Outreau : le spectre est de retour
Par Michel Huyette
Cet article a été mis en ligne une première fois en mai 2011. En mars 2013, à l'occasion de la sortie du film "Outreau, l'autre vérité", il semble opportun de le re-présenter.
Quelques informations ici ou là nous avaient laissé penser que ça allait bientôt arriver. Et aujourd'hui les éléments se mettent en place pour que cela y ressemble fort. Le spectre est de retour.
Tout le monde a encore en tête l'affaire dite "d'Outreau", du nom de cette ville du Pas de Calais où habitaient il y a quelques années tous ces adutes poursuivis pour une série de viols sur des mineurs dont leurs propres enfants. Ceux que la France entière a d'abord appelé "les monstres d'Outreau", en les espérant au plus vite accrochés à la potence avant, une fois le processus judiciaire terminé et des mises hors de cause prononcées par les cours d'assises, de les appeler (pour les non condamnés) les "acquittés d'Outreau" et de vilipender le sort qui leur a été fait, notamment les périodes d'emprisonnement.
La médiatisation hors norme de l'affaire, les décisions judiciaires divergentes, la création d'une commission d'enquête parlementaire, les poursuites disciplinaires contre un juge d'instruction ont fait tourner les esprits dans tous les sens, à tel point que l'on a pu se demander pendant un temps s'il était possible de raisonner sereinement sur ce qui se passait.
L'institution judiciaire a fait l'objet de très violentes critiques. Si certains dysfonctionnements ont pu être légitimement pointés du doigt, d'autres critiques ne reposaient sur rien. La commission d'enquête parlementaire dont la qualité des travaux a été saluée a fait diverses propositions qui pour certaines ont été oubliées aussi vite qu'elles avaient été applaudies.
Et puis la tempête s'est calmée. Un peu.
Mais voilà que depuis quelques jours le vent se lève à nouveau (1). Un couple faisant partie des "acquittés d'Outreau" est renvoyé devant le tribunal correctionnel pour des violences qui auraient été exercées sur des enfants dans un contexte sexualisé. Au même moment un enfant considéré comme victime dans l'affaire d'Outreau et devenu aujourd'hui majeur désigne dans un livre bientôt en librairie un nombre d'adultes agresseurs supérieur au nombre des adultes condamnés. Et voici que réapparaît cette idée restée souterraine mais toujours vivace : parmi les acquittés il y avait bien des coupables.
Ce qui se joue ces jours-ci est tout sauf anodin, et cela mérite que l'on s'y arrête. Mais oublions quelques instants l'affaire d'Outreau et commençons par quelques remarques générales.
Tous les auteurs d'infractions ne sont pas arrêtés, et tous ne sont pas condamnés quand ils sont poursuivis devant les tribunaux. Des personnes qui ont commis un crime ou un délit ne sont jamais identifiées, et certaines, bien que renvoyées devant une juridiction pénale, sont finalement déclarées non coupables.
Dire cela n'a rien d'extraordinaire et correspond banalement au quotidien du travail judiciaire. En effet, on oublie beaucoup trop souvent un paramètre essentiel : la justice se prononce et décide non pas en fonction de la réalité, mais en fonction des seuls éléments qui sont dans les dossiers qui lui sont remis. La nuance n'est pas mince. C'est pourquoi, dans un certain nombre de cas, par hypothèse non quantifiables, il arrive que les magistrats constatent et concluent que dans le dossier judiciaire soumis à leur appréciation et à l'issue des débats il n'existe pas suffisamment de preuves de la culpabilité de la personne poursuivie, quand bien même, de temps en temps, l'intéressé est bien l'auteur de l'infraction.
Il faut alors aussitôt et impérativement passer à la deuxième étape du raisonnement. La difficulté tient au fait que même en cas de déclaration de non culpabilité au bénéfice du doute, c'est à dire quand il n'a pas été factuellement démontré que la personne n'est pas coupable (par exemple parce qu'on a arrêté l'auteur de l'infraction ou qu'il est prouvé qu'elle ne pouvait pas matériellement être là où l'infraction a été commise), on ne peut absolument pas accepter que subsiste un doute, une rumeur, quand à une éventuelle culpabilité réelle. Tout simplement parce que si l'on ouvre cette porte, ne serait-ce qu'un peu, la rumeur, les insinuations, vont inéluctablement concerner des personnes qui sont véritablement innocentes.
C'est pourquoi, quand à l'issue d'un processus judiciaire une personne est déclarée non coupable, aucune insinuation sur une possible culpabilité ne peut être tolérée. La seul fait qu'une telle insinuation puisse concerner une personne qui n'est responsable de rien est en soi insupportable.
Et pourtant.
Depuis quelques jours, la parole est de nouveau donnée à ceux qui pendant l'affaire d'Outreau ont contesté le bien fondé des décisions d'acquittement. Et dans la suite des évènements récents mentionnés plus haut, des voix se font entendre, notamment dans les palais de justice, pour dire de plus en plus clairement : "Vous voyez bien, ils ne sont pas si innocents que ça vos acquittés". Ce qui aboutit consciemment ou non à : "Cela prouve que les critiques violentes contre les magistrats étaient injustifiées".
On sent poindre un esprit de revanche, la volonté de renvoyer la balle de l'autre côté, d'effacer un affront, de laver une tache encore trop visible sur le costume. Plus profondément, existe sans doute une volonté de rétablissement de l'estime de soi chez certains de ceux qui se sont sentis exagérément remis en cause, que ce soit au sein de l'institution judiciaire ou parmi les travailleurs sociaux, les psychologues, ou les enquêteurs. Il est tellement difficile, quand tel est bien le cas, d'admettre que l'on s'est trompé, que l'on a eu tort. Les mots qui nous permettent de distordre la réalité deviennent nos plus précieux alliés pour re-fabriquer l'histoire qui nous arrange le mieux, celle qui nous réconforte et nous apaise.
Alors sont-ils coupables les acquittés d'Outreau ? Ou au moins certains d'entre eux ? Pour les raisons mentionnées ci-dessus, il est totalement exclu de poser la question. Toutes les personnes jugées non coupables par les cours d'assises sont et doivent rester des personnes innocentes. Et c'est tout.
Agir autrement est juridiquement et humainement injustifié, est particulièrement malsain du fait de la méthode utilisée, et peut-être terriblement dévastateur. Pensons ne serait-ce qu'un bref instant à ces hommes et ces femmes qui n'étaient coupables de rien, qui ont été injustement accusés des pires maux de la terre, traités comme des moins que rien, tout cela sans raison, et à qui il a fallu parfois des années pour retrouver un minimum d'équilibre.
Comment peut-on oser prendre le risque de relancer la machine à broyer et de leur infliger de nouveau le poison du soupçon ?
L'affaire d'Outreau a causé suffisamment de dégâts. Il n'est vraiment pas utile d'en rajouter.
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1. Lire par exemple ici.