Quelques remarques à propos des témoins anonymes
Par Michel Huyette
Le procès qui se déroule devant une cour d'assises en ce mois de juin 2010, et qui concerne plusieurs personnes accusées de violences graves contre des policiers (dont tentative de meurtre), met tout particulièrement en lumière la problématique, redoutable, des "témoins anonymes".
Il nous est expliqué dans les medias que dans cette affaire l'accusation s'appuie entre autres éléments sur plusieurs témoins "anonymes", que la plupart ne se sont pas présentés devant la cour d'assises qui les avait convoqués, et que les avocats dénoncent ce qu'ils estiment être une atteinte grave aux droits de la défense.
De quoi s'agit-il exactement ?
Selon les termes de l'article 103 du code de procédure pénale, quand le juge d'instruction convoque un témoin celui-ci doit indiquer au magistrat ses "nom, prénoms, âge, état, profession, demeure". Il en va de même lors de la rédaction des procès verbaux d'audition rédigés par policiers et gendarmes.
Toutefois, une loi de novembre 2001 a inséré dans notre code de procédure pénale les articles 706-57 (1) à 706-60, réunis dans un titre intitulé "De la protection des témoins". Le mécanisme général est le suivant : Si l'audition d'une personne susceptible de témoigner dans une affaire pénale risque de la mettre "gravement en danger", le juge des libertés et de la détention (JLD) peut permettre que son identité n'apparaisse pas dans le dossier (2). Sur le procès verbal d'audition ne figurent ni l'Etat civil ni la signature de celui qui est entendu, mais à la place un numéro d'identification. Dès lors, ceux qui lisent les pièces du dossier, notamment la personne poursuivie et son avocat, ne peuvent pas identifier l'auteur de ces déclarations.
Il existe toutefois une exception à cette possibilité. Le législateur a en effet prévu que ces règles "ne sont pas applicables si, au regard des circonstances dans lesquelles l'infraction a été commise ou de la personnalité du témoin, la connaissance de l'identité de la personne est indispensable à l'exercice des droits de la défense" (3).
Par ailleurs, quand le JLD autorise un témoignage anonyme, la personne mise en examen peut contester cette décision devant le président de la chambre de l'instruction qui confirme ou supprime l'autorisation donnée.
Précisons également que s'il est convoqué à une audience pénale, le témoin est entendu, en dehors de la salle, au moyen d'un dispositif technique permettant de modifier sa voix pour qu'elle ne soit pas identifiable.
Notons enfin que le code précise que "Aucune condamnation ne peut être prononcée sur le seul fondement de déclarations recueillies dans les conditions prévues par les articles 706-58 et 706-61." Mais parce que les décisions de la cour d'assises ne sont pas (actuellement) motivées, il est impossible, dans les affaires criminelles, de vérifier si ce principe important a bien été respecté. Voici une raison de plus de prévoir au plus tôt la motivation des condamnations pour crime.
La cour européenne des droits de l'homme, dans son fameux arrêt du 13 janvier 2009 Taxquet c/ Belgique concernant la régularité de la procédure d'assises belge, très proche de la nôtre, l'a déclarée contraire à la convention européenne non seulement du fait de l'asbence de motivation de la décision mais également à cause de la façon dont il a été fait usage de témoins anonymes.
Après avoir rappelé que "Si la Convention n'empêche pas de s'appuyer, au stade de l'instruction préparatoire, sur des sources telles que des indicateurs occultes, l'emploi ultérieur de leurs déclarations par la juridiction de jugement pour asseoir une condamnation peut soulever des problèmes au regard de la Convention", la cour ajoute que "le requérant estime avoir été condamné dans une mesure déterminante sur la base des déclarations de ce témoin".
Puis elle relève que "Le fait que les jurés, qui ne sont pas des juges professionnels, se fondent sur leur intime conviction et le fait que leur décision n'a pas à être motivée a pour effet de permettre à ceux-ci de ne pas être tributaires d'une hiérarchie dans les modes de preuve qu'ils prennent en considération. En revanche, ces spécificités procédurales ne permettent pas non plus de vérifier si la condamnation se fonde, dans une mesure importante sur d'autres preuves, non obtenues de sources anonymes" que "en l'espèce, il ne ressort pas du dossier si la condamnation du requérant, qui a toujours nié les faits reprochés, s'est fondée sur des éléments de preuve objectifs ou encore sur la seule information fournie par le témoin anonyme ou sur la simple déclaration d'un des co-inculpés incriminant le requérant, telle que formulée dans l'acte d'accusation", et elle conclut que "la Cour estime que la procédure devant la cour d'assises en l'espèce, considérée dans sa globalité et sa particularité, a été préjudiciable à l'exercice des droits de la défense du requérant. Ce dernier n'a donc pas bénéficié d'un procès équitable."
On peut dans un premier temps comprendre la raison d'être de ces textes. Il arrive que, en présence de délinquants dangereux, des témoins susceptibles d'apporter des indications utiles aux enquêteurs aient de réelles raisons d'avoir peur. Certains criminels sont prêts à tout pour échapper à la sanction, y compris à exercer ou à faire exercer menaces et pressions sur des tiers pour les contraindre à se taire ou à se rétracter. Protéger ces témoins par le biais d'un anonymat susceptible d'empêcher qu'ils soient identifiés, et donc menacés, peut d'un point de vue théorique sembler judicieux.
Mais le parlement n'avait peut-être pas perçu à quel point ces nouvelles dispositions comportent de véritables risques de dérives.
La première difficulté est celle du contrôle de la véracité des propos du témoin anonyme.
