Les parents sont-ils libres de risquer la vie de leur enfant ?
Par Michel Huyette
Deux informations nous parviennent à quelques jours d'intervalle : d'un côté une adolescente américaine de 16 ans et qui était partie pour faire un tour du monde en solitaire à la voile a été secourue de justesse alors qu'elle dérivait dans l'océan indien et avait activé une balise de détresse, et d'un autre côté un tribunal des Pays Bas vient de maintenir sous surveillance une adolescente de 14 ans qui envisageait à son tour d'effectuer un tour du monde à la voile en solitaire, cette mesure ayant pour objet d'interdire le départ de la jeune fille.
Cela nous invite à nous poser une série de questions délicates.
Il semble évident que faire le tour du monde à la voile en solitaire, ce qui suppose des mois de navigation, est particulièrement dangereux pour des jeunes filles (et même des garçons) de 16 ou 14 ans qui n'ont atteint ni leur maturité physique ni leur maturité psychologique. Des navigateurs adultes, professionnels de la voile et autrement plus expérimentés, y ont perdu la vie. Dès lors, le risque pour leur sécurité physique et leur équilibre mental, particulièrement élevé, justifie-t-il d'interdire totalement et par principe ce genre de projets aux adolescents, au moins jusqu'à ce que les intéressé(e)s deviennent majeur(e)s ? C'est la question qui a été posée au juge hollandais qui a au moins provisoirement interdit le départ en bateau.
La législation française permet aisément d'intervenir. Le juge des enfants, chargé de la protection des moins de 18 ans, est compétent dans les termes de l'article 375 du code civil qui est rédigé ainsi :
"Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice à la requête des père et mère conjointement, ou de l'un d'eux, de la personne ou du service à qui l'enfant a été confié ou du tuteur, du mineur lui-même ou du ministère public (..)."
Le danger, c'est avant que le drame se produise. Ce texte permet donc au juge des enfants d'intervenir quand la famille a pour un mineur un projet susceptible d'entraîner de graves dommages à ce dernier. Tel est bien le cas d'un tour du monde à la voile en solitaire comme la déroute de la jeune américaine nous le démontre si besoin était.
Bien sûr, il n'est pas question que le juge intervienne parce que des parents, moins (exagérément ?) protecteurs que d'autres font participer un enfant à une manifestation sportive qui comporte des dangers. La règle n'est pas de maintenir nos enfants enfermés dans leur chambre pour que rien ne leur arrive. Et de toutes façons, dès qu'ils ont l'âge de traverser une route sans nous ou d'aller seuls en vélo sur la route, le danger est permanent. Mais il ne s'agit là que de risques incontournables, et dès lors acceptables, d'une vie ordinaire. La question de l'intervention du juge ne se pose donc que lorsque le projet est inhabituel et peut apparaître inadapté à l'âge du mineur concerné et excessivement dangereux, au-delà du raisonnablement acceptable.
Si l'on exclut une interdiction de principe, au niveau des services sociaux de secteur, ou du juge s'il est saisi, ne doit-on pas s'assurer, au moins, que ces adolescents ont une expérience suffisante de la navigation en mer dans des conditions très difficiles ? Ce qui sera sans doute rarement ou jamais le cas du fait de leur jeune âge.
Et sachant qu'un tour du monde à la voile nécessite autant d'équilibre psychologique, de force de caractère, de capacités d'analyse, d'aptitude à la gestion du stress que de qualités de navigateur, faut-il tout autant s'assurer avant d'autoriser une telle expérience que des jeunes de 14 ou 16 ans ont bien ces compétences spécifiques en eux ? Et n'est-on pas tenté de penser, en sachant ce que sont les jeunes de ces âges, que ce sera rarement le cas ?
Quoi qu'il en soit, sous une apparence d'appréciation du risque découlant de la pratique de la voile, se dissimule une autre problématique qui pourrait être bien plus importante encore.
On ne peut en effet s'empêcher de se demander qui est porteur d'un tel projet. Est-ce que ce sont vraiment des enfants de 14 et 16 ans qui, à l'issue d'une réflexion personnelle, ont de façon autonome élaboré un projet de tour du monde à la voile ? Ou bien se pourrait-il que des parents, consciemment ou non, cherchent à travers leur enfant à réaliser un rêve qui leur est propre, à obtenir une célébrité qu'ils n'ont pas eue, ou à détricoter des noeuds bien installés au plus profond d'eux-mêmes ?
On en connaît de ces parents qui veulent façonner leurs enfants à leur idée. On a bien vu dans des reportages télévisés ces mères de famille conduisant à des concours de "petites miss" de toutes jeunes filles complètement instrumentalisées et qui n'avaient rien demandé, uniquement pour satisfaire leur désir d'adulte frustré. Et sans aller jusque là, on en connaît autant des parents qui exercent de fortes pressions sur leurs enfants pour qu'ils fassent des études supérieures, et dans certains domaines, non pas parce que leur enfant est très attiré par telle profession et veut s'y épanouir mais parce que pour ces parents c'est une question de fierté personnelle et d'amour propre. Et tant pis pour le bien être des enfants.
Par ailleurs, supposons qu'une adolescente revienne gravement blessée de son tour du monde à la voile. Que se jouera-t-il dans la famille à son retour ? L'intéressée ne pourra-t-elle pas reprocher à ses parents de ne pas l'avoir suffisamment avertie et surtout protégée contre des risques forcément connus des adultes mais dont elle n'avait pas personnellement conscience ? Bref de ne pas avoir tenu leur rôle d'adultes protecteurs ?
Or l'autorité parentale, qui est un ensemble de droits et de devoirs des parents, a un contenu défini dans l'article 371-1 du code civil, ainsi rédigé : "Elle appartient aux père et mère jusqu'à la majorité ou l'émancipation de l'enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne."
Prémunir l'enfant contre les dangers connus est donc bien l'une des missions essentielles des parents.
Et puis, les adultes ne seront-ils pas tentés d'écarter leur responsabilité en mettant en avant le projet de leur enfant et en lui faisant, consciemment ou non, porter le poids de la culpabilité ? Sans parler des réactions des frères, soeurs, oncles, tantes etc.. au retour de l'enfant à la santé altérée. Ces situations sont toujours la porte ouverte à de sanglants règlements de compte au sein des familles.
Quoi qu'il en soit, celui à qui on demande en dernier recours (en France et dans certains pays) de décider c'est... le juge. Mais que doit faire le juge dans de telles situations ?
Si le juge interdit d'emblée un tel tour du monde, on lui reprochera d'empêcher un adolescent de se dépasser, de briser une formidable dynamique familiale, d'avoir une vision rétrograde des capacités des mineurs.
Mais si le juge autorise le départ et que l'adolescent se tue en mer, on le traitera d'irresponsable, on lui reprochera de ne pas avoir eu conscience de dangers pourtant évidents, et on le tiendra pour principal responsable du décès.
Alors, si vous étiez le juge saisi à qui l'on demande d'autoriser ou d'interdire le tour du monde à la voile d'un adolescent, vous décideriez quoi ?