Le manque de moyens de la justice, un exemple concret
Un homme est poursuivi en tant que cadre d'une société, pour publicité mensongère et tromperie devant un tribunal correctionnel. A la fin de l'audience, le tribunal indique la date de délibéré (la date à laquelle la décision sera rendue) soit le 23 avril 1999. Le 23 avril le président du tribunal lit le dispositif du jugement, c'est-à-dire les toutes dernières lignes, qui énoncent uniquement "déclare Monsieur X coupable, le condamne à..", mais sans autre indication.
Ce prévenu disposait d'un délai de 10 jours pour faire appel, donc jusqu'au 3 mai.
Interjeter appel d'une décision pénale c'est prendre un grand risque car le prévenu peut être condamné à une peine plus sévère par la Cour d'appel. Et cela arrive régulièrement. Il est donc important pour les prévenus et pour leurs avocats de savoir quelle est la motivation du jugement. Si la motivation en réponse à leur argumentaire est manifestement indiscutable, ils hésiteront à faire appel. Si par contre cette motivation est floue, contradictoire, ou erronée (oui, oui, cela arrive..), ils seront plus tentés de soumettre l'affaire à la Cour d'appel.
Dans notre cas, ni le prévenu ni l'avocat n'ont obtenu une copie du jugement avant l'expiration du délai d'appel. De fait le jugement final n'a été mis en forme qu'après le 3 mai. La raison en est soit la rédaction tardive de sa décision par le juge, soit plus probablement dans ce cas particulier le retard pris par le secrétariat pour la dactylographier.
La Cour européenne des droits de l'homme rappelle d'abord qu'en droit français les juges ont l'obligation de motiver leurs décisions et que celles-ci doivent être mises en forme dans les trois jours qui suivent le prononcé du jugement en audience. Elle considère ensuite qu'il y a eu une anomalie "que le gouvernement reconnaît d'ailleurs puisqu'il l'explique par la surcharge de travail que connaissent les tribunaux" (§ 43), que le prévenu a été dans la situation d'interjeter appel sans connaître la motivation du jugement, et en conclut que la seule lecture en audience du dispositif du jugement a "porté atteinte aux droits de la défense", donc qu'il y a eu violation de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme.
Le principe est donc parfaitement clair : les juges doivent dans tous les cas motiver leurs jugements et ceux-ci doivent être disponibles avant l'expiration du délai d'appel.
Les juges ont-ils tous la volonté de respecter les droits fondamentaux de leurs concitoyens ? Oui.
Les juges vont-ils alors procéder comme l'exigent le droit français et la CEDH, et motiver tous leurs jugements ? Non !
Pourquoi ? Tout simplement parce que certains d'entre eux ont un tel nombre de dossiers à traiter qu'il leur est matériellement impossible de motiver toutes leurs décisions (motiver prend énormément de temps), et qu'en plus certains tribunaux manquent cruellement de greffiers.
Pourquoi une telle situation qui persiste encore aujourd'hui ? Tout simplement parce que les gouvernements successifs ont, en pleine connaissance de cause, fait le choix de ne pas donner à l'institution judiciaire tous les moyens dont elle a besoin pour remplir parfaitement ses missions, ceci même si le budget du ministère de la justice a progressivement augmenté puisqu'il reste très insuffisant.
Il est intéressant de noter que devant la Cour européenne le représentant de l'Etat français a reconnu cette carence ! Conclusion : c'est vraiment délibérément que les gouvernements français ont laissé perdurer une situation aboutissant à la violation des droits fondamentaux des citoyens.
Une dernière question pour finir. Vous aussi vous avez entendu plusieurs fois les gouvernants parler dans les medias des juges qui font n'importe quoi et qui doivent "payer" pour cela ? Mais ceux qui ont décidé pendant des années et aujourd'hui encore de limiter les moyens de l'institution judiciaire, tout en sachant que les juges seraient en conséquence contraints de violer les droits fondamentaux des citoyens français, vont-ils eux aussi devoir payer ?