Les puissants, la justice, et quelques principes de base
Par Michel Huyette
Depuis des jours, les medias ne parlent que des poursuites pénales engagées à New York contre l'ancien (il vient de démissionner) directeur français du fonds monétaire international (site ici). Une plainte a été déposée contre lui par une femme de ménage de l'hôtel dans lequel il séjournait. Le procureur aurait retenu les infractions de séquestration et de tentative de viol.
Cette affaire, inattendue, a d'autant plus marqué les esprits que ce membre de l'élite internationale a été arrêté, menotté, conduit dans un tribunal, et placé quelques jours en détention provisoire comme n'importe quel déliquant ordinaire. Ceci à la vue du monde entier, les policiers choisissant, pour aller du commissariat à leur véhicule, de passer devant une horde de journalistes, de caméras et d'appareils photos.
Cette arrestation, mais peut être plus encore les images diffusées en boucle, ont entraîné un flot incessant de commentaires en tous sens, ainsi qu'une avalanche d'articles de presse et d'émissions télévisées. On a tout entendu, et le contraire de tout notamment de la part des tenants du complot et en réponse des associations féministes qui se sont affrontés par medias interposés. On a senti se réjouir ceux qui voient dans les yeux des élites politiques et financières le mépris pour les gens ordinaires, de même que ceux qui reprochent au FMI de n'être qu'un outil de domination des pays riches sur les pays pauvres. Et tant d'autres encore.
La jetée d'un puissant dans l'arène a réveillé les instincts les moins nobles. Les medias, tout en s'interrogeant sur une éventuelle atteinte à la dignité de l'homme dont l'image dégradée est donnée en pâture à toute la planète, ont quand même publié ou diffusé en boucle les images litigieuses. Le voyeurisme commercialement rentable dans une telle situation n'a pas laissé la moindre chance aux pétitions de principe.
Toutes sortes de pensées plus ou moins malsaines ont donc rapidement tenu à l'écart les réflexions sereines.
C'est pourquoi il n'est peut être pas inutile de revenir brièvement sur ce qui vient de se passer, mais en partant cette fois de quelques principes simples de base.
Les auteurs d'infractions sexuelles
Si les medias s'intéressent essentiellement aux procès hyper-médiatisés des "montres" ou des "prédateurs sexuels", ceux qui enlèvent, agressent, violentent des femmes ou des enfants, et présentent de très graves troubles de la personnalité, les habitués des salles d'audience savent que dans une majorité des cas les accusés d'infractions sexuelles sont des gens relativement ordinaires.
Entendons nous sur le sens de ce dernier mot. Il s'agit de souligner que, l'acte mis à part, certains des accusés sont des hommes bien insérés socialement, professionnellement. Ils font fréquemment témoigner de nombreuses personnes qui expliquent, sans mentir, qu'ils sont de charmants voisins, collègues ou amis. Et ces témoins disent les uns après les autres à quel point ils ont été surpris d'apprendre que l'homme en qui ils faisaient confiance a commis (supposons les faits établis) les actes qui lui sont reprochés. Cela signifie qu'il faut s'ôter de la tête l'idée selon laquelle tous les agresseurs sexuels sont des hommes marginaux, désinsérés, psychologiquement instable ou psychiatriquement malades.
On sait également que les désordres de nature sexuelle ne sont pas l'apanage des classes sociales défavorisées. Si la façon de passer à l'acte est en partie conditionnée par le niveau intellectuel de l'agresseur, ces désordres touchent toutes les catégories de population sans aucune exclusive. C'est pourquoi, si l'on peut comprendre les premières réactions de ceux qui ont déclaré "Un homme de ce statut et de ce milieu, c'est impossible", on sait la limite de tels repères.
Par ailleurs, les situations de pouvoir ont souvent une influence sur la vision de l'autre, et par ricochet sur le respect de l'autre, de la part de celui qui se trouve, réellement ou psychologiquement, dans une position de dominant.
Quoi qu'il en soit, tout être humain comporte en lui une part de mystère, certains diront une part d'ombre. Personne n'est entièrement lisse. Chacun a ses aspérités. Après, il y a ceux qui maîtrisent leurs éventuelles pulsions et ceux qui, pour des raisons diverses, n'ont pas une totale maîtrise de cette barrière qui, dans la tête, doit permettre d'empêcher le passage de "j'ai envie" à "je fais".
