Le coq dans la piscine et le statut du Ministère Public
Par Michel Huyette
Il y a dans la haute fonction publique des sièges plus éjectables que d'autres, surtout quand un coq s'en mêle.
Il y a quelques jours le responsable des forces de sécurité en Corse a été démis de ses fonctions en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire parce que, d'après les medias et les rares déclarations gouvernementales, il n'aurait pas su prévenir l'entrée de quelques manifestants sur la propriété de l'acteur Christian Clavier, ami intime du président de la République. Et ces manifestants ont osé, entre autres actions insupportables du même acabit, jeter un coq en plâtre dans la piscine.
Mais quel lien avec le Ministère Public (procureurs, procureurs généraux, et leurs substituts) ? Et bien c'est la question fondamentale que pose ce genre d'éviction : Dans quelle mesure les hauts fonctionnaires de l'Etat qui assument des responsabilité dans des domaines touchant à la sécurité, au droit et aux libertés publiques doivent-ils être protégés contre les éventuelles décisions arbitraires et injustifiées des responsables politiques ?
Soyons plus précis encore.
Les responsables de la police et de la justice, quotidiennement, doivent rechercher le point d'équilibre entre des intérêts qui sont parfois contradictoires. L'exemple de la manifestation chez le comédien le montre clairement. D'un côté l'ami du président peut estimer que du fait de sa proximité avec le chef de l'Etat il a droit à une protection maximale pour son coq, et trouver atrocement douloureux que cet animal même en plâtre finisse ses jours au fond de la piscine. Et il peut espérer une attention toute particulière des forces de l'ordre dès que quelqu'un menace son bien. Mais d'un autre côté le responsable local des forces de l'ordre peut penser judicieux pour éviter tout incident beaucoup plus grave de ne pas engager la force, et de ne pas donner l'occasion à des manifestants politiques qui n'attendent que cela de dénoncer l'intolérance de l'Etat et si tel est le cas ses brutalités. Le responsable de la police corse a peut-être également pris en compte le fait que tous les jours en France des manifestants bloquent des trains, des routes, des usines, des préfectures etc... sans que la police n'intervienne pour les en empêcher systématiquement même quand elle est avisée à l'avance de l'action envisagée. Or dans la plupart de ces cas personne ne vient réclamer la tête des responsables policiers dont la sagesse est plutôt soulignée. Parfois même, ce sont les plus hautes autorités de l'Etat qui donnent comme consigne de laisser les manifestants agir, même lorsque des désordres sont plus que probables, et même dans certains cas lorsque des dérapages ont commencé.
En tous cas, il se peut que la décision locale, aussi adaptée soit-elle à la problématique rencontrée, ne soit pas conforme aux humeurs ou aux souhaits des responsables gouvernementaux.
Mais revenons à nos moutons, ou plus précisément à notre Ministère Public. En matière de justice, la question se pose avec d'autant plus d'ampleur que les membres du Parquet prennent en compte dans leurs choix quotidiens non seulement les directives de politiques pénales qui émanent de la hiérarchie et au plus haut niveau du gouvernement auquel ils sont statutairement rattachés, mais aussi le droit applicable et la protection des libertés individuelles dont ils sont les garants comme tous les magistrats. Dès lors, pourrait-on admettre qu'un membre du Ministère Public soit contredit, blâmé, ou sanctionné si la décision qu'il a prise et qui n'est pas celle qu'attendaient les responsables gouvernementaux est pourtant la plus opportune et en tous cas la seule qui respecte les valeurs fondamentales dans une démocratie que sont le respect de la loi, du droit, et des libertés des citoyens ?
Autrement dit, doit-on permettre aux membres du Parquet de ne pas suivre une consigne gouvernementale parce que celle-ci heurte l'une des valeurs précitées, ou ce refus doit-il ipso facto ouvrir la voie à une éventuelle sanction ?
Ces interrogations aboutissent inexorablement au questionnement sur la compatibilité pour les procureurs et procureurs généraux entre le statut de magistrat qui leur impose des devoirs et les oblige à respecter et faire respecter les valeurs fondamentales précitées, et leur situation de subordination à l'égard du pouvoir politique qui peut leur imposer de prendre des décisions contraires à l'intérêt public. Cette ambiguïté apparaît de façon patente dans la loi. L'article 33 du code de procédure pénale indique que le procureur est tenu de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions reçues de sa hiérarchie, mais aussi qu'il "développe librement les observations orales qu'il croit convenables au bien de la justice". Or si le procureur est autorisé à exprimer oralement un point de vue contraire aux instructions écrites de sa hiérarchie, c'est forcément parce que l'on considère qu'il peut exister d'excellentes raisons justifiant de ne pas suivre l'avis que cette hiérarchie veut imposer.
S'agissant du statut du Ministère Public, des voies s'élèvent régulièrement pour demander que les procureurs ne soient plus des magistrats mais des fonctionnaires comme les autres, totalement soumis au pouvoir hiérarchique et donc sans protection spécifique. Il est avancé que ce serait bien moins ambigu qu'aujourd'hui et que les membres du Parquet ne seraient plus pris entre contrainte hiérarchique et statut partiellement protecteur. D'autres pensent au contraire qu'il faut impérativement renforcer le statut du Parquet pour faire obstacle aux interventions inacceptables du pouvoir, et qu'il est nécessaire, notamment, d'organiser les nominations et les promotions pour les procureurs comme pour les juges, c'est à dire avec le filtre et le contrôle du Conseil Supérieur de la Magistrature (le CSM ne donne qu'un avis consultatif pour la nomination des procureurs, et les procureurs généraux sont désignés en Conseil des ministres).
Le coq de Monsieur Clavier avait finalement des choses à nous dire sur ce sujet.
Il vient d'abord nous rappeler que même au vingt-et-unième siècle le crime de lèse-coqdelamiduprésident existe encore et que c'est bien fait pour celui qui n'a pas su anticiper le souhait du prince. Et il se venge en nous affirmant que nombreux sont les hauts responsables de la police ou de la justice qui à l'avenir vont trembler dans leur culotte à chaque fois que des manifestant oseront s'approcher d'un autre coq dont il faudra organiser au plus vite la protection maximale, avant que quelqu'un appuie une nouvelle fois sur le bouton déclencheur du siège éjectable..
Mais il nous nous invite aussi à réfléchir sur la protection des magistrats, et parmi eux les membres du Ministère Public, non pour les inciter à faire ce qu'ils veulent quand ils veulent, mais uniquement pour leur permettre d'être un contre-poids aux humeurs des gouvernants quand celles-ci n'ont pas grand chose à voir avec le bien public.