Les gendarmes et le tir vers une personne qui fuit (CEDH)
Une des questions qui se pose en permanence pour les membres des services de police et de gendarmerie est celle des conditions qui permettent l’usage d’une arme à feu. Tout le monde est d’accord pour considérer que le possesseur d’une arme, même représentant de l’ordre, ne peut pas en faire usage n’importe quand et que cet usage doit être encadré. Mais s’il est admis que cet usage doit être légitime, il est autrement plus délicat de dire, dans telle situation particulière, si l’usage de l’arme était concrètement justifié ou non.
Un récent arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, en date du 17 avril 2014, en est une intéressante illustration. (texte intégral ici)
Les faits sont assez simples. En mai 2008, un membre de la communauté des gens du voyage, qui venait pointer à la gendarmerie dans le cadre d’un contrôle judiciaire, était interpellé et placé en garde à vue. Il était suspecté d’avoir participé à un vol à main armée avec enlèvement et séquestration. Auparavant il avait été poursuivi à plusieurs reprises pour des faits de vol et de violence. De ce fait, il était considéré comme dangereux par les gendarmes. Dans le véhicule avec lequel il était venu à la gendarmerie les enquêteurs découvraient un pistolet.
Pensant que l’intéressé pourrait être tenté de s’évader, les gendarmes décidaient de le menotter aux poignets et à la cheville droite pour gêner sa marche.
Alors que le gardé à vue était autorisé à fumer à l’étage de la gendarmerie, il ouvrait une fenêtre située à 4,60 mètres du sol, sautait, et prenait la fuite. Un gendarme resté à l’étage sortait son arme, tirait plusieurs fois en direction du fuyard. Ce dernier était atteint par trois projectiles, et décédait un peu plus tard.
Le gendarme fût suspendu de ses fonctions à titre conservatoire, puis une procédure judiciaire engagée pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Postérieurement le procureur de la République requit un non lieu, le juge d’instruction rendit en ce sens une ordonnance de non lieu, mais la cour d’appel le renvoya devant la cour d’assises en retenant essentiellement qu’au moment de sa fuite l’intéressé n’était pas dangereux car non armé, portant des menottes et ne pouvant pas aller très loin. Elle retint la qualification de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner.
En septembre 2010 la cour d’assises prononça l’acquittement du gendarme (cf. ici). Le ministère public n’ayant fait appel cet acquittement il est devenu définitif. A l’époque, la motivation des décisions n’était pas encore obligatoire (cf. ici et les liens associés).
D’un point de vue juridique, en dehors de la légitime défense, et en application de l’article L 2338-3 du code de la défense (texte ici), les gendarmes ne peuvent faire usage de leur arme que si des violences sont exercées contre eux, s’ils ne peuvent défendre autrement l’endroit qu’ils occupent, ou bien lorsque des personnes invitées à s’arrêter après des appels répétés à haute voix cherchent à échapper à leur garde et ne peuvent être contraintes de s’arrêter que par l’usage des armes. Et des circulaires de 2006 puis 2009 ont souligné que doit être respecté un principe « d’absolue nécessité », et qu’il doit exister « une menace pour la vie ou l’intégrité des personnes ».
Dans son arrêt, la CEDH rappelle d’abord qu’elle a déjà jugé que « la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts légitimes », que « le but d’effectuer une arrestation ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu’en cas de nécessité absolue », qu’il « ne peut y avoir pareille nécessité lorsque l’on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque et n’est pas soupçonnée d’avoir commis une infraction à caractère violent, même s’il peut en résulter une impossibilité d’arrêter le fugitif ».
Elle rappelle également que le principe du droit à la vie, porté par l’article 2 de la convention européenne des droits de l’homme (texte ici), impose aux Etats de mettre en place un cadre juridique définissant les circonstances limitées dans lesquelles les représentants de l’ordre peuvent faire usage des armes à feu. Il doit y avoir surtout une évaluation de l’infraction commise par le fugitif et de la menace qu’il représente.
La CEDH estime ensuite, et c’est important, que le cadre juridique français (textes, jurisprudence, circulaires) « est suffisant pour offrir un niveau de protection du droit à la vie par la loi tel qu’il est requis dans les sociétés démocratiques européennes». Il n’y a donc pas matière à modification du cadre légal actuel.
Elle relève, s’agissant des faits de l’expèce, que le gardé à vue n’était pas armé et que, entravé, il pouvait difficilement représenter une menace immédiate pour la vie ou l’intégrité physique d’autrui. En plus, qu'il a sauté dans la cour d’une gendarmerie, environnement bien connu des gendarmes.
Elle en tire pour conséquence que « (..) la poursuite de la fuite, malgré sa chute, et après les trois premiers coups de feu, n’était pas (..) suffisante pour considérer que (l’intéressé) était dangereux pour autrui ou que sa non-arrestation aurait eu des conséquences néfastes irréversibles ». Et que « à supposer que les trois premiers tirs aient pu servir de sommation (..), cet avertissement ne justifiait pas le recours à des coups de feu supplémentaires ».
La CEDH conclut n’être pas convaincue que « le recours à la force contre l’intéressé procédait d’une conviction fondée sur des raisons légitimes de penser (qu'il) constituait une réelle menace au moment des faits autorisant le recours à la force potentiellement meurtrière », et affirme que « d’autres possibilités d’action s’offraient au gendarme pour tenter l’arrestation de (l’intéressé) », de nombreux gendarmes étant sur place, ayant entendu les cris, et se trouvant à proximité du fuyard.
Au final, à l’unanimité, elle fait le constat d’une violation de l’article 2 de la convention.
Puis elle examine l’aspect procédural mais qui n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui.
Cette décision montre la difficulté, dans certaines affaires, de trouver le point d’équilibre entre d’une part la nécessité de protéger la société contre des individus potentiellement dangereux, ce qui impose de les maîtriser et de les retenir pour les empêcher de nuire à nouveau, et d’autre part le droit fondamental à la vie qui suppose qu’il soit interdit de tuer quelqu’un, délibérément, en dehors de circonstances exceptionnelles rendant difficile de concevoir une autre issue.
Cela est d’autant plus délicat pour les professionnels qu’ils doivent réfléchir et réagir en quelques secondes, dans des situations stressantes.
Et qu’ils savent que s’ils agissent trop vite comme dans la présente affaire on le leur reprochera.
Mais aussi que s’ils n’agissent pas et que celui qu’ils ont laissé partir commet un acte grave, même peu prévisible, on leur reprochera tout autant….