Chronique malgache (9)
Texte de Patrice de Charette
magistrat détaché à Madagascar
mission d'appui à l'Etat de droit mise en place par l'Union européenne
Chronique malgache 13 15 janvier 2007
À Madagascar, l'expression saison des pluies n'est pas précisément vide de sens. Il y a quelque temps, vers 15 heures un épais couvercle noir se met subitement en place au-dessus de Tana, plongeant la ville dans l'obscurité. Après un coup de tonnerre introductif, comme pour le début d'un feu d'artifice, les trombes d'eau s'abattent : rues submergées, bouches d'égouts transformés en geysers, véhicules au moteur noyé arrêtés en tous sens. Lorsque je rentre chez moi un peu plus tard la ville n'est qu'un embouteillage géant. Pour tenter de me sortir du piège, je fais comme les autres : je traverse le terre-plein central de la quatre voies pour rouler à contresens sur la chaussée de gauche. La chose, allez savoir pourquoi, ne plaît pas à la police qui remet tout le monde dans le droit chemin, au prix d'un bouchon monstre.
Un taxi bé a mal calculé son coup et se retrouve avec la carrosserie posée sur le terre-plein, les roues tournant dans le vide. Il n'y a pas d'exemple qu'un Malgache laisse un congénère automobiliste dans l'infortune. Cinq ou six conducteurs descendent aussitôt de leur voiture sous la pluie torrentielle et hissent le minibus pour le remettre sur la chaussée. Il me faudra deux heures, au lieu des quinze minutes habituelles, pour revenir chez moi. Et sans un coup de klaxon ni un geste d'énervement de la part des milliers de personnes bloquées. Ce peuple est admirable.
Depuis une semaine, changement de décor : pluies continuelles, jour et nuit. La faute au 4ème cyclone en un mois. Tana, au milieu de la Grande Ile , est épargnée par les dévastations, réservées aux côtes, mais reçoit des quantités d’eau prodigieuses. Il y a 14 cyclones chaque été, m’affirme mon chauffeur. Je suis surpris par cette précision arithmétique, mais il me montre pour preuve la liste de l’an dernier avec les noms de baptême des cyclones, pour lesquels on commence par la lettre A. Voilà qui promet.
Il y a quelque temps, l'ambassadeur de France me prend à part dans un dîner. Le président de la République a parlé de vous devant le corps diplomatique en disant : il y va trop fort. Vous connaissez le président, poursuit-il, c'est un impulsif, quand il a quelqu'un dans le nez, il le vire; je n'ai pas conseils à vous donner, mais... Le lendemain, l'ambassadeur européen me prend à part, langage plus policé : le premier ministre m'a parlé de vous pour me dire que certaines modalités de votre action étaient parfois mal perçues.
Je reste interloqué de voir ces hauts personnages s’intéresser à ma misérable personne. Je me demande aussi ce qui a pu provoquer ce courroux. Je pense à certains de mes rapports au ton incontestablement abrupt, notamment celui sur les détentions préventives de longue durée. Les membres de l’équipe penchent plutôt pour mon intervention lors du séminaire entre l’Union européenne et le gouvernement malgache pour la préparation du 10ème FED. J’avais été fort poli, mais le constat de la situation de la justice et des prisons n’était pas vraiment flatteur. Le résultat, de mon point de vue, avait été positif, puisque le président du FED avait pris le mors aux dents et tapé du poing sur la table et que le président malgache lui-même s’était ensuite engagé personnellement dans la réforme de la justice. Mais les ministres et conseillers du président, qui paraissaient découvrir la situation, avaient accusé le coup.
C’est à ce moment que tombe ma demande de renouvellement de visa de longue durée. J’attends avec curiosité de savoir si je vais être reconduit à la frontière. C’était arrivé il y a deux ans au correspondant de Radio France Internationale, qui avait dû faire ses bagages pour avoir déplu au Prince. Mais mon passeport revient avec l’énorme tampon rouge qui prolonge mon visa pour un an.
