En quoi peut consister la faute d'un magistrat ?
Par Michel Huyette
Alors que l'inspection générale des services judiciaires vient de rendre son rapport sur l'affaire dite d'Outreau, plusieurs voix se sont élevées pour contester que des dysfonctionnements reconnus puissent ne pas être suivis d'une sanction contre les juges dont les manquements ont été relevés. A écouter les commentaires, parfois acerbes, il serait impossible que le "fiasco" ne soit pas suivi de poursuites, et que ces poursuites, disciplinaires, n'aboutissent pas à quelque chose de visible susceptible de satisfaire au delà des personnes acquittées les élus et, à entendre ces derniers, une opinion publique qui aurait les mêmes attentes.
Mais ce qui étonne le plus, c'est que la notion de "faute" ne soit pas débattue à cette occasion. C'est pourtant un passage obligé pour apprécier les suites à donner aux dysfonctionnements relevés.
Sur la "façon de procéder de certains magistrats", l'Inspection des services judiciaires considère qu'elle "ne caractérise pas de fautes pouvant recevoir une qualification disciplinaire dès lors qu'elle n'a pas été guidée par une volonté délibérée de porter atteinte aux droits de la défense, ou accomplie dans des conditions faisant apparaître des négligences graves ou répétées, incompatibles avec leurs devoirs de magistrats" (page 150 dernier §).
Arrêtons nous ici sur cette seule notion de "faute". Et pour l'appréhender, un passage par le droit du travail est particulièrement intéressant.
Quand un employeur licencie un salarié, il peut soit retenir son manque de compétence, et cela constitue une cause réelle et sérieuse de rupture du contrat de travail, soit retenir une ou plusieurs fautes, et le licencier en conséquence. Dans la seconde hypothèse, quand la juridiction prud'homale est saisie, les juges doivent vérifier que le manquement retenu dans la lettre de licenciement est bien une "faute", et bien faire la différence entre "faute" et manque de compétence.
De quoi s'agit -il ?
Dans un récent arrêt (février 2006), la Chambre sociale de la Cour de cassation a indiqué que : "la cour d'appel, qui a constaté que l'employeur s'était placé sur le terrain disciplinaire, a retenu, après avoir examiné l'ensemble des motifs mentionnés dans la lettre de licenciement, qu'aucun d'entre eux, dont certains relevaient de l'insuffisance professionnelle en l'absence de mauvaise volonté délibérée du salarié, ne présentait de caractère fautif". Et quelques semaines auparavant (janvier 2006), la Cour de cassation avait déjà rappelé que : "l'insuffisance professionnelle ne constitue pas en elle-même une faute"
Voilà précisé, en termes simples et clairs, la différence entre manque de compétence et faute : manque de compétence celui qui bien que faisant du mieux qu'il peut ne fournit pas une prestation de qualité suffisante, et commet une faute celui qui, délibérément, alors qu'il pourrait faire autrement, ne travaille pas comme cela est attendu de lui.
La conséquence en est, très logiquement, que l'on ne peut pas "punir" celui qui fait ce qu'il peut même si sa prestation n'est pas de bonne qualité. Si on punit, c'est pour contraindre quelqu'un à faire mieux. Or, évidemment, on ne peut pas obliger quelqu'un à faire mieux s'il n'a qu'une habileté limitée qu’il exploite déjà totalement.
Sinon, il va falloir punir le professeur qui peu pédagogue obtient dans sa classe de moins bons résultats que les autres enseignants, punir le policier qui moins intuitif résout moins d’affaires que les autres enquêteurs, punir le médecin qui ne trouve l’origine d’une maladie qu’à la troisième consultation etc..
Cette règle doit s'appliquer à tout professionnel, et, peut être plus encore, aux magistrats. Ceux-ci exercent une telle responsabilité, disposent d'un tel pouvoir en matière pénale, que les exigences à leur égard doivent être maximales. C'est alors légitimement qu'il est exigé d'eux des attitudes professionnelles de haut niveau, et qu'il est souhaité que leurs fautes, si des manquements fautifs au sens qui vient d'être défini sont démontrés, soient sanctionnées. Il n'y a pas place ici pour le moindre corporatisme.
Il reste alors à définir ce que sont manquements involontaires et comportements fautifs.
Le rapport de l'inspection judiciaire peut être un point de départ. Au delà de la seule affaire d'Outreau, il y a manquement, mais non pas faute, par exemple quand un jeune magistrat insuffisamment expérimenté est dépassé par l'ampleur de la tâche dans un dossier inhabituellement compliqué, ou quand à cause d'une formation antérieure insuffisante il est en début de carrière peu performant, ou quand il est mal à l’aise parce qu'il a été nommé dans une fonction qui n'est pas en adéquation avec ses capacités, ou quand ayant conscience de ses difficultés il a appelé à l’aide mais n’a obtenu aucune réponse. Par ailleurs, il y a aussi manquement non fautif quand un juge est persuadé d'appliquer la loi mais se trompe dans son analyse juridique.
A l'inverse, il y a faute manifeste notamment quand un magistrat, délibérément, ne respecte pas une disposition légale ou les droits fondamentaux d'une partie, ou ne laisse pas suffisamment de place à chacun à l'audience, ou s'exprime de façon inappropriée envers un justiciable, ou juge sur des éléments qui ne sont pas dans le dossier.
