Refonder le ministère public (rapport à la ministre de la justice)
Par Michel Huyette
La ministre de la justice vient de recevoir un rapport intitulé : "Refonder le ministère public", rédigé par une "commission de modernisation de l'action publique dirigée par l'ancien procureur général de la Cour de cassation M. Nadal. (cf. ici, rapport téléchargeable).
Dans une première partie intitulée "Garantir l'indépendance statutaire du ministère public" il est écrit, notamment :
"L’évolution du statut du ministère public est la première proposition, sans conteste la plus impérieuse, que la Commission entend formuler. Pour elle, il n’est en effet de véritable modernisation de l’action publique qui ne passe par une modification des règles de nomination et de discipline applicables aux magistrats du parquet. (..) La Commission a d’abord entendu marquer son attachement à l’unité du corps judiciaire en proposant que soit explicitement reconnue et consacrée, dans la Constitution, la place du parquet au sein de l’autorité judiciaire. (..) la Commission a estimé qu’à la faveur de la révision constitutionnelle que nécessite la modification du régime de nomination et de discipline des magistrats du parquet, l’inscription explicite dans le texte de la Constitution du principe de l’appartenance des magistrats du ministère public à l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, constituerait un message fort. (..) Aussi la Commission propose-t-elle de compléter le premier alinéa de l’article 64 de la Constitution, qui dispose que « [l]e Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire », en y ajoutant les mots : «, qui comprend les magistrats du siège et du parquet »."
La commission propose également de confier au Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de proposer la nomination des procureurs de la République, des procureurs généraux et des membres du parquet général de la Cour de cassation, de soumettre la nomination des autres magistrats du parquet à l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, de transférer au Conseil supérieur de la magistrature le pouvoir de statuer en matière disciplinaire à l’égard des magistrats du parquet
Elle ajoute que "En supprimant le pouvoir du garde des sceaux de donner des instructions au ministère public dans les affaires individuelles, la récente loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique16 a fait un pas important dans le sens de l’affirmation de l’indépendance du ministère public. Mais cette loi reste insuffisante et doit être parachevée par une révision constitutionnelle."
Dans une deuxième partie intitulée "Inscrire l'action du ministère public dans un cadre territorial élargi", la commission propose de créer un parquet départemental près un tribunal départemental. Elle suggère par la même occasion de mettre en cohérence le ressort des cours d’appel avec la carte des régions administratives.
Dans une troisième partie intitulée "Donner au ministère public des moyens à la hauteur de son rôle", la commission écrit que :
"La Commission est néanmoins convaincue que la modernisation de l’action publique suppose aussi un renforcement des moyens qui y sont consacrés. Parce qu’elle connaît les contraintes très lourdes qui pèsent sur le budget de l’Etat et les efforts importants demandés aux administrations publiques et à tous les citoyens, la Commission a débattu en son sein de la question de savoir s’il était opportun de faire état de ce besoin. Elle a cependant estimé, en conscience, qu’elle faillirait à la mission qui lui a été confiée si elle ne rendait pas compte de ce qu’une partie des difficultés rencontrées par le ministère public et, plus largement, par les juridictions, trouve son origine dans une situation matérielle tendue, qui retentit lourdement sur le quotidien des magistrats et personnels de greffe. (..) les magistrats du ministère public sont en mesure d’identifier les besoins qui sont les leurs : besoin de collaborateurs auxquels ils pourraient confier certaines des tâches et attributions qu’ils assument aujourd’hui, besoins en matière de téléphonie et d’équipement informatique individuel autorisant une plus grande mobilité, besoins en termes d’accès aux bases de données des éditeurs juridiques, besoins d’outils de pilotage des juridictions, de recueil et d’exploitation des données statistiques."
"(..) en 2010, on comptait 3 procureurs pour 100 000 habitants en France, contre 11 procureurs pour 100 000 habitants en moyenne dans l’ensemble des pays expertisés. Assez logiquement, c’est en France que le nombre moyen d’affaires pénales reçues par procureur est le plus élevé, avec plus de 2 500 affaires par procureur pour une moyenne de 615 affaires dans les trente-quatre pays expertisés". (..) Cette augmentation considérable des missions des parquets s’est faite à moyens pratiquement constants. Dans son rapport de mars 2012 relatif au fonctionnement du parquet, le groupe de travail de la direction des affaires criminelles et des grâces a relevé que le nombre de postes localisés dans les parquets a stagné depuis 2006, alors que « la charge de travail juridictionnel comptabilisable est parallèlement en hausse de 25 % depuis 2006, cette évaluation étant par ailleurs (...) inférieure à la charge réelle, faute d’indicateurs performants et exhaustifs »."