Prenons un exemple, un meurtre dans un bar. Un témoin anonyme peut venir déclarer qu'il a vu le tireur, qu'il le connaît, et affirmer au final que tel individu qu'il désigne est l'auteur du coup de feu mortel. Et pour donner du poids à son témoignage, il peut affirmer que dans ce bar, ce jour là, il était avec X. Oui mais voilà, les enquêteurs ne peuvent pas convoquer ce X et lui demander s'il était bien avec ce témoin, puisque par hypothèse ils ne peuvent pas en divulguer l'identité. Et s'ils cherchent à contourner la difficulté en demandant à ce X avec qui il était dans le bar ce soir là, la protection du témoin disparaîtra si X dit qu'il était avec une seule personne.. en mentionnant son nom. Cela rend plus difficile la vérification de la présence du témoin dans le bar au moment des faits. Sans compter que X pourra se dépêcher d'aller faire savoir aux auteurs du crime que le tiers, dont il aura vite deviné le nom, fait des confidences à la police....
De la même façon, si un témoin à décharge vient apporter des éléments utiles pour l'accusé, il est indispensable de connaître leur éventuel lien d'amitié pour mesurer la crédibilité des propos tenus. C'est d'ailleurs pour cela que le président de la cour d'assises doit demander aux témoins s'ils sont "parents ou alliés, soit de l'accusé, soit de la partie civile, et à quel degré." ou bien "s'ils ne sont pas attachés au service de l'un ou de l'autre" (art. 331 cpp). Cela parce qu'une forte proximité invite à prendre avec prudence les déclarations des uns et des autres. L'anonymat du témoin peut donc empêcher de vérifier l'existence d'une éventuelle collusion avec le mis en examen.
On comprend bien dès lors à quel point tout cela peut ouvrir la voie à des mensonges et des manipulations en tous genres.
Par la suite, une fois l'affaire renvoyée devant une juridiction pénale, celle-ci doit toujours croiser les témoignages, ou les confronter aux conclusions des experts. C'est grâce à cette confrontation des points de vue que ceux qui sont le moins probant peuvent être repérés et écartés. C'est le principe le plus fondamental de la procédure pénale, celui du contradictoire, condition essentielle du déroulement d'un procès équitable.
Cette confrontation des points de vue est si importante que la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme présente comme un droit fondamental de la personne poursuivie celui de : "interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge" (§ 6.3, d). Mais comme cela a été indiqué plus haut, si certaines questions ne peuvent pas être posées au témoin parce que les réponses risquent de faire apparaître des éléments permettant de l'identifier, ce principe peut être fortement écorné. Outre le fait que le témoin anonyme, même de bonne foi, peut au procès ne pas être en mesure d'apprécier facilement quelles sont les questions auxquelles il peut répondre sans prendre le risque de dévoiler des éléments d'identité. Cela peut être source de difficultés voire d'incidents en cours de procès. Et se retourner contre celui que l'on voulait protéger.
Un autre aspect de la problématique concerne les raisons pour lesquelles des personnes qui au départ ne veulent pas témoigner acceptent de déposer anonymement. Car, nécessairement, si un témoin déclare avoir peur de parler, la question se pose des raisons qui malgré cette très forte crainte l'ont conduit à déposer quand même.
Dans l'affaire en cours, des policiers semblent avoir admis que certains des témoins anonymes étaient aussi leurs indicateurs. D'où le questionnement des avocats de la défense : par quels moyens les policiers ont-ils convaincu ces personnes de témoigner : remise d'argent (les policiers semblent l'avoir exclu dans cette affaire), absence de poursuites pour d'autres infractions, échange de services etc.. ?
Au-delà, comment des juges, et des jurés à la cour d'assises, doivent-il appréhender des témoignages de personnes qui ont bénéficié d'un quelconque avantage ? Autrement dit, quelle est la crédibilité d'une personne qui ne s'est pas déplacée dans un commissariat parce qu'elle voulait déposer mais parce qu'elle y a trouvé un avantage personnel par le biais d'une contrepartie ?
Dans le procès qui se déroule ces jours-ci, les medias se sont donc faits l'écho de l'effet boomerang des témoignages anonymes. Et tous les commenteurs s'interrogent à propos de ces témoins. Qui sont-ils réellement ? Quels sont leurs liens avec les enquêteurs ? Ont-ils seulement peur de témoigner ? Veulent-ils éviter des questions sur le sens de leur démarche ? Craignent-ils que l'éventuelle fragilité de leur témoignage apparaisse ?
Et comme les observateurs de ce procès le soulignent également, tout ceci risque de se retourner contre une accusation si elle se fonde pour une grande part sur les témoignages recueillis anonymement. De tels revers à l'audience peuvent avoir des effets dévastateurs sur l'ensemble des réquisitions quand s'installe le sentiment que l'argumentaire qui est proposé ne repose pas sur des bases solides et fiables.
Le témoin anonyme ressemble donc un peu à une grenade en mauvais état, éventuellement utile pour affaiblir l'ennemi, mais qui peut tout autant exploser dans les mains de celui qui la transporte. C'est sans doute ce qui explique que cette possibilité offerte par le code de procédure pénale soit très peu utilisée aujourd'hui.
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1. L'article 706-57 a été légèrement modifié par une loi de mai 2009 (art. 126). Ces dispositions sont complétées par les articles R 53-27 et suivants du cpp.
2. Ce mécanisme n'est applicable qu'en cas de délit puni d'au moins 3 ans de prison ou de crime.
3. Article 706-60. On notera le caractère subjectif de la notion de "personnalité" du témoin.