Un cas délicat est la situation du juge qui ne dispose pas du temps minimal pour étudier à fond les dossiers qui lui sont attribués. Certains magistrats, pourtant expérimentés, se retrouvent dans un service tellement surchargé que même avec la meilleure volonté et en utilisant toutes leurs compétences, il leur est matériellement impossible de toujours consacrer tout le temps nécessaire à la lecture de chaque dossier, à son étude, à la réflexion théorique, à l'audience, puis à la rédaction de la décision.
Dans un premier temps, le magistrat, dépendant de circonstances extérieures sur lesquelles il n'a aucun moyen d'intervenir (les juges du siège qui composent les juridictions pénales ne choisissent pas le nombre des dossiers fixés aux audiences) ne semble pas pouvoir être considéré comme "fautif" puisque, apparemment, il ne peut pas faire autrement.
Mais la réalité est moins simple. En effet, un juge (ou une formation collégiale), s'il ne choisit pas le nombre des dossiers qui lui sont affectés, peut quand même, sauf dans certains cas, décider finalement seul du temps à consacrer à chacun. Bien sur, concrètement, si un magistrat qui a vingt dossiers à traiter en une semaine décide d'en traiter seulement dix pour pouvoir les traiter à fond et qu'il ne peut alors pas faire plus, dans les autres dix qu'il ne traite pas sa décision va être différée (on dit que le juge prolonge son délibéré). Et s'il fait une sélection chaque semaine, ce sont des dizaines de dossiers qui vont prendre du retard et bientôt son service sera noyé.
Mais alors que doit faire le juge ? Aller au plus vite et privilégier les échéances, quitte, parfois, à survoler trop hâtivement un dossier et rendre une décision à l'opportunité incertaine, et gagner du temps en motivant moins son jugement ? Mais cela est inadmissible et insupportable pour les justiciables qui ne peuvent pas accepter que pour des raisons, que par ailleurs ils ne connaissent pas, le traitement de leur dossier soit bâclé. Ou prendre tout le temps nécessaire, mais se retrouver très vite dans une impasse dont, parfois, ni son entourage ni sa hiérarchie ne l'aideront à sortir ?
Dans l'absolu, le magistrat qui privilégie la rapidité et le nombre alors qu'il a le talent pour travailler mieux ses dossiers commet une faute manifeste. Et en théorie, une telle faute peut être sanctionnée disciplinairement. Mais il en faut du courage pour lutter contre les courants et les vents contraires, pour prendre le risque de se heurter à ses collègues, pour résister à la pression de ceux, encore trop nombreux, qui privilégient le nombre de décisions rendues plutôt que la qualité des prestations.
C'est là un problème dont les magistrats hésitent à parler à l'extérieur de l'institution judiciaire. C'est pourtant une réalité qu'il faudra bien un jour oser aborder de front.
Pour en revenir finalement à l'affaire d'Outreau, comment ne pas comprendre le malaise, la colère, de ceux qui, après avoir constaté des carences dans le traitement du dossier qui restera celui de toute leur existence, et qui ont passé des années en prison sans raison valable ce qui créé un dommage immense, lisent qu'il n'a pas été commis de "faute" tout en entendant dire, en même temps, qu'il y a eu des manquements. Leur souffrance a été telle que, comme nous le voudrions tous dans les mêmes circonstances, ils ont besoin de coupables dont la punition pourrait, au moins un peu, atténuer leur compréhensible sentiment d'injustice.
Mais en même temps, il est indispensable de veiller à ce que la conséquence de ce besoin de sanction réparatrice ne soit pas un nouveau dysfonctionnement, ce qui serait une nouvelle injustice et, de toutes façons, ne servirait à rien.
Si des "fautes" ont été délibérément commises, comme nous le dira le Conseil supérieur de la magistrature, elles doivent être sanctionnées, sereinement, mais sans complaisance. Ce sera peut-être difficile à vivre pour la collectivité judiciaire, mais ce sera aussi son honneur de l'accepter sans réserve.
Si tel n'a pas été le cas, comme le conclut à tort ou à raison l'Inspection des services judiciaires, il faut espérer qu'enfin la sérénité revienne, que l'intelligence l'emporte pour une fois sur la démagogie, et que la réflexion commence sans tarder sur la façon d'éviter à l'avenir les manquements relevés (avec des débats approfondis et sans tabous sur la formation initiale et la formation continue, les affectations à la sortie de l'ENM, la collégialité, les critères de la détention provisoire, les moyens matériels et humains, les pratiques professionnelles, les mécanismes internes d'alerte à disposition des magistrats qui sentent les difficultés s'amonceler et les solutions d'aide et de régulation qui restent à inventer..).
Vouloir punir tel ou tel juge, ce peut être une réaction saine pour redresser le passé et préserver l'avenir. Mais ce peut être tout autant une façon peu noble de tronquer la réalité et d'éluder les vraies questions qui mettent en cause autant les juges que ceux qui décident de leur sort et des moyens qu'ils leurs donnent, et, au-delà, tous ceux qui participent aux procédures judiciaires et ont parfois des comportements au moins aussi détestables que ceux qu’aujourd’hui ils dénoncent. Ce serait alors une pitoyable pirouette dont finalement les seules véritables victimes seront, une fois encore, les citoyens.