"(..) la Commission considère que l’extraordinaire dévouement des magistrats du parquet a trouvé ses limites, comme le démontre la désaffection croissante à l’égard des fonctions exercées au parquet, pour lesquelles la direction des services judiciaires peine à trouver des candidats au second grade comme au premier grade."
Pour pallier en partie ces difficultés la commission propose de confier à des « assistants du ministère public » une partie des attributions des magistrats du parquet, de développer l’équipement des parquets en nouvelles technologies de l’information et de la communication, de renforcer le rôle de soutien juridique aux parquets de la direction des affaires criminelles et des grâces et de la direction des affaires civiles et du sceau.
Dans une quatrième partie intitulée "Redonner du sens et de la lisibilité à la politique pénale", la commission écrit que :
"La « politique pénale » est un concept récent de notre droit (..). C’est pourquoi la Commission s’est d’abord interrogée sur la notion même de politique pénale, sa définition et sa finalité. Après en avoir débattu, elle considère que cette politique répond à un triple impératif. Elle est en premier lieu, et avant toute autre chose, l’expression d’un principe démocratique. Il appar- tient en effet au Gouvernement, que l’article 20 de la Constitution charge de déterminer et conduire la politique de la Nation, de s’accorder sur les objectifs et les moyens de son action en matière pénale. (..) En deuxième lieu, la politique pénale est l’instrument de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. (..) Enfin, la politique pénale est la manifestation d’un arbitrage, la traduction d’un inévitable compromis entre, d’un côté, des priorités définies à partir d’une analyse des réalités de la délinquance, qui doit être éclairée par l’appréciation que peuvent en faire les magistrats du ministère public et les officiers de police judiciaire et, de l’autre, les moyens que la Nation entend y consacrer."
"Le premier constat est celui d’un manque de lisibilité de la politique pénale. Dans le double contexte d’une pénalisation croissante de la vie sociale et d’une médiatisation toujours plus importante des affaires que traite la justice pénale, de multiples sujets ont été érigés au fil du temps en priorités de politique pénale, sans qu’aucune ne soit jamais remise en cause : lutte contre la délinquance de proximité, les trafics de produits stupéfiants, les cambriolages, la traite des êtres humains, les fraudes fiscale et sociale, la violence routière, le racisme et les discriminations, les violences aux femmes, aux enfants ou à raison de l’orientation sexuelle, la détention de chiens dangereux, le trafic de produits dopants, les dérives sectaires... Cette sédimentation de priorités, souvent dégagées dans l’urgence et en réaction à des faits divers, remet en cause l’idée même de priorité de politique pénale : quand tout est prioritaire, plus rien ne l’est vraiment."
"Le deuxième constat est celui de l’insuffisante évaluation des choix de politique pénale. (..) plusieurs personnalités qualifiées entendues par la Commission et nombre de ses membres ont pointé l’extrême difficulté, pour les procureurs de la République, les procureurs généraux et la direction des affaires criminelles et des grâces elle-même, de piloter une action au plan local, régional ou national, sans parvenir à mesurer la pertinence des choix opérés dans l’extraordinaire diversité des solutions offertes par la loi pour la mise en œuvre de l’action publique."
"Le troisième constat est celui d’une regrettable segmentation de la politique pénale. Si la conduite de cette politique, déterminée par le Gouvernement, incombe en vertu de la loi au garde des sceaux, il est cependant nécessaire de rechercher, dans la pratique, une plus grande harmonie entre le ministère de la justice et le ministère de l’intérieur, au niveau national comme au niveau local, sur les objectifs à atteindre et les moyens d’y parvenir. Ainsi que cela a pu être rapporté à la Commission, il n’est pas exceptionnel qu’un procureur de la République soit informé par le chef d’un service d’enquête de son ressort que de nouvelles priorités ont été assignées à ce dernier par sa propre hiérarchie, le conduisant à délaisser tel type d’enquêtes au profit de tel autre, indépendamment de la politique pénale définie par le garde des sceaux. Inversement, policiers et gendarmes expriment le souhait légitime que leurs avis et analyses soient davantage pris en compte dans le processus d’élaboration de la politique pénale."