Le traitement des prévenus
Alors que certains commentateurs s'offusquaient à la vue des images nous montrant un directeur de FMI, ancien ministre de l'économie, et (jusque là) probable candidat à l'élection présidentielle française de 2012, menotté, encadré de policiers le faisant délibérément passer devant des rangées de caméras et d'appareils photo, puis assis abattu dans une salle d'audience ou il comparaissait entre un braqueur et un trafiquant de drogue, d'autres ont applaudi au fait qu'il soit traité comme n'importe quel prévenu sans que son statut ne lui permette d'espérer la moindre faveur.
La question qui se pose n'est pas tant celle du statut social de l'intéressé que de l'utilité, par principe, de traiter un prévenu de telle ou telle façon, en ayant en tête que la référence doit être vers le haut, c'est à dire le traitement le plus précautionneux possible, et non vers le bas, c'est à dire le traitement le plus humiliant. C'est pourquoi, quand il est peu probable que la personne arrêtée prenne ses jambes à son cou et s'enfuie en pleine rue poursuivie par une meute de poiiciers, il n'existe pas de raison suffisante pour lui passer les menottes dans le dos et la faire encadrer par cinq policiers qui lui tiennent ostensiblement les bras. Un principe de menottage systématique n'a aucune raison d'être, même si l'on peut admettre qu'en cas de doute il soit légitime que les policiers prennent un minimum de précautions.
Cela est d'autant plus important quand la personne arrêtée conteste les faits, que plusieurs scénarios sont envisageables, et qu'elle n'est pas définitivement condamnée. Car les images d'une personne entravée peuvent laisser dans les mémoires des traces indélébiles que la déclaration ultérieure de non culpabilité ne suffit pas forcément à effacer.
Au demeurant, dans notre législation, est interdite la "diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support, de l'image d'une personne identifiée ou identifiable mise en cause à l'occasion d'une procédure pénale mais n'ayant pas fait l'objet d'un jugement de condamnation et faisant apparaître, soit que cette personne porte des menottes ou entraves, soit qu'elle est placée en détention provisoire" (texte ici). On peut se demander si en l'expèce cette obligation a bien été respectée.
La présomption d'innocence
Alors que les proches du président du FMI ont légitimement insisté sur la présomption d'innocence, ils se sont vus rétorquer que se positionner ainsi démontre une forme d'indifférence voire de mépris vis à vis de la femme de ménage, d'autant plus qu'il n'existerait aucune raison de ne pas la croire. On a même entendu de nombreuses fois l'expression de "présumée victime" venant contrebalancer celle de "présumé innocent".
Le débat ainsi lancé est particulièrement mal engagé. Il faut en revenir à un principe simple applicable à toutes les situations : toute personne qui conteste les faits ne peut être considérée comme coupable tant qu'il n'a pas été définitivement et positivement statué sur sa responsabilité. Encore plus quand personne ne connaît ni la version des uns et des autres, ni le contenu du dossier.
Affirmer ceci ne signifie absolument pas que l'on émet des doutes sur la véracité des faits dénoncés par la plaignante. Toute plainte qui n'apparaît pas immédiatement manifestement aberrante doit par principe être considérée comme sérieuse et recevoir les suites appropriées. Simplement, cela a pour conséquence que dans un premier temps toutes les affirmations sont traitées de la même façon, avec la même prudence, que ce soit à charge ou à décharge. Sinon, autant supprimer l'enquête et le jugement, et, dès le dépôt de plainte formalisé au commissariat, envoyer immédiatement en prison toute homme accusé d'agression sexuelle par une femme.
Ajoutons qu'en matière sexuelle, si la majorité des femmes qui portent plainte sont réellement victimes d'agressions, l'histoire de la justice est aussi parsemée de dossiers dans lesquels des allégations de viol se sont avérées finalement non fondées, après, notamment, que des femmes aient reconnu avoir menti. Au-delà, une femme peut avoir raison sur le principe d'une agression mais déformer la réalité, volontairement ou non, sur les modalités précises de cette agression.
C'est pourquoi le principe de la présomption d'innocence doit en début de procédure rester en permanence le repère principal. Rien ne doit nous en écarter.
La détention provisoire
Les juristes français ont été surpris en voyant à la télévision, lorsque la question a été posée à un juge New Yorkais de l'éventuelle détention provisoire, que le procureur d'une part était le seul à s'exprimer sur les faits et d'autre part qu'il se contentait d'énoncer verbalement les charges contre l'intéressé sans, apparement, un examen minutieux tant par lui-même que par la défense des premières pièces écrites du dossier. Il aurait même fait allusion à d'autres agressions sans même donner le nom d'une possible victime.