Je poursuis donc ma mission comme devant, avec désormais une casquette supplémentaire, celle de « maître d’oeuvre délégué » pour les chantiers de rénovation et de construction qui font partie du programme. Après procédures d’appels d’offres façon UE (les marchés publics français en pire), sept chantiers de rénovation ont été lancés (police judiciaire, prison pour femmes, centre de « rééducation » pour mineurs) outre le gros chantier de construction de la Cour suprême. Je n’ai comme connaissances techniques que celle du bricoleur et celles, empiriques et fragmentaires, tirées de la lecture de centaines de rapports d’expertise dans les dossiers civils de malfaçons. Je recrute donc un sous traitant pour le suivi des chantiers, comme prévu par le programme.
Les habituels imprévus se succèdent : mur qui s’écroule quand on enlève la charpente, trajet de fondation à rectifier, prestations à adapter. A la lecture du Guide des procédures des contrats FED (18O pages en petits caractères simple interligne), qui donne compétence au maître d’oeuvre délégué pour les modifications n’entraînant pas de dépenses supplémentaires, je signe ces modifications avec l’entreprise. Oui certes, me répond le jeune individu tatillon qui suit les contrats au ministère des finances, mais il faut aussi faire signer toute la chaîne (maître d’oeuvre en titre, maître d’ouvrage, maître d’ouvragé délégué) et vous devez émettre un ordre de service spécifique. Je ne vois rien de tel dans le Guide, mais j’évite de croiser le fer sur ces questions annexes et j’obtempère. Mes dossiers gonflent sur mon bureau.
Il y a quelque temps, Jean-Michel a organisé une expédition pour aller visiter une région peu accessible, Morombe, au nord de Tuléar. Expédition, car il faut l’avion ou deux jours de route pour aller à Tuléar, puis à nouveau deux jours pour rallier Morombe, par la RN 9, pompeuse dénomination pour une piste étroite et défoncée. Aucun touriste ne passe là et c’est bien dommage, car le paysage est magnifique. C’est d’abord la savane, plaines couvertes d’herbes sèches avec de loin en loin le contrepoint d’un manguier géant, immense cathédrale de verdure aux ramures s’arrêtant impeccablement à 1,50 du sol, sous lesquelles s’abritent souvent des zébus et leur berger.
Apparaît ensuite, car c’est leur domaine, la silhouette étrange et majestueuse des baobabs, avec leurs énormes troncs cylindriques entièrement dénudés surmontés d’un parasol de feuillage. Alors que l’Afrique n’a qu’une seule espèce de baobabs, Madagascar en compte sept, dont six sont endémiques. Plus loin, nous verrons d’autres espèces, avec des branches rabougries et tordues, au feuillage rare. Leurs racines très profondes leur permettent de résister aux cyclones les plus violents. Dans un jardin botanique près de Tuléar, on montre un baobab de plus de 1.000 ans. Plusieurs de ceux que nous verrons en montant vers Morombe sont plus gros encore, au point qu’une dizaine de personnes se tenant la main seraient nécessaires pour en faire la circonférence.
Ils sont souvent en isolés, impressionnants, ou au contraire en groupe, sur une crête ou encadrant la piste. Nous nous arrêtons souvent pour les admirer. Les habitants découpent fréquemment de larges plaques d’écorce. Les géants débonnaires se laissent faire et continuent à pousser, avec de grandes cicatrices rectangulaires. Les fruits sont des coques ovoïdes marron, qu’il faut casser. A l’intérieur, une chair cotonneuse et acidulée, délicieuse.
