Peut-on motiver une décision de cour d'assises en multipliant les questions ?
Par Michel Huyette
Plusieurs articles de ce blog ont déjà abordé la question de la motivation des décisions des cours d'assises, inexistante aujourd'hui, au regard de la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme. Je renvoie à ces articles pour la présentation de la problématique. (cf ici ; et ici).
Ces jours-ci les medias nous informent qu'à la cour d'assises de Saint Omer (Pas de Calais) il a été décidé par le président de faire poser une liste de questions plus importante que ce qui est prévu par la loi. Selon la législation en vigueur, les seules questions posées sont "X a-t-il commis tel crime", éventuellement avec une question sur une circonstance aggravante. Mais rien d'autre. (cf. art 349 du cpp)
Les medias n'ont pas précisé quelles questions ont exactement été posée à Saint Omer, mais ce sont d'après les comptes-rendus et nécessairement des questions relatives aux aspects essentiels du dossier, sur des éléments factuels.
Une telle façon de procéder peut sembler répondre aux exigences de la CEDH qui, dans ses décisions, a mentionné que les questions habituellement posées sont trop peu nombreuses et en plus trop générales et imprécises pour que les parties au procès comprennent le raisonnement qui a conduit la cour a prendre sa décision. On peut donc penser dans un premier temps, en raisonnant à l'envers, qu'une série de questions précises pourrait valoir motivation suffisante. Mais si l'on réfléchit un peu plus avant sur la méthode, elle semble présenter autant si ce n'est plus d'inconvénients que d'avantages. Cela pour les raisons suivantes.
- Les questions doivent impérativement être portées à la connaissance des parties avant la plaidoirie de la partie civile, le réquisitoire du procureur et la plaidoirie de la défense, ceci afin que chacun puisse éventuellement contester le nombre ou la formulation des questions (1). A défaut la procédure est totalement vicée (cf. not. cour de cassation 4 février 2009) C'est pourquoi, si un président de la cour d'assises envisage de faire poser une multitude de questions qui ne correspondent pas uniquement à l'intitulé des crimes poursuivis, il doit obligatoirement ouvrir un débat avec chacune des parties en présence sur sur la raison d'être, le nombre, et la formulation des questions à poser.
Au demeurant, les parties doivent aussi pouvoir demander que des questions complémentaires soient posée. Va-t-on devoir alors, dans chaque affaire, réserver un temps de débat pouvant être très long pour que la partie civile, puis le procureur de la république, puis l'avocat de la défense, établissent chacun sa propre liste, la présente aux autres, explique ses propres choix, et les argumente en cas de désaccord ?
- Si une partie souhaite impérativement qu'une question complémentaire soit posée sur un point du dossier qu'elle estime essentiel, et si au final, en appel, la cour d'assises estime ne pas devoir poser cette question et rend un arrêt en ce sens, cela va-t-il pouvoir faire l'objet d'une contestation spécifique devant la cour de Cassation ? Ne risque-t-on pas alors de voir s'ouvrir une nouvelle brèche et se développer un nouveau contentieux autour du choix ou de la formulation de ces questions complémentaires ?
- Il faut ensuite imaginer l'hypothèse d'un désaccord entre les uns et les autres sur l'une ou l'autre des questions que le président envisage de poser. Il en va de même si c'est l'une des parties qui demande au président de poser une question particulière, et que celui-ci dans un premier temps, estime cette question inopportune. Cela signifie que si un désaccord apparaît, la cour, constituée des trois magistrats professionnels, peut être amenée à prendre position par arrêt (qualifié arrêt incident) sur l'opportunité de poser telle ou telle question. Mais sachant que la cour ne doit en aucune façon exprimer de près ou de loin un quelconque point de vue sur le fond de l'affaire, comment pourra-t-elle trancher la question de l'opportunité de poser une question relative à un élément factuel du dossier sans faire la moindre allusion au fond de l'affaire ? Certainement pas en écrivant que cet élement est important ou qu'il ne l'est pas, car ce serait une prise de position caractérisée. Lui faudrait-il plutôt, pour éviter tout risque de partialité et donc d'irrégularité, accepter toutes les demandes de question complémentaire même celles pouvant apparaître manifestement injustifiées ?