La commission propose de placer auprès du garde des sceaux un Conseil national de politique pénale, de confier au garde des sceaux le soin de prononcer un discours annuel sur la politique pénale devant la représentation nationale, de faire du ministère de la justice un point de passage incontournable dans la préparation des textes législatifs et réglementaires comportant des dispositions pénales, de circonscrire les cas dans lesquels le garde des sceaux est fondé à demander ou recevoir une information dans les affaires individuelles, d'ancrer dans la pratique le rôle du procureur général en matière de coordination de la politique pénale au plan régional, de reconnaître aux procureurs de la République une capacité d’initiative en matière de définition des priorités d’action publique, de communiquer le schéma d’orientation des procédures pénales au sein et en dehors de la juridiction, d'approfondir le dialogue entre le siège et le parquet en instituant un conseil de juridiction en matière pénale.
Autour de cette dernière problématique la commission écrit :
"Il semble d’abord impératif que l’ensemble des magistrats d’une même juridiction, depuis l’instruction jusqu’à l’application des peines en passant par les fonctions de juge des enfants et de juge des libertés et de la détention, puissent bénéficier, de manière institutionnalisée, d’une information périodique sur les phénomènes de délinquance au sein du ressort, sur les ressources de toute nature dont dispose la juridiction (médiation pénale, délégués du procureur, solutions en termes de travail d’intérêt général et d’aménagement de peines, etc.) et sur les pratiques respectives des magistrats. (..) Une politique pénale n’a par ailleurs de sens et de portée que si elle peut être traduite, principale- ment, dans des décisions juridictionnelles. Pour cela, elle doit être lisible. Il faut donc que les procureurs de la République et les procureurs généraux exposent leur action et leurs orientations auprès des magistrats du siège."
"L’approfondissement du dialogue entre le siège et le parquet doit en outre porter sur les conditions dans lesquelles ils concourent ensemble à l’administration de la justice dans leur ressort, dont ils sont, en l’état du droit, solidairement responsables. Des progrès peuvent être accomplis dans ce domaine sans que ne soit mis en cause le principal cardinal de la séparation des fonctions de poursuite et de jugement. S’il incombe au parquet d’informer le siège de ses priorités d’action publique, il appartient aussi au siège d’informer le parquet des moyens qu’il est susceptible de mobiliser, du point de vue du nombre et de la typologie des audiences, de la capacité des cabinets d’instruction ou de l’organisation du siège correctionnel."
"Enfin, s’il n’appartient pas au parquet d’exiger une harmonisation des pratiques des juges du siège lorsqu’elles sont divergentes, il semble cependant que les magistrats du siège devraient pouvoir se saisir eux-mêmes, et eux seuls, de cette délicate question. Le principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire et la plénitude de juridiction du juge en matière pénale ne font pas obstacle, en effet, à ce que les magistrats du siège connaissent l’existence d’éventuelles divergences de jurisprudence ou de pratiques."
"C’est pourquoi la Commission considère qu’il serait intéressant, dans le droit fil de certaines initiatives locales et dans le prolongement des dispositifs de concertation existants que sont les assemblées des magistrats du siège et du parquet ou que permettent les dispositions du code de procédure pénale relatives à l’audiencement correctionnel68, de mettre en place un conseil de juridiction en matière pénale."
Dans une cinquième partie intitulée "Réaffirmer les missions essentielles du ministère public", la commission suggère de recentrer l’activité du parquet sur l’exercice de l’action publique dans les affaires individuelles, puis de redonner son plein effet au principe de l’opportunité des poursuites.
A ce sujet elle écrit que :
"(..) le « taux de réponse pénale » occupe désormais une place centrale. Calculé à partir du nombre des affaires dites « poursuivables », qui correspondent aux infractions juridiquement constituées et élucidées, ce ratio a pour objet de mesurer la proportion de ces affaires qui ont donné lieu à une réponse judiciaire de toute nature. (..) Le taux de réponse pénale s’est amélioré continûment au cours des douze dernières années pour atteindre, comme l’indique le tableau ci-dessous, 88,7 % en 2011."