Nous faisons halte dans un village à mi-chemin. L’unique hôtel est succinct. Il faut livrer bataille aux cafards pour accéder à un étrange espace carrelé avec un robinet au niveau des genoux, où on se lave au seau. Nous suscitons une curiosité intense, mais aimable. Plusieurs dizaines d’enfants nous escortent pendant notre promenade dans le village. Nous remarquons un groupe moins avenant, une vingtaine d’hommes armés de sagaies et de fusils de chasse. Nous apprendrons à Morombe qu’il s’agit de milices villageoises, les kalony (déformation du français colonnes), créées sur décision du président de la province pour lutter contre les dahalo (voleurs de zébus). Ils seraient plus de 1.000 dans la région. Le substitut du procureur de Morombe qui nous en parle ne cache pas son inquiétude : ces gens, généralement analphabètes, abusent de leur force, font du recouvrement de créances, interviennent même dans les divorces et, hélas, se livrent au racket.
Il ne se passe rien à Morombe, petite ville de bord de mer envahie par le sable, aux bâtiments décrépis, écrasée par le soleil. Les magistrats du lieu, quatre au grand complet (deux au parquet et deux au siège) sont frappés de saisissement en voyant arriver des émissaires de l’Union européenne. Un peu inquiets aussi, mais nous les tranquillisons : nous ne sommes ni des inspecteurs ni des contrôleurs, nous voulons seulement connaître leurs conditions de travail et leurs difficultés. Les magistrats habitent à quelques mètres du tribunal. Pour tromper leur ennui, certains se sont abonnés à Canal Satellite, mais la compagnie d’électricité coupe tous les soirs de 19 h à 22 h. Lorsque j’évoque le statut de la magistrature et le pouvoir donné au ministre de déplacer à volonté n’importe quel magistrat, même du siège, le jeune substitut, sorti de l’Ecole il y a six mois, éclate de rire : moi, je ne demande pas mieux que d’être déplacé d’office, dit-il.
Nous visitons la prison. Je croyais avoir tout vu, c’était une erreur. 240 détenus sont dans la cour, « surveillés » par un unique agent d’une soixantaine d’année aux cheveux gris. Le quartier des femmes est un ancien magasin de stockage, pièce minuscule sans fenêtre dans laquelle la chaleur est atroce. Le chef d’établissement a pitié des détenues et les met pendant la journée dans un enclos devant la prison, le long de la rue. Il suffirait d’un coup de pied dans les branchages constituant la clôture pour que la petite troupe s’échappe.
Les « chambres » des hommes, assez grandes, ont les murs et le plafond entièrement noirs, d’une crasse accumulée pendant des décennies. Il n’existe pas de bât flancs, les détenus, dont peu disposent de nattes, dorment à même le sol, en terre car le béton a le plus souvent disparu. Sur un côté, un éboulis : ce sont d’anciennes toilettes, d’où suintent des liquides nauséabonds. Les détenus sont enfermés, à 60 ou 80, de 17 h à 7 h le lendemain, sans eau ni toilettes. L’aération est inexistante. L’odeur, même de jour, est épouvantable. Le toit est percé ; en saison des pluies, les détenus restent debout toute la nuit, les pieds dans la boue. Même des animaux, on ne les mettrait pas là-dedans, commente Jean-Michel.
Le côté de la cour, un peu surélevé, ressemble à un terrain bombardé, avec des creux et des monticules. C’est là que se trouvent les toilettes, un trou creusé à même le sol derrière un tissu déchiré tendu sur des piquets. Lorsque le trou est plein, on rebouche et on creuse à côté. A la saison des pluies, le contenu des trous ressort et se répand dans la cour.
Le dénuement de la prison, comme du tribunal, est extrême. Au « palais » de justice, les toilettes sont hors service depuis des mois. Le tribunal n’a pas les 300.000 Ariary (115 euros) qui permettraient la réparation. Après le décès du greffier en chef, son successeur, parti sans laisser d’adresse, a abandonné son poste. Le président du tribunal pare au plus pressé.
Mais le tribunal applique les instructions de la ministre sur le jugement des détenus incarcérés avant 2004. Il a organisé des sessions supplémentaires de cours criminelles. Il y faut du mérite.