Quelles limites au droit de critiquer les décisions de justice ?
Les décisions de justice sont souvent critiquées. Cela ne devrait pas en soi être la source de difficultés majeures à condition, bien sûr, que les critiques reposent d'abord sur une connaissance réelle et sérieuse des motivations des décisions analysées, ensuite que la démarche soit objective et dépourvue de parti pris, enfin que le commentaire repose sur une argumentation élaborée et convaincante. Mais tel est plus que rarement le cas.
Dans de très nombreux cas, ceux qui contestent les décisions judiciaires se contentent d'en donner le résultat (ce qui techniquement figure dans le dispositif, c'est à dire en dessous des motifs, et qui constitue la partie de la décision qui sera exécutée), de le critiquer, sans faire la moindre allusion à ses motifs et sans dire en quoi que ce soit ce qui n'est pas suffisamment fondé dans le raisonnement des juges. Les juges ont eu tort, et c'est tout !
La mécanique est habituelle et le stratagème bien connu. En ne disant pas en quoi les juges ont commis une erreur d'appréciation, en se contentant de proclamer que la décision est mauvaise, on tente d'écarter tout débat sur le contenu réel du dossier soumis à l'appréciation de la juridiction saisie. Ainsi, on interdit au public de se faire sa propre opinion sur la base de données complètes et objectives, ce qui permet, croit-on, de mieux imposer sa vision des choses.
La démarche va parfois, en tous cas trop souvent, jusqu'à prêter au juge des intentions qu'il n'a jamais eu. Il n'est pas rare que les commentateurs prétendent qu'un juge a statué dans tel sens et pour telles raisons alors que la lecture de la décision montre que cela n'a pas été le cas. On passe alors de la critique non fondée au mensonge délibéré quand à la raison d'être de la décision décriée. En passant, on se souvient encore, avec amusement aujourd'hui, des proclamations de "complot politico- judiciaire" quand les premiers élus ont été poursuivis et condamnés pour diverses malversations.
Sans doute est-il illusoire d'espérer des approches toujours objectives, sérieuses, et argumentées des décisions judiciaires. Mais l'espoir fait vivre nous dit-on...
Il n'en reste pas moins qu'une question reste posée : le droit de critique est-il sans limite ? Une récente affaire traitée jusqu'en cour de cassation nous montre que la réponse est négative. Il semble bien y avoir une ligne rouge à ne pas dépasser.
Les faits semblent être les suivants : un gendarme est renvoyé devant une cour d'assises comme étant responsable de la mort d'un mineur poursuivi après avoir commis un cambriolage. La cour d'assises prononce l'acquittement de ce gendarme.
Devant la cour d'assises un avocat assistait les parents de ce mineur, normalement constitués partie civile. Mécontent du verdict, l'avocat a déclaré à des journalistes à l'issue de l'audience à propos de cet acquittement : "J'ai toujours su qu'il était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc où les communautés ne sont pas toutes représentées, avec il faut bien le dire une accusation extrêmement molle, des débats dirigés de manière extrêmement orientée. La voie de l'acquittement était une voie royalement ouverte. Ce n'est pas une surprise".
Ce qui, si les mots ont un sens, revient à considérer que les jurés ont eu une attitude raciste et que c'est leur racisme qui les a poussés à acquitter le gendarme et non les éléments du dossier.
L'avocat a fait l'objet de poursuites disciplinaires pour les propos visant les jurés, ceux concernant les magistrats et le ministère public n'étant pas retenus contre lui.
La cour d'appel saisie du dossier, a considéré que les propos tenus constituaient un manquement à la délicatesse et à la modération, puis a infligé à l'avocat et à titre de sanction un avertissement.
L'avocat a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la cour d'appel. La cour de cassation vient de donner son avis dans un arrêt du 5 avril 2012 (décision ici). On notera que la décision a semblé importante à la cour de cassation puisqu'elle a décidé de la mettre en ligne sur son site internet (site ici).
La cour de cassation a jugé de la façon suivante :
"(..) après avoir exactement énoncé qu'en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, la cour d'appel a estimé que les propos poursuivis présentaient une connotation raciale jetant l'opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité, caractérisant ainsi un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse ; qu'en prononçant à l'encontre de l'avocat un simple avertissement (1), elle a, sans encourir aucun des autres griefs du moyen, légalement justifié sa décision".
Les avocats sont soumis à diverses obligation dont le non respect peut être sanctionné.
