Faut-il inscrire le féminicide dans le code pénal ?
Bien que le phénomène ne soit pas récent, depuis quelques mois le débat autour des violences exercées sur les femmes, et notamment celles qui entraînent la mort, a repris de l'importance. (cf. not. ici, ici, ici, ici, ici, ici)
La pression est forte sur les autorités, à tel point que le gouvernement a lancé un "Grenelle des violences conjugales" (cf ici, ici), et qu'une nouvelle loi est en cours d'élaboration (cf. ici).
A l'occasion des ces débats, le mot "féminicide" a souvent été choisi pour désigner les violences mortelles exercées sur les femmes (cf. ici). Ce qui a déclenché un sous-débat autour de ce qualificatif.
Bien des questions se posent autour de cette problématique, et notamment juridiques.
- Le sens du mot "féminicide"
Pour la société, l'emploi d'un mot particulier pour désigner un phénomène spécifique est utile. Cela permet de l'identifier rapidement, et à chacun de savoir de quoi il est question.
Encore faut-il qu'il n'y ait pas d’ambiguïté sur le sens au mot.
En ce sens, le mot "féminicide" semble utilisé la plupart du temps pour désigner les violences mortelles contre les femmes qui se produisent au seul motif de leur positionnement en tant que femme.
Concrètement, le mot s'applique aux violences qui, par exemple, sont exercées sur une femme parce qu'elle a décidé de quitter son compagnon et que celui-ci ne le supporte pas. A l'inverse il ne s'appliquera pas aux violences exercées contre une femme à l'occasion de conflits entre trafiquants de stupéfiants.
Cela n'a pas empêché une discussion autour de l'usage de ce mot. Nous ne nous y attarderons pas ici, d'autres ayant déjà développé cet aspect du débat (cf. not ici)
Quoiqu'il en soit, si l'usage du mot est relativement simple pour le linguiste, pour le juriste, c'est plus compliqué, et cela pour plusieurs raisons.
- Les qualifications pénales en vigueur
Dans le code pénal, le meurtre est défini de la façon suivante : "Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle." (texte ici).
Le meurtre commis avec préméditation est un assassinat, et il est puni de la réclusion à perpétuité. (texte ici)
Le mot "homicide" n'apparaît pas dans la section du code pénal concernant le meurtre, mais dans la partie concernant les violences involontairement mortelles. Il y est écrit que le fait de causer involontairement la mort constitue un homicide involontaire. (texte ici)
L'homicide est donc, en droit, le fait de causer la mort, volontairement ou non.
Il faut donc déjà relever que si le mot "féminicide" était introduit dans le code pénal, il ne concernerait a priori que les violences volontaires, à la différence du mot "homicide" qui s'applique aussi aux violences involontaires.
Par ailleurs, dans la loi et contrairement aux apparences, le mot "homicide" ne renvoie pas à "homme". Le Lexique des termes juridique (éditions Dalloz cf ici), s'appuyant sur les termes de la loi, définit l'homicide comme "le fait de donner volontairement la mort". Et non pas, bien sûr, le fait de donner la mort "à un homme".
C'est pourquoi, dans la loi, le fait de donner volontairement la mort à une femme est un "homicide".
De la même façon, quand sont mentionnés les "droits de l'homme" dans les textes internationaux, telle la "Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme" (cf. ici), cela ne signifie pas les droits uniquement "des hommes". Ce qui supposerait que les femmes n'en bénéficient pas.
Dans tous ces cas le terme "hommes" est assimilables à "êtres humains". Et s'il était décidé de féminiser ces expressions, il faudrait alors le faire dans tous les textes français et internationaux.
Quoi qu'il en soit, le terme juridique "homicide", asexué, n'est pas en théorie un obstacle à l'appréhension des spécificités sociétales du "féminicide".
- Les circonstances aggravantes liées au couple
Dans le code pénal, de très nombreuses infractions comportent une incrimination de base, à laquelle s'ajoutent une ou plusieurs circonstances aggravantes qui ont, comme leur nom l'indique, pour effet d'augmenter la peine encourue.
Pour ce qui concerne le meurtre, la peine encourue passe de trente années de prison à perpétuité quand ce meurtre est commis : " Par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité " (texte ici, 9°).
Un autre texte du code pénal élargit l'application de cette circonstance aggravante (texte ici).
Il est en effet prévu d'une part qu'elle s'applique aux intéressés "y compris lorsqu'ils ne cohabitent pas".
Le texte prévoit aussi que : "La circonstance aggravante prévue au premier alinéa est également constituée lorsque les faits sont commis par l'ancien conjoint, l'ancien concubin ou l'ancien partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité."
Mais il ne s'applique que si "l'infraction est commise en raison des relations ayant existé entre l'auteur des faits et la victime."
Autrement dit, quand un homme exerce volontairement des violences mortelles sur une femme en raison de la relation qui existe ou qui a existé entre eux, donc un "féminicide", il commet un meurtre aggravé et encourt la réclusion à perpétuité.
Cette circonstance aggravante apparaît dans la décision judiciaire de condamnation et sur le casier judiciaire du condamné.
- Une infraction avec plusieurs qualifications
Tous les meurtres de femmes ne sont pas inéluctablement des féminicides.
