Un président de tribunal peut-il instruire puis juger (en marge de l'affaire Bettencourt)
Par Michel Huyette
Depuis maintenant des mois l'affaire dite "Bettencourt" agite le monde judiciaire et les medias (cf. not. ici). Il en existe plusieurs ramifications. Une première affaire, le volet abus de faiblesse (cf. ici), est en cours de traitement devant un tribunal correctionnel - c'est celle qui nous intéresse aujourd'hui - et d'autres sont en cours d'investigations.
S'agissant de ces dernières, après une longue période caractérisée par une succession affligeante de conflits, de tensions, de propos mensongers ou malveillants, de manoeuvres et de coups tordus, la procédure va prochainement être confiée à des juges d'instruction d'une autre juridiction que celle qui est actuellement saisie. Cela est sans doute indispensable. Mais ce ne sera pas le sujet de cet article.
Il s'agira aujourd'hui de s'interroger sur un mécanisme procédural particulier, celui qui permet au président d'un tribunal correctionnel de décider d'effectuer des mesures d'investigations, et ensuite de participer au jugement de l'affaire en prenant alors en compte, notamment, les investigations effectuées. En effet, le tribunal correctionnel saisi de la partie abus de faiblesse a ordonné un supplément d'information et a confié à sa présidente la mission de l'effectuer. Cela n'a fait que renforcer la guérilla judiciaire déjà en place et a engendré, non sans d'évidentes arrière-pensées, des prises à partie parfois injurieuses de la présidente de la juridiction.
La poursuite des investigations par la juridiction pénale saisie est actuellement permise par la loi. L'article 463 (texte ici) du code de procédure prénale nous indique, à propos du tribunal correctionnel, que "S'il y a lieu de procéder à un supplément d'information, le tribunal commet par jugement un de ses membres (..) ". Le magistrat désigné peut soit effectuer des actes lui-même, soit délivrer une commission rogatoire à un juge d'instruction ou à un service de police.
La question abordée ici est alors celle de l'impartialité du magistrat qui a lui-même ordonné ou effectué des mesures d'instruction, plus largement celle du procès équitable au sens de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH) (texte ici).
Dans un arrêt de janvier 2000 (décision ici), la cour de cassation a estimé que "le supplément d'information ordonné en application de l'article 463 du Code de procédure pénale, n'est pas contraire aux dispositions de l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme dès lors que son exécution n'implique pas que le magistrat commis acquiert, à l'occasion de cette mesure, une conviction sur la culpabilité des prévenus".
Mais cela n'est peut-être pas aussi simple qu'il y paraît.
L'impartialité, c'est, de fait, la capacité du magistrat qui juge une affaire à entendre et à intégrer à son raisonnement, avec la même ouverture d'esprit, tous les arguments qui lui sont présentés, dans un sens ou dans un autre. Cela suppose, notamment, que ce juge n'ait à aucun moment, antérieurement à l'audience de jugement, pris position, indirectement ou indirectement, sur la culpabilité du prévenu. C'est cela qui explique que ni le juge d'instruction qui a instruit le dossier, ni le juge des libertés et de la détention (JLD) qui a statué sur l'éventuelle détention du prévenu ne soient autorisés à être membre du tribunal qui va juger l'intéressé. (1)
Le président du tribunal qui diligente lui-même le supplément d'information décidé par le tribunal va d'abord faire un choix au moment de décider les mesures nécessaires. Il va donc nécessairement partir de sa lecture personnelle du dossier pour apprécier dans quelle direction les recherches complémentaires doivent êre dirigées. En plus, s'il auditionne personnellement des témoins, il va choisir les questions à poser, et de la même façon décider d'approfondir avec lui tel aspect du dossier qu'il considère important et à l'inverse de laisser de côté tel autre aspect qu'il estime secondaire. Mais n'est-ce pas, à tous ces stades du supplément d'information, prendre au moins indirectement position sur le fond de l'affaire, les choix effectués pouvant faire apparaître une volonté de privilégier tel aspect du dossier au détriment d'un autre, et ainsi laisser apparaître la façon dont le dossier a été appréhendé par le président ? (2)
Par ailleurs, le président du tribunal qui a dirigé le supplément d'information est-il ensuite, quand le dossier revient en audience de jugement, dans un état d'esprit lui permettant d'écouter et d'analyser de façon suffisamment ouverte et parfaitement objective les remarques critiques des différentes parties sur la forme et le fond des mesures complémentaires effectuées ? Une réponse positive ne vient pas immédiatement à l'esprit.
Bien sûr on peut soutenir, et cela n'est pas forcément inexact dans certaines circonstances, qu'un magistrat qui à un moment donné a pris position dans un sens dispose quand même ultérieurement de la pleine capacité de raisonner et de conclure dans un autre sens. On pourrait par exemple considérer que le JLD qui un jour a ordonné la détention provisoire en soulignant le risque de réitération d'infractions ou le trouble exceptionnel à l'ordre public (ce qui suppose par définition de considérer la personne déférée coupable) sont avérés, peut malgré ces prises de position et quelques temps plus tard, disposer d'une suffisante liberté d'esprit et juger l'intéressé non coupable et être en faveur d'une relaxe ou d'un acquittement. Mais c'est bien parce que l'incertitude est trop importante, et que aussi faible soit-elle elle n'est pas aceptable, qu'une incompatibilité de principe a été retenue.
Il n'est dès lors pas si aisé que cela de conclure sans aucune hésitation que notre article 463 du code de proédure pénale est parfaitement conforme aux exigences d'impartialité et de procédure équitable contenus dans la CESDH, au moins quand la juridiction ne s'est pas contentée de désigner un juge d'instruction chargé d'effectuer toutes les diligences et que c'est un membre du tribunal qui a lui-même effectué certains actes du supplément d'information.
En tous cas, dans les dossiers très polémiques, quand on sait que chaque parole et chaque geste sont observés, que tout va être discuté, il n'est pas forcément opportun de créer des circonstances susceptibles de donner prétexte à de nouvelles polémiques et de nouvelles mises en cause.
Il est parfois des pièges dans lesquels on tombe et que l'on a contribué à créer....
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1. Article 49 alinéa 2 du cpp (texte ici) pour le juge d'instruction, et article 137-1 alinéa 3 du cpp (texte ici) pour le JLD. A propos de ce dernier, l'impossibilité est absolue, comme vient de le préciser la cour de cassation dans un arrêt de septembre 2010 (décision ici). cf. également une décision de décembre 2009 (décision ici).
2. A la lecture de certaines dossiers d'instruction, et en regardant minutieusement les questions posées par le juge d'instruction à un mis en examen ou à un témoin, on perçoit très vite la position, subjective, du magistrat instructeur....