Allons encore un peu plus loin sur cette difficulté. Le président de la cour d'assises, mais aussi les parties, peuvent souhaiter que soient posées des questions qui ne correspondent pas uniquement aux infractions poursuivies dans la décision de mise en accusation. Par exemple, le ministère public, en fonction des débats, peut demander à ce que soient posées des questions qui vont permettre la requalification d'un homicide volontaire en coups mortels (c'est-à-dire sans intention de donner la mort), ceci afin que l'accusé puisse être condamné même en cas de réponse négative à la question relative au meurtre.
La demande que soit posée une question non initialement prévue est donc loin d'être anodine. Elle traduit en partie la vision du dossier de celui qui envisage de la poser. Et c'est le cas y compris pour le président de la cour d'assises. Prenons encore un exemple. Si un accusé est poursuivi pour viol sur un mineur de moins de 15 ans, et si au cours des débats le mineur, confirmant plus ou moins les propos antérieurement tenus pendant l'instruction judiciaire, indique pour finir qu'il a été d'accord pour avoir une relation sexuelle avec l'accusé, la question peut être posée de la requalification de l'infraction en atteinte sexuelle sans contrainte puisqu'en droit français aucun adulte n'est autorisé à avoir une relation sexuelle avec un enfant de moins de 15 ans et qu'une telle relation, même si le mineur est d'accord, constitue un délit. Mais si au terme des débats le président indique qu'il envisage de faire poser une question subsidiaire concernant l'atteinte sexuelle, cela signifie, quel que soit son devoir d'impartialité, qu'il envisage comme vraisemblable l'hypothèse que l'accusé soit déclaré non coupable de l'accusation de viol.
C'est pourquoi, si c'est le président de la cour d'assises qui dans un premier temps établit un projet de questions complémentaires, le seul choix des questions à poser peut laisser transparaître sa propre lecture du dossier. En effet, partie civile, ministère public, et avocat de la défense, peuvent se dire que puisque le président ne pose pas une question relative à tel aspect de l'affaire, c'est qu'il estime que la discussion autour de cet aspect n'est pas véritablement importante. Or l'une des parties peut être d'un avis tout à fait contraire. Et il peut tout aussi bien arriver qu'au cours du délibéré le président, entendant les avis des uns et des autres, évolue dans son appréciation du dossier et finalement donne plus d'importance à cet élément qu'au début il a considéré comme secondaire.
D'où cette interrogation : comment le président de la cour d'assises, lorsqu'il va établir la liste des questions complémentaires, pourra-t-il s'assurer de ne pas faire apparaître, ou en tout cas de faire apparaître le moins possible, sa conception personnelle de l'affaire ?
- Puisque les questions complémentaires viennent s'ajouter aux questions relatives à la définition des crimes poursuivis, il s'agit donc de questions relatives à certains éléments factuels considérés comme des éléments essentiels du dossier. Mais à partir du moment où comme cela a été indiqué plus haut, le débat autour de ces questions doit avoir lieu avant la première plaidoirie de la partie civile, que se passera-t-il si pendant l'une des plaidoiries ou pendant le réquisitoire l'une ou l'autre des parties au procès aborde une argumentation sur un aspect de l'affaire qui semble important mais qui n'a pas fait l'objet de l'une des questions complémentaires ? De deux choses l'une. Soit le président interrompt la plaidoirie où le réquisitoire et interroge les parties sur l'opportunité de poser une autre question sur le point qui vient d'être développé par l'orateur, mais à ce moment-là, une fois ce nouveau débat tranché, la partie civile le procureur et la défense doive à nouveau reprendre la parole, soit le président n'interrompt pas l'orateur et ne fait pas rajouter une question à la liste précédemment établie, mais cela signifie alors que cette question pourtant importante ne sera pas posée pendant le délibéré.