Si la qualification de féminicide était inscrite dans le code pénal, il y aurait donc d'un côté une qualification ordinaire de meurtre quand la violence n'est pas dirigée contre une femme en tant que telle, et d'un autre côté la qualification de meurtre plus celle de féminicide quand tel est le cas.
Autrement dit, il y aurait juridiquement deux sortes de meurtres de femmes.
- L'absence de dénomination spécifique des circonstances aggravantes
De très nombreuses autres circonstances aggravantes découlent de la particularité de la victime. Mais quoi qu'il en soit, le code pénal mentionne cette particularité sans lui conférer une dénomination particulière.
Parmi celles-ci, la peine est aggravée en cas de meurtre sur "un ascendant légitime ou naturel ou sur les père ou mère adoptifs", mais les mots parricide et matricide ne sont pas dans le code pénal. Ou sur un "mineur de quinze ans", mais le mot infanticide n'est pas dans le code pénal (texte ici). Ou quand le crime est commis contre une victime à raison de sa "prétendue race", mais la notion de crime raciste n'est pas dans le code pénal (texte ici). Enfin quand le crime est commis contre une victime en raison de "son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée", mais la notion de crime homophobe n'est pas non plus dans le code pénal (texte ici).
En termes de cohérence de notre législation, il serait donc délicat de donner une dénomination spécifique à une seule de ces circonstances aggravantes, à travers le mot "féminicide", et de ne pas dénommer toutes les autres circonstances aggravantes qui pourraient l'être.
En effet, chaque catégorie de victime spécifique pourrait reprocher au législateur d'avoir dénommé le crime commis contre une seule catégorie de victimes et dénoncer, non sans raison, une différence de régime injustifiée.
La cause des uns n'étant pas forcément plus importante que la cause des autres.
- Une absence d'effet sur le processus judiciaire
Puisque la peine pour meurtre est déjà aggravée par la circonstance de couple ou d'ancien couple, dire en plus que les faits sont dénommés féminicide n'aurait aucun effet ni sur la qualification fondamentale, le meurtre, ni sur sa spécificité découlant du lien entre auteur et victime, ni sur l'aggravation de la peine encourue.
Cela n'aurait pas plus d'effet sur le traitement judiciaire de l'affaire.
Quand un juge d'instruction conduit ses investigations, puis quand la cour d'assises juge l'affaire, si le fond du dossier c'est qu'un homme a tué une femme parce qu'elle allait le quitter et qu'il ne l'acceptait pas, chacun sait que l'infraction est bien en lien avec la vie de ce couple et que les violences sont exercées contre la femme pour ce qu'elle est et ce qu'elle représente aux yeux de cet homme.
Ajouter le mot "féminicide" dans le code pénal ne changerait rien à des situations déjà aisément repérables.
- Une expérience éclairante : la qualification incestueuse
Ce constat du peu d'effet d'une dénomination spécifique dans le code pénal est conforté par une expérience antérieure assez semblable.
Après bien des péripéties (cf. ici), il a été décidé en 2016 de faire entrer dans le code pénal la notion d'inceste.
Il est dorénavant écrit dans notre code pénal (texte ici) :
"Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d'incestueux lorsqu'ils sont commis par : 1° Un ascendant ; 2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce ; 3° Le conjoint, le concubin d'une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l'une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s'il a sur la victime une autorité de droit ou de fait."
Quelles en ont été les conséquences pratiques et juridiques ? Aucune. Les dossiers d'agressions sexuelles commises par des proches sont toujours traités de la même façon et les audiences se déroulent comme auparavant.
Notons en passant que si la qualité d'ascendant est une circonstance aggravante faisant passer la peine encourue pour viol de quinze à vingt ans, il n'en va pas de même de la qualité de frère ou d'oncle puisque pour eux il n'y a pas d'aggravation de peine (texte ici).
Le seul effet réel est la mention, dans la décision judiciaire, du caractère incestueux de l'agression sexuelle. Ce qui là encore ne change pas grand chose car même avant cet ajout dans la loi tout le monde savait qu'une agression sexuelle commise par un père ou un frère est incestueuse.
Conclusion
Tous ces éléments permettent de retenir que si l'usage du mot "féminicide" est intéressant d'un point de vue sociétal en ce qu'il désigne un phénomène bien identifié, son ajout dans la loi n'apporterait rien au processus et aux débats judiciaires.
Mais en plus, tenter d'intégrer ce terme dans notre législation risquerait d'entraîner d'inutiles difficultés juridiques comme mentionné plus haut, et des remarques possiblement acerbes d'autres victimes typées ne bénéficiant pas d'un traitement identique.
Ce qui est par contre important et essentiel, quand il s'agit bien de cela, c'est que les particularités des violences exercées sur les femmes à cause de ce qu'elles sont soient clairement mises en lumière avant et pendant l'audience.
Le débat autour des féminicides, qui intéresse la société dans son ensemble, a toute sa place dans les palais de justice.
Mais c'est déjà de plus en plus souvent le cas chaque fois que les violences sont issues de la relation de couple.
En tous cas, si dans le débat de société le mot "féminicide" peut aider à identifier et dénommer les particularités de ces violences mortelles, il n'est nul besoin de modifier la loi pour que la justice les prenne en compte.
La priorité n'est certainement pas l'introduction du mot "féminicide" dans notre code pénal.