façon que le lecteur de la décision, qu'il l'approuve ou la désapprouve, en comprenne le sens et soit dans l'impossibilité de penser qu'elle a été prise hâtivement.
Et, autant que possible, demeurer relativement indifférent au reste…