Le Conseil national des barreaux a rédigé un réglement intérieur qui constitue le socle de la déontologie des avocats (texte ici). Il y est écrit notamment que : "L'avocat exerce ses fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité, dans le respect des termes de son serment.Il respecte en outre dans cet exercice les principes d'honneur, de loyauté, de désintéressement, de confraternité, de délicatesse, de modération et de courtoisie." Il y est ajouté que la méconnaissance d'un seul de ces principes peut constituer une faute pouvant entrapiner une sanction disciplinaire au sens du décret de 1991".
Il est mentionné dans ce décret de 1991 (texte ici, cf. art 183) que : "Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité, à l'honneur ou à la délicatesse, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, expose l'avocat qui en est l'auteur aux sanctions disciplinaires énumérées à l'article 184".
Par ailleurs, l'article 41 de la loi du 29 juillet 1981 (texte ici), précise que : "Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux."
La cour de cassation, dans la récente décision précitée, vient d'apporter une précision intéressante en décidant que ce texte qui protège les avocats de toute critique contre les propos tenus dans le cadre d'un procès ne s'applique pas une fois l'affaire terminée, en dehors de la salle d'audience.
Les prises de parole des avocats sont très rarement poursuivies et cela est une bonne chose. Leur raison d'être, le cadre de leurs interventions, plus précisément la nécessité de défendre au mieux leurs clients justifient qu'ils disposent d'une liberté de parole aussi vaste que possible. C'est pourquoi il n'existe de fait quasiment aucune limite à ce qu'ils peuvent dire au cours d'une audience. Et même si parfois quelques uns en abusent, les propos tenus restent la plupart du temps sans conséquences.
La seule éventuelle sanction de l'excès manifeste, très rare mais qui existe quand même de temps en temps, est parfois, à la cour d'assises, un incompréhension des jurés qui se sentent inutilement agressés ou méprisés, ce qui n'est pas forcément en faveur de l'accusé maladroitement défendu. Les jurés d'aujourd'hui ne sont plus ceux d'hier, et ils n'acceptent plus les stratagèmes ou les dérapages qui ne les trompent pas.
Quoi qu'il en soit, la cour de cassation vient de rappeler que la liberté de parole n'est pas sans limite, surtout quand le commentaire de l'avocat ne fait pas partie de la défense de son client mais est un commentaire d'après procès, une fois l'audience terminée et la décision rendue.
Sous entendre que des jurés ont eu un comportement raciste a donc constitué un dépassement de la ligne rouge selon la juridiction suprême.
Cela ne veut pas dire que la décision rendue par la cour d'assises n'était pas forcément exempte de critiques, et qu'il ne pouvait pas y avoir une autre lecture du dossier. C'est bien pour cela qu'il existe un double degré de juridiction et qu'en appel des décisions prises en première instance sont régulièrement différentes.
Mais entre la critique honnête et argumentée d'un côté et l'affirmation d'un comportement raciste du juge de l'autre, encore plus d'un juré, la cour de cassation vient de rappeler avec vigueur qu'il y avait un fossé à ne pas franchir.
Oui la critique peut être utile et bienvenue quand elle est argumentée. Non l'accusation méprisante et injustifiée n'a pas sa place dans le processus judiciaire
Mais il faut ajouter une dernière remarque, en marge de la problématique analysée.
A la cour d'assises, les décisions se prennent à la majorité des voix Pour qu'un accusé soit déclaré coupable, il faut qu'en réponse à la question sur la culpabilité 6 bulletins sur 9 portent la mention "oui", et 8 sur 12 en appel (2). A l'inverse, pour qu'il soit acquitté, il faut 4 votes "non" en première instance et 5 en appel (textes ici).
La mécanique du vote majoritaire a pour conséquence que si l'un des jurés adopte un comportement aberrant, par exemple du fait d'une approche manifestement raciste de l'affaire, son vote dans un sens ou dans un autre n'aura pas de réel impact sur la décision finale. L'expérience de la cour d'assises démontre que toute position excessive d'un juré reste sans suite, les jury n'étant jamais constitués de plusieurs jurés ayant en même temps une approche aberrante du dossier.
En plus, les jurés étant aujourd'hui tirés au sort sans sélection préalable, ils sont géographiquement, professionnellement, socio-économiquement, politiquement d'origines très diverses. D'où souvent, pendant les délibérés, une pluralité de visions des dossiers jugés et non une unanimité immédiate.
Pour ces raisons, toute critique visant les jurés dans leur ensemble est la plupart du temps infondée.
----
1. L'avertissement est la sanction la plus faible pouvant être prononcée contre un avocat. les autres vont du blâme à la radiation définitive (art. 184, texte ici).
2. Juqu'en janvier 2012, date à laquelle le nombre des jurés a été réduit, il fallait 8 votes sur 12 en première instance et 10 votes sur 15 en appel.