Un tel déséquilibre qui donne la priorité au ministère public n'est évidemment pas acceptable en Europe. Heureusement notre système est différent. Devant le juge des libertés et de la détention le débat le débat est contradictoire, en présence d'un côté de l'accusation et de l'autre du prévenu accompagné de son avocat, ces derniers pouvant même solliciter un délai pour mieux se préparer. Et ce débat porte sur le contenu de tout le dossier auquel chacun a entièrement accès (art. 145 du code de procédure pénale, lire ici).
Par ailleurs, la loi française précise clairement que la détention doit être très exceptionnelle, et ne peut être utilisée que si un contrôle judiciaire strict est insuffisant (art. 144, lire ici). Cela est l'un des moyens d'éviter les incarcérations qui chaque année sont suivies par des décisions de non culpabilité et imposent, sous certaines conditions et restrictions, le versement d'une indemnité financière à tous ceux qui on été détenus à tort.
Sans doute peut-on trouver injuste que tous les prévenus ne soient pas en mesure de proposer une caution financière (un million de dollars pour le directeur du FMI). Il est vrai que le délinquant qui n'a ni emploi ni argent peut apparaître dans une situation plus délicate au moment de proposer des garanties de son maintien à la disposition de la justice. Mais le fait que certaines personnes ne soient pas en situation de proposer une caution ne peut pas justifier que l'offre de caution de celui qui possède la richesse suffisante ne soit pas retenue. C'est en dehors des palais de justice que le débat autour de la justice sociale doit avoir lieu, non dans les salles d'audience.
Le statut de l'accusation
Plusieurs commentateurs ont souligné le fait que le procureur qui poursuit le président du FMI a été élu à son poste, et que le résultat des dossiers traités par les procureurs américains leur servent lors des campagnes électorales. Autrement dit, l'accusateur pourrait prendre en compte dans sa stratégie des paramètres qui ne sont pas exclusivement en lien avec le fond de l'affaire. Sa volonté de paraître efficace et intraitable, d'ajouter à son palmarès la condamnation d'un puissant, pourrait prendre le pas sur une analyse nuancée des dossiers.
On en revient alors à la question générale du statut du ministère public qui n'est toujours pas tranchée en France (lire not. ici, ici, ici, ici).
Mais quelque soit le système retenu, la démarche de l'accusation ne devrait être pervertie par aucun phénomène incitant l'autorité de poursuite à s'écarter de la seule appréhension du dossier traité. Il faut donc limiter autant que possible tout ce qui peut parasiter le travail du ministère public. C'est pour cela que depuis longtemps la question est posée du maintien en France du statut d'un ministère public hiérarchiquement organisé et rattaché directement au ministère de la justice, sachant que c'est en plus le gouvernement qui possède le pouvoir de nommer les magistrats du Parquet. Car la volonté de plaire au public (système américain) peut présenter des similitudes avec la volonté de plaire au pouvoir politique quand il tient entre ses mains le devenir des magistrats (système français).
Au final, la comparaison entre les deux systèmes est un peu vaine. La démarche la plus utile consiste à se demander à quoi doit ressembler une procédure pénale à la fois efficace en termes de répression de la délinquance et respectueuse des droit fondamentaux, ces références aujourd'hui incontournables qui nous évitent de revenir en arrière vers un passé peu glorieux.
Par ailleurs, le fait de voir un membre de l'élite traité comme un délinquant ordinaire n'est pas forcément un signe de progrès ou de démocratie contrairement à ce qui a été parfois affirmé. De la même façon qu'il n'y a pas de véritable raison d'interdire à des familles de vivre dans de vastes logements parce que d'autres familles en situation de précarité s'entassent dans des espaces excessivement réduits, il n'y a pas de motif d'imposer à des personnes d'un milieu économique et social élevé des humiliations judiciaires inutiles au prétexte qu'il s'agit du quotidien de bien d'autres citoyens. Les inégalités sociales, même les plus insupportables, ne doivent pas donner naissance à d'autres injustices, quand bien même, pour certains, il s'agirait d'un juste mouvement de balancier.
Par contre, ce qui est essentiel, c'est que les élites ne trouvent aucun moyen d'aucune sorte pour intervenir dans la mécanique judiciaire et l'influencer dans un sens favorable.
En France, il n'est pas encore certain que ce soit le cas (lire not. ici).