Les refus de renvoi d'une audience à l'autre sous le regard de la CEDH
Par Michel Huyette
L'une des difficultés que doivent quotidiennement gérer les magistrats concerne les demandes de renvoi. Pour faire simple, il s'agit de la demande présentée par une partie au procès, avisée que son affaire sera examinée tel jour, de reporter l'affaire à une autre audience parce que, d'après ses dires, elle ne serait pas en état de comparaître ou d'être assistée d'un avocat le jour initialement prévu.
Si la problématique est complexe, c'est parce que si certaines parties sont réellement empêchées quand bien même elles tiennent tout particulièrement à être présentes et à s'exprimer devant le juge, il n'est pas rare que sous le prétexte fallacieux d'un empêchement imaginaire une partie cherche à faire repousser son procès pour échapper aussi longtemps que possible aux effets de la décision qui pourrait être rendue, éventuellement à son désavantage.
Les juges doivent donc examiner attentivement toutes les demandes de renvoi et tenter de faire aussi objectivement que possible le tri entre celles qui sont justifiées par des arguments indiscutables et sérieux et les demandes manifestement dilatoires.
La réponse du juge est d'autant plus importante qu'un renvoi peut gravement désavantager une autre partie qui, elle, se présente à l'audience prévue et qui tient tout particulièrement à ce qu'une décision soit rendue, afin que le litige dont elle est partie prenante soit enfin jugé.
C'est donc tous les jours que les juridictions (civiles, sociales, commerciales, pénales...) se penchent sur des demandes de renvoi et font le tri entre celles qui sont recevables et celles qui dissimulent une mauvaise intention.
Cette problématique a été récemment examinée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH - son site)
Dans une première affaire, de nautre pénale, des justiciables d'une même famille partiellement condamnés en première instance avaient écrit à la cour d'appel être chacun dans l'impossibilité de se présenter à l'audience. Le jour prévu pour l'audience la chambre correctionnelle de la cour d'appel refusa le renvoi, la décision mentionnant uniquement : "Sur la demande de renvoi sollicitée par courrier, le Ministère public s’y oppose. La Cour après en avoir délibéré, retient l’affaire."
Saisie par ces justiciables, la cour de cassation a jugé que la cour d'appel avait souverainement apprécié la valeur des arguments présentés en appui à la demande de renvoi.
Dans sa décision du 25 juillet 2013 (texte intégral ici), et s'agissant des principes applicables, la CEDH rappelle d'abord qu'elle a déjà eu "l’occasion de préciser qu’il est loisible aux autorités nationales d’évaluer si les excuses fournies par l’accusé pour justifier son absence étaient valables."
Elle ajoute ensuite que "En première instance, la notion de procès équitable implique en principe la faculté pour l’accusé d’assister aux débats. Cependant, la comparution personnelle du prévenu ne revêt pas nécessairement la même importance au niveau de l’appel. De fait, même dans l’hypothèse d’une cour d’appel ayant plénitude de juridiction, l’article 6 n’implique pas toujours le droit de comparaître en personne. En la matière, il faut prendre en compte, entre autres, les particularités de la procédure en cause et la manière dont les intérêts de la défense ont été exposés et protégés devant la juridiction d’appel, eu égard notamment aux questions qu’elle avait à trancher et à leur importance pour l’appelant. Les procédures d’autorisation de recours, ou consacrées exclusivement à des points de droit et non de fait, peuvent remplir les exigences de l’article 6 même si la cour d’appel ou de cassation n’a pas donné au requérant la faculté de s’exprimer en personne devant elle, pourvu qu’il y ait eu audience publique en première instance".
Puis, examinant l'affaire qui lui est soumise, la CEDH relève que "La cour d’appel devait examiner l’affaire en fait et en droit. En effet, l’audience d’appel impliquait, eu égard à l’effet dévolutif de l’appel, un nouvel examen des preuves et de la culpabilité ou de l’innocence des prévenus et, le cas échéant, de leur personnalité. En raison des éléments susmentionnés, le caractère équitable de la procédure impliquait donc, en principe, le droit pour les requérants, non représentés par un conseil, d’assister aux débats afin que leurs intérêts soient exposés et protégés devant la juridiction d’appel. Les requérants ayant expressément sollicité le report de l’audience d’appel en raison d’empêchements précisés dans leur demande et justifiés par des pièces produites à l’appui de celle-ci (..), la Cour doit examiner la question de savoir si la cour d’appel pouvait juger que l’excuse n’était pas valable."
La CEDH juge ensuite que si elle est "consciente des conséquences des demandes de renvoi infondées, assurément préjudiciables à la bonne administration de la justice, elle estime que celles qui reposent sur des justificatifs objectifs, et non sur de simples affirmations non étayées de l’« accusé », doivent non seulement être effectivement examinées par les juridictions internes, mais également donner lieu à une réponse motivée."