De la même façon, il faut imaginer l'hypothèse dans laquelle la liste des questions complémentaires est établie avant les plaidoiries et le réquisitoire, aucune autre question n'apparaît nécessaire après la prise de parole de chacun des orateurs, mais c'est au cours du délibéré que les magistrats et les jurés en arrivent à aborder un des points du dossier en le considérant comme important alors que ce point n'a pas fait l'objet d'une question complémentaire.
On voit mal, en tous cas, ce qui pourrait imposer à la cour et au jury, pendant leur délibéré, de ne prendre en compte pour se forger leur opinion que les éléments du débat qui ont fait l'objet d'une des questions posées. Mais alors, comment s'assurer que tous les points susceptibles d'influencer la décision, et qui peuvent être extrêmement nombreux dans certains dossiers, vont, sans aucune exception, faire l'objet d'une question complémentaire afin, comme c'est le but, que la motivation soit suffisamment complète, en tous cas que les questions posées et les réponses apportées reflètent bien le raisonnement suvi ?
Le risque est donc particulièrement important que les réponses aux questions posées, même si elles sont susceptibles de donner quelques indications sur le raisonnement de la cour d'assises à propos de certains aspects du dossier, ne permettent pas véritablement de comprendre dans son intégralité l'essentiel du raisonnement suivi jusqu'à la décision finale. Au demeurant, les réponses aux questions posées, mêmes complémentaires, seront toujours "oui" ou "non". Il n'est pas exclu que la critique actuelle réaparaisse, à savoir qu'une réponse sèche ne permet toujours pas de savoir ce qui l'explique.
- À l'inverse, si l'on retient comme obligation pour la cour d'assises de motiver sa décision de façon classique, à travers quelques paragraphes écrits, toutes ces difficultés disparaissent d'un coup. Par définition, tous les éléments factuels sont dans le débat, sans la moindre exception, et en cours de délibéré magistrats et jurés peuvent prendre en compte n'importe lequel des éléments du dossier qui leur semble présenter une importance minimale.
Et par la suite, au moment de motiver au moins succinctement la décision, le président, sans être limité par la moindre référence à l'existence d'une question qui a été ou qui n'a pas été posé, peut reprendre par écrit l'essentiel de l'argumentaire qui a conduit à la décision finale de la cour d'assises, quels que soient les éléments de référence.
La pratique, entièrement nouvelle, de la cour d'assises de Saint-Omer peut sembler dans un premier temps conforme aux propositions de la cour européenne des droits de l'homme. Mais il semble un peu trop hâtif de se contenter de cette référence européenne pour s'engager dans de telles pratiques. Au demeurant, la cour européenne des droits de l'homme n'a jamais affirmé, bien entendu, que le seul moyen de motiver une décision de cour d'assises était de poser des questions en nombre suffisant, en interdisant à ces juridictions de motiver de façon classique.
Pour toutes ces raisons, on peut se demander s'il est vraiment utile, devant une juridiction au fonctionnement déjà complexe, d'ajouter une multitude de difficultés supplémentaires telles que celles évoquées plus haut, alors qu'il pourrait être simple et suffisant, sans que cela ne génère aucun contentieux si ce n'est un contrôle de la cour de Cassation sur une qualité minimale de la motivation, que le président de la cour d'assises, une fois la décision annoncée dans son principe, ajoute quelques lignes par écrit afin qu'elle soit aisément compréhensible par tous.
La cour européenne des droits de l'homme nous a demandé de faire un effort. Elle ne nous a pas demandé d'aller au-delà de son exigence d'explicitation simple des décisions, ni de multiplier inutilement les obstacles juridiques et pratiques et par voie de conséquence les risque de contentieux.
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1. Cette étape peut toutefois être évitée si les questions qui sont posées sont parfaitement conformes à la décision de renvoi (art. 348 du cpp).