"S’il subsiste en droit, le principe de l’opportunité des poursuites pour les affaires élucidées a donc presque complètement disparu en fait. Comme l’a fait, avant elle, le jury de la conférence de consensus relative à la prévention de la récidive, la Commission déplore une telle évolution qui est, à ses yeux, porteuse de plusieurs effets pervers. Dans la mesure où l’efficacité des parquets et, par voie de conséquence, les emplois budgétaires qui y sont localisés, dépendent en partie de l’importance de ce taux, les procureurs de la République ont mis en œuvre des schémas d’orientation des procédures destinés à réduire au maximum le taux de classements secs, quitte à requalifier – et donc à travestir – une large part des décisions de classement en pure opportunité en classements après « rappel à la loi »."
"L’affichage de taux de réponse pénale toujours plus élevés laisse également penser que l’institution judiciaire serait en mesure d’apporter une réponse utile à tout acte de délinquance, quelle qu’en soit la gravité, ce qui n’est pas exact. Bien au contraire, cette réponse systématique contribue à l’asphyxie des parquets. Pour fonctionner correctement et efficacement, le ministère public a en effet besoin de pouvoir classer sans suite les affaires qui n’appellent aucune réponse judiciaire formelle en raison de leur faible gravité, de la modestie du préjudice causé ou de la personnalité de l’auteur."
"Surtout, la Commission considère que la survalorisation de la réponse pénale systématique a pour contrepartie l’émiettement et l’affaiblissement de l’action publique. L’essentiel des forces du parquet est ainsi absorbé par la mise en œuvre de réponses pénales de moyenne ou de faible intensité appliquées à un nombre toujours plus important d’affaires, au détriment d’un investissement plus poussé dans la poursuite de comportements plus graves ou plus complexes, qui échappent par nature à de telles réponses. C’est pourquoi la Commission juge qu’il est indispensable de redonner son plein effet au principe de l’opportunité des poursuites."
La commission suggère également d'assurer un traitement plus efficient de certaines infractions routières par le recours à la contraventionnalisation et à la forfaitisation, d'encourager et développer le recours à la transaction pénale dans certains contentieux techniques, de garantir l’intervention du ministère public en matière civile et commerciale, de rendre facultative la présence du ministère public à certaines audiences, de limiter la possibilité pour le procureur général de délivrer des instructions au procureur de la République dans les affaires individuelles.
Dans la sixième partie intitulée "Renforcer l'autorité du ministère public sur la police judiciaire", la commission écrit que :
"La Commission considère que l’autorité du ministère public sur la police judiciaire pourrait être renforcée sur ces deux plans. Elle recommande en premier lieu de conforter le rôle du procureur dans le contrôle et l’orientation des enquêtes et de poser plus clairement le principe du libre choix par le parquet du service enquêteur. En second lieu, la Commission juge nécessaire de renforcer la capacité du parquet à diriger l’activité des services de police judiciaire. Elle a déjà relevé que les priorités d’action des services d’enquête leur étaient trop souvent assignées par le ministère de l’intérieur, sans qu’il soit tenu compte de la politique pénale mise en œuvre par le procureur de la République dans le ressort de sa juridiction."
La commission propose dans ce domaine d'expérimenter le détachement d’officiers de liaison de la police et de la gendarmerie, de consulter le procureur général sur les projets de nomination des principaux responsables des services
de police judiciaire, d'associer le garde des sceaux aux arbitrages budgétaires intéressant les moyens dévolus aux
services de la police et de la gendarmerie, d'associer les procureurs généraux à la répartition des moyens et des effectifs au sein des services de police judiciaire, de garantir la prise en compte effective de la notation judiciaire des officiers de police judiciaire dans leur déroulement de carrière, d'impliquer fortement les magistrats dans la formation initiale et continue des officiers de police judiciaire.
Dans la septième partie intitulée "Repenser le traitement des enquêtes", la commission propose d'engager une réflexion en vue d’une réforme d’ensemble des dispositions du code de procédure pénale relatives à l’enquête, et, notamment, d'introduire une phase de contradictoire à l’issue des enquêtes longues, de généraliser l’assistance par un avocat au moment du défèrement, de revoir la doctrine d’emploi du « traitement en temps réel », d'impliquer davantage le commandement des services de police et unités de gendarmerie non spécialisés dans le suivi des enquêtes.
Une huitième partie est consacrée aux frais de justice pénale, puis une neuvième à l'organisation et au pilotage des parquets.
Dans une dixième partie la commission se demande comment "Restaurer l'attractivité des fonctions de magistrat du parquet".