Et elle conclut en ces termes : "En l’espèce (..) la cour d’appel a seulement indiqué qu’elle retenait l’affaire après avoir délibéré sur la demande de renvoi sans autre explication quant aux excuses invoquées. Quant à la Cour de cassation, elle a rejeté le moyen des requérants tiré de l’article 6 de la Convention, au motif que la cour d’appel avait souverainement apprécié la valeur des arguments présentés. Au regard des réponses ainsi fournies par les autorités nationales, la Cour ne peut s’assurer que la cour d’appel avait effectivement examiné la question de savoir si les excuses fournies par les requérants étaient valables. Dès lors, elle n’est pas en mesure d’exercer son contrôle sur le respect de la Convention et doit constater la violation des droits des requérants. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.".
Dans la seconde affaire, un justiciable assisté d'un avocat avait été condamné par un tribunal correctionnel dans une affaire également pénale. En même temps qu'il fait appel du jugement, ce justiciable désigne un nouvel avocat pour l'assister. Toutefois, un mois avant l'audience d'appel, cet avocat écrit à la cour qu'il n'assiste plus ce justiciable. Le jour de l'audience de la cour d'appel, le justiciable demande un report au motif qu'il veut être assisté d'un autre avocat. La cour d’appel a rejeté la demande de renvoi en la jugeant dilatoire. Elle a précisé que le premier avocat sollicité n’avait demandé qu’une seule fois à consulter le dossier pour ne plus se manifester par la suite, et que le requérant ne s’était pas préoccupé de contacter un autre conseil qui aurait pu solliciter le renvoi. Puis la cour d'appel condamna le justiciable dont le pourvoit fût rejeté par la cour de cassation.
Dans sa décision du 23 juillet 2013 (texte ici), saisie par l'intéressé, la CEDH, après avoir une nouvelle fois rappelé les principes précités, juge que "le requérant avait comparu en première instance assisté d’un avocat commis d’office, avant de voir sa demande de renvoi de l’audience d’appel rejetée comme étant dilatoire. (La Cour) constate tout d’abord que la cour d’appel a souligné le manque de diligence de Me V. Si les parties s’accordent sur ce point, la Cour rappelle que l’on ne saurait imputer à un Etat la responsabilité de toute défaillance d’un avocat commis d’office ou choisi par l’accusé. De l’indépendance du barreau par rapport à l’Etat, il découle que la conduite de la défense appartient pour l’essentiel à l’accusé et à son avocat, commis au titre de l’aide judiciaire ou rétribué par son client." (..) "Même s’agissant d’un avocat commis d’office, l’article 6 § 3 c) n’oblige les autorités nationales compétentes à intervenir que si la carence de l’avocat d’office apparaît manifeste ou si on les en informe suffisamment tôt."
Puis elle indique que "En l’occurrence, le requérant, qui avait librement choisi Me V. en septembre 2007 pour le représenter dans le cadre de la procédure d’appel, ne s’était jamais plaint de l’inaction de son conseil auprès des magistrats, jusqu’au désistement de celui-ci en date du 1er avril 2008. Par ailleurs, pour ce qui est de la période postérieure au désistement de Me V., le requérant s’est vu reprocher par la cour d’appel de ne pas avoir contacté un autre conseil qui aurait pu solliciter le renvoi. Aux yeux de la Cour, le délai de dix jours entre le désistement de Me V. et la date d’audience était susceptible de permettre au requérant de désigner un nouveau conseil, lequel aurait pu solliciter de la cour d’appel le renvoi de l’affaire pour lui laisser le temps de la préparer. Or, il apparaît que le requérant n’a pas mis ce délai à profit à cette fin, et ce alors même qu’il avait déjà parfaitement conscience des carences de Me V."
La CEDH ajoute que "le requérant, qui n’était pas incarcéré, n’invoque aucune difficulté particulière à laquelle il aurait été confronté et qui l’aurait empêché de s’informer et de contacter un avocat." et que "si les demandes de renvoi accompagnées de justificatifs objectifs doivent non seulement être effectivement examinées par les juridictions internes, mais également donner lieu à une réponse motivée, celles qui sont infondées ou qui ne reposent que sur de simples affirmations non étayées de l’« accusé » sont assurément préjudiciables à la bonne administration de la justice. Pareille considération s’impose d’autant plus si les juridictions internes sont amenées à mettre en balance les différents intérêts en présence. Ainsi, en l’espèce, outre les impératifs d’une bonne administration de la justice, les juges ont dû tenir compte du fait que la partie civile, à qui les juges de première instance avaient accordé une indemnité provisionnelle, s’opposait au renvoi. À cela s’ajoute que, malgré le rejet de sa demande de renvoi, le requérant a été mis en mesure de se défendre. En effet, il ressort explicitement de l’arrêt d’appel que l’intéressé a été entendu en ses explications. Il est ainsi précisé qu’il a pu développer les raisons de sa demande de renvoi et exposer les motifs de son appel, avant d’être interrogé par les juges. De plus, après le rapport présenté par le président, il a fait valoir ses objections et ses critiques."
Elle conclut : "Partant, compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour conclut que les autorités n’ont pas porté atteinte au droit du requérant à l’assistance d’un avocat garanti par l’article 6 § 3 c) de la